Jean-Claude Carrière, décédé il y a un an, le 8 février 2021, a scénarisé six films de Luis Buñuel : Le Journal d’une femme de chambre, Belle de jour, La Voie lactée, Le Charme discret de la bourgeoisie, Le Fantôme de la liberté et Cet obscur objet du désir. À la mort de Buñuel en 1983, tel un disciple en bouddhisme, Carrière s’est fait la promesse de ne jamais refuser une occasion d’évoquer l’œuvre de celui qui lui avait tant donné pendant presque vingt ans, et qu’il considérait comme son Maître. En 2008, Jean-Claude Carrière m’accueillit dans sa maison de Pigalle sous un soleil pâle d’hiver, me conduisit au sous-sol. Nous nous sommes installés côte à côte dans un canapé confortable. Un chat noir bondit, glissa sur nos genoux et veilla sur cet entretien-fleuve aux allures de conversation. Cette boule de poils qui parfois ronronnait me rappela le bestiaire symbolique si cher à Buñuel. Et si ce jour-là, l’esprit du Maître nous avait enveloppés ?… Cher Jean-Claude, où que plane votre âme, quelle que soit l’incarnation de votre écorce, je vous espère en symbiose, en fusion avec Don Luis.
Bande annonce Le Journal d’une femme de chambre/Le Charme discret de la bourgeoisie avec la voix off de Carrière
C’est par l’intermédiaire du producteur Serge Silberman que vous rencontrez Luis Buñuel …
Silberman appelle mon agent artistique de l’époque, Micheline Rozan qui s’occupait aussi de Jeanne Moreau. Il lui dit que Luis Buñuel prépare un film et cherche un scénariste. Micheline qui ne me connaissait que depuis quelques mois me recommande aussitôt. Je n’avais alors écrit que le long-métrage de Pierre Étaix Le Soupirant ainsi qu’un documentaire animalier de Gérald Calderon Bestiaire d’amour d’après un livre de Jean Rostand. J’étais donc un tout jeune scénariste, mais amoureux déjà de l’œuvre de Buñuel. Silberman me convie donc à un déjeuner avec Buñuel pendant le festival de Cannes de 1963, à l’hôtel Montfleury exactement.
C’est pour l’adaptation du Journal d’une femme de chambre…
Oui, Buñuel a rencontré plusieurs scénaristes à Cannes. Je me souviens que je n’ai pas mis les pieds au festival. Je me suis rendu directement à l’hôtel Montfleury. À 13 heures piles, il est venu vers moi et m’a conduit dans la salle à manger. La première question qu’il a posée en me regardant très attentivement fut : « Est-ce que vous buvez du vin ? ». À ses yeux, c’était fondamental. Lorsque, très innocemment, je lui ai répondu que je venais d’une famille de vigneron, son visage s’est illuminé. Il a alors commandé deux bouteilles et notre complicité a commencé à partir de cet instant. Plus tard, il m’a avoué : « Même si vous n’aviez pas de talent, au moins nous aurions un sujet de conversation en commun : le vin ! ». Buñuel avait aussi aimé Le Soupirant pour son influence burlesque chère aux surréalistes et Bestiaire d’amour qui lui rappelait ses études en entomologie. Il était capable de donner tous les noms des insectes en latin. Lors du repas, je lui confie que Le Journal d’une femme de chambre d’Octave Mirbeau est une succession de sketchs et qu’il serait intéressant de réunir plusieurs des personnages en une seule famille. Il avait eu la même idée. Nous buvons le café. Je reprends l’avion. Et une semaine plus tard, Silberman m’apprend que je pars en Espagne le surlendemain !
Vous étiez aux anges, j’imagine…
J’osais à peine y croire. Je suis parti en voiture – une décapotable anglaise d’occasion qui marchait quand elle voulait ! – laissant à Paris ma femme et ma fille qui venait de naître. Le voyage vers Buñuel a été épique. Je suis tombé en panne dans les Pyrénées. C’est un forgeron qui a réparé mon véhicule. J’ai même pris trois séminaristes en stop. Comme à l’époque, je ne parlais pas un mot d’espagnol, nous avons conversé en latin. Et je suis arrivé à Madrid avec un véhicule au pot d’échappement cassé qui faisait un bruit effrayant
C’est déjà un film de Buñuel !
Tout à fait. Nous avons travaillé à l’adaptation du Journal d’une femme de chambre dans La Torre, un gratte-ciel de Madrid. J’étais mort de trac, mais surtout j’étais « Mister Yes » face à Buñuel. J’étais très admiratif et je voulais trop aimer ses idées. Après une dizaine de jours de travail, Silberman m’a invité seul à dîner. Il a fait l’éloge de mon travail, mais – car il y a toujours un « mais » dans ces cas-là – il m’a conseillé de parvenir à lui dire « non ». Plus tard, j’ai appris que c’est Buñuel qui avait arrangé ce rendez-vous avec son producteur afin que je devienne un véritable collaborateur, c’est-à-dire quelqu’un s’oppose à ses idées quand elles n’étaient pas fameuses. Chose très difficile pour un jeune scénariste face à un monument du cinéma. Mais peu à peu, j’y suis parvenu…
Et vous jouez aussi le rôle du curé dans Le journal d’une femme de chambre…
Oui. (rire) Buñuel m’avait trouvé bon dans ce rôle lors de mes improvisations à l’écriture. J’adore le pas de Jeanne Moreau dans le film. Ce pas aérien, élastique, très » petite souris » ! Buñuel déclarait que Jeanne avait le pied de La Gravida que l’on retrouve sur les stèles antiques. Pied à la verticale du sol. Buñuel adorait la démarche de Jeanne d’où les gros plans sur ses pieds. La démarche de Moreau est le contraire de celle de Bardot qui est très souple, très glissée…
Comme celle d’un chat, d’un félin…
Je me souviens de Jeanne pendant le tournage. Un jour, elle vient vers moi et me dit : « Je suis très inquiète parce que Buñuel ne me dit rien. Il m’indique mes déplacements, mais pas un mot sur mon interprétation du rôle. Il est peut-être déçu, mécontent ». Je joue de bonne grâce l’intermédiaire, et je touche deux mots à Buñuel. Il me répond alors : « Qu’est-ce que vous voulez que je lui dise. C’est elle qui m’apprend des choses sur le personnage » !
Belle de jour est le plus grand succès commercial de la carrière de Buñuel …
Je travaillais sur Le Voleur de Louis Malle quand Luis Buñuel me propose Belle de jour. Catherine Deneuve est absolument formidable dans le film. Elle dit que dans le monde entier, à chacune de ses interviews, on lui parle de Belle de jour. À mes yeux, ce rôle féminin représente la quintessence de l’actrice. Il balaie le champ incroyable qui va de la vierge à la putain. L’image pure de Deneuve comme une icône religieuse contrariée par une névrose qui l’avilit… Nous étions conscients que le livre de Joseph Kessel était un roman de gare, un mélo frappé d’irréalité. Donc, nous avons désiré opposer à cette irréalité, la réalité absolue des fantasmes féminins. J’ai fait beaucoup de recherches. Nous avons été dans les bordels de Madrid avec Buñuel et conversé avec son neveu qui était psychiatre. C’est lui, à la troisième version du scénario, qui nous a indiqués que nous écrivions le portrait d’une masochiste. Nous avons alors retenu uniquement ce parti pris. Jacques Lacan faisait diffuser le film lors de ses séminaires de psychanalyse.
Et avec Buñuel, vous faites d’un roman moyen un chef d’œuvre du cinéma !
Secrètement, le succès de Belle de jour est inconscient. Beaucoup de femmes se sont reconnues dans les fantasmes sans oser l’avouer. Lors de sa sortie, je me souviens d’un article très méchant de Michel Cournot dans Le Nouvel Observateur. Il écrivait qu’avec ce film nul, Buñuel était mort ! Puis, Belle de jour a décroché Le Lion d’Or à Venise en 1967.
C’est le film le plus hitchcockien de Buñuel. Il y fait une apparition, le chignon de Catherine Deneuve rappelle celui de Kim Novak dans Vertigo, Séverine est frigide comme Marnie. La ligne pure et atemporelle des tenues d’Yves Saint-Laurent ressemblent à celles de Tippi Hedren dans Les Oiseaux…
Hitchcock avait déclaré à un journaliste américain qui lui demandait quel metteur en scène il admirait : « À part moi, Buñuel » ! (rire) Lors d’un déjeuner mythique à Hollywood, j’ai joué les traducteurs entre ces deux Maîtres. Hitchcock connaissait par cœur les films de Buñuel. Il admirait tout particulièrement la séquence de Tristana, adapté d’un roman de Benito Pérez Galdós, où l’on découvre l’héroïne après son amputation. Elle joue du piano. La caméra descend sur son unique jambe, puis remonte sur le visage de Deneuve qui a adopté un masque de dureté. Tristana est devenue une autre femme. Buñuel respectait aussi beaucoup le cinéma d’Hitchcock, mais il le traitait de starlette à cause de ses fameuses apparitions. Lorsque Luis est apparu dans Belle à jour, je lui ai déclaré : « Maintenant, il y a deux starlettes ». Ça l’a fait rire !
Au sujet des costumes de Belle de jour, Catherine qui était très jeune voulait porter des minijupes alors en vogue. Buñuel s’y opposait formellement. C’est moi qui ai eu l’idée de la rencontre entre Deneuve et Saint-Laurent. Et je pense que c’est la seule fois où Buñuel a assisté à un défilé de mode ! (rire) Yves Saint-Laurent avec son intelligence habituelle a fait un travail admirable. J’ai collaboré plusieurs fois avec lui et il a toujours fait preuve d’un sens théâtral et cinématographique inouï. Ce film est d’une grande beauté. Sans aucun calcul de mise en scène ou de photographie. Il tient le coup comme on dit…
La Voie lactée, Le Charme discret de la Bourgeoisie et Le Fantôme de la liberté composent une trilogie. Celle de votre alliance avec Luis Buñuel, mais aussi avec le producteur Serge Silberman. Ces trois films montrent une liberté totale de narration puisque vous vous affranchissez de toutes les règles scénaristiques, vous bousculez l’espace-temps…
Buñuel et moi avons mangé en tête à tête plus de deux milles fois. Nous avons connu un vrai rapport de couple ! (rire) La notion d’hérésie nous poursuivait l’un et l’autre depuis longtemps et nous souhaitions la traiter au cinéma. Le coup d’envoi de La Voie lactée s’est produit à Cannes où nous avons vu La Chinoise de Jean-Luc Godard. En rentrant à l’hôtel, Buñuel mi-séduit, mi-irrité me lance : « Eh bien, si c’est ça le cinéma d’aujourd’hui, alors on peut le faire notre film sur les hérésies » !
J’ai dû alors réaliser un travail très difficile. Pendant six mois, j’ai regroupé un grand nombre de documentations pour revenir vers Buñuel avec un catalogue des hérésies. Je leur ai d’ailleurs trouvé un nouveau système de classifications qui a été publié dans Études, la revue éditée par les Dominicains depuis la fin du XVIIe siècle. Si Serge Silberman et moi-même avons joué un rôle dans l’existence de Buñuel, c’est celui de l’avoir convaincu à faire encore des films. Peut-être sans nous deux, il aurait cessé le cinéma après l’interdiction de Viridiana en Espagne sous le régime de Franco. Il aurait pu se retirer et vivre très modestement. N’oubliez pas qu’il avait alors 65 ans, qu’il avait connu l’exil. En pleine force de l’âge, il n’avait pas pu tourner pendant une quinzaine d’années entre Terre sans pain et Gran Casino. Malgré tant d’adversités, Buñuel était demeuré un homme profondément bon, sans l’ombre d’une amertume.
Une telle fidélité entre un cinéaste et un scénariste supposent des scénarios inachevés, des projets avortés…
Nous avons aussi écrit deux scénarios qui n’ont jamais été réalisés : une adaptation du Moine de Mathew Gregory Lewis qui n’a pu voir le jour pour des histoires de producteurs. Nous l’avons toujours regretté. Beaucoup plus tard, après Le Charme discret de la bourgeoisie, nous avons adapté Là-bas de Karl Joris Huysmans. Enfin, nous avons écrit un scénario original, Une somptueuse cérémonie. En 1979, lors de l’écriture de sa seconde version, Buñuel a abandonné le projet et le cinéma par manque de force. Il nous est arrivé aussi de ne pas poursuivre certaines histoires qui ne nous semblaient pas assez bonnes ou intéressantes. Dans ces cas, Silberman payait mon voyage et nos frais d’hôtel pour rien.
La Voie lactée se présente comme un roman picaresque…
C’est en 1967 que nous commençons son écriture dans un paradore decoré d’anges et de démons dans la Sierra de la Grenade. C’est un merveilleux automne. Pendant deux mois, nous demeurons seuls en pleine montagne au milieu des bouquetins et des chamois. Parfois, nous descendons au village à une dizaine de kilomètres pour prendre un café.
Silberman vient nous rejoindre à Madrid afin de lire la première version. Nous pensons qu’il va la refuser tant son traitement est singulier. Au bout d’une heure et demie, il revient et déclare : « J’ai beaucoup ri. Je fais le film » ! Serge connaissait alors un revers de fortune et était un peu fatigué. Buñuel et moi l’avons pris par le bras et lui avons conseillé de faire un séjour dans une très bonne maison que nous connaissions avec un personnel en blouse blanche qui prendrait grand soin de lui. Bref, nous le conduisions vers un asile tant son enthousiasme pour notre scénario nous éberluait !
À la façon d’Hitchcock ou de Chabrol, vos scénarii étaient très écrits et ne laissaient aucune place à l’improvisation…
Oui. Ils étaient écrits de façon très précise, mais sans aucune indication technique. Buñuel se réservait la place et les mouvements de caméra pendant les tournages. Il était un excellent caméraman et cadreur. Généralement, nous écrivions deux versions pour chaque film, parfois trois. Nous nous retrouvions pendant un ou deux mois pour travailler à la première mouture. Nous nous quittions pendant une période de même durée à peu près. Puis, nous nous reprenions et finalisions le scénario. Buñuel était un grand méditatif. Il y avait de longues plages de silence entre nous lors de nos séances de travail. Luis avait un grand besoin de solitude au quotidien. Il se réfugiait alors dans un bar où il pouvait réfléchir à souhait. Entre les films, il respectait des horaires très stricts de repas, de promenades et de méditations. Sur certaines photographies, je trouve qu’il ressemble à un lama bouddhiste…
Le Charme discret de la bourgeoisie ressemble à un conte des Mille et une nuits où un intrus relance constamment l’histoire, mais interrompt aussi le bon déroulement du dîner…
C’est vrai. Pour ce film, Buñuel m’appelle un jour. Affolé, il me dit : « Jean-Claude venez vite. Je ne sais pas comment faire ce film. Je sais composer un plan avec trois ou quatre personnages ou avec des groupes comme dans L’Ange exterminateur. Mais dans Le Charme discret de la bourgeoisie, les six personnages sont principaux. Si je les garde tous ensemble dans le cadre, je m’éloigne d’eux. Si je passe de l’un à l’autre à chaque plan, je réalise un « film mitrailleuse ». Vous qui êtes le roi du découpage (c’est comme cela qu’il me surnommait), aidez-moi » ! C’est pourquoi Le Charme discret de la bourgeoisie est tourné d’une façon différente avec de longs plans séquences qui durent deux à trois minutes. À la fin de notre collaboration, il m’a lancé mi-furieux, mi-rigolard : « Bon, ce film je le tournerai comme Renoir » !
Et la surdité de Buñuel, était-elle plus ou moins feinte ?
Ah non, absolument pas ! Il lui arrivait de couper son appareil auditif, mais il était vraiment sourd. De la même oreille que ma belle-mère, d’ailleurs. C’est pourquoi je savais diriger ma voix pour qu’il m’entende. Il savait lire aussi sur mes lèvres. Un jour, Il a déclaré à un journaliste : « Si je travaille avec Jean-Claude Carrière, c’est parce qu’il a une voix que je comprends même s’il ne dit que des bêtises » ! (rire) Pendant les tournages, il portait un casque qui augmentait les sons et lui permettait d’entendre les dialogues.
Le Fantôme de la liberté est composé comme un cadavre exquis…
Ce film remet complètement en question la notion même d’histoire. La difficulté était de parvenir à écrire une succession d’intrigues interrompues avant leur conclusion – autrement dit une série de déceptions – mais sans que ce traitement ne soit jamais ennuyeux. Buñuel était très pudique et ne parlait pas beaucoup de ses films et de son œuvre, mais je sais qu’il aimait tout particulièrement deux ou trois scènes du Fantôme de la liberté. Notamment, la séquence de la petite fille perdue et retrouvée.
Cet obscur objet du désir est une adaptation de La Femme et le pantin, le roman de Pierre Louÿs dont le personnage principal est espagnol …
Bien avant que nous nous rencontrions, Buñuel avait déjà écrit une adaptation de ce livre pour lequel il avait une grande tendresse. Il envisageait Stefania Sandrelli et Vittorio Gassman dans les rôles principaux, mais les producteurs lui ont préféré le scénario de Julien Duvivier qui le tourna avec Brigitte Bardot et Antonio Vilar. Lorsque nous nous sommes mis au travail, Buñuel m’a interdit de lire son ancien scénario. D’ailleurs, je crois qu’il l’avait égaré… Pendant l’écriture de Cet obscur objet du désir, l’idée nous est venue d’offrir deux interprètes au rôle féminin afin de renforcer son énigme et de gommer toute psychologie. À la fin de la journée, Buñuel a renoncé à cette idée. Il l’a alors qualifiée d’ « un caprice d’un jour pluvieux ».
Le tournage a donc commencé avec une seule comédienne…
Oui, avec Maria Schneider. Mais comme Buñuel n’a pu s’entendre avec elle, le tournage à Madrid s’est interrompu. Il est revenu sur cette idée de dédoublement lors d’un apéritif avec Silberman auquel je n’assistais pas. Il lui a demandé : « Serge, est-ce que vous connaissez une femme qui pourrait être toutes les femmes ? ». Serge a immédiatement compris son désir et lui a répondu : « Est-ce que vous voulez engager deux actrices pour le même rôle ? ». Buñuel a dit : « Peut-être… ». Et deux mois plus tard, alors que le décor avait été démoli, le tournage a recommencé avec Carole Bouquet et Angela Molina qui avaient déjà passé des essais lors de la préparation du film.
Il vous reste encore une œuvre à écrire avec Buñuel, c’est son livre d’opinions et de mémoires : Mon dernier soupir…
Pendant ces années de travail en commun, j’avais pris des tas de notes et je l’encourageais à en faire un livre. Invariablement, il me répondait : « Non, non, toutes les femmes de chambre écrivent leurs mémoires ! ». Pour le convaincre, j’ai écrit de moi-même un chapitre du livre. Celui sur les bars. Buñuel employait des mots peu usités lorsqu’il s’exprimait en français. Des mots comme « misérable » ou encore « ingénieux ». Lorsque je lui proposais une idée et qu’il la qualifiait d’ingénieuse, cela voulait dire qu’elle était habile mais peu profonde et qu’elle ne lui convenait pas. J’ai donc respecté son langage et il s’est reconnu. Je l’ai alors rejoint à Mexico. Nous nous sommes mis au travail pendant trois ou quatre semaines. Chaque matin, j’allais chez lui. Et l’après-midi, je mettais en forme le récit de sa vie à l’hôtel. Buñuel a été heureux quand le livre a été traduit en espagnol. Dès sa parution, il a rencontré un très grand succès.
Que vous a apporté Buñuel dans votre vie ?
Un vrai Maître, c’est quelqu’un que l’on peut consulter après sa mort. Buñuel est d’une présence constante dans mon existence. Non seulement pour les scénarios, mais aussi dans la vie, dans mon quotidien. Buñuel est un personnage très moral comme son cinéma. J’ai connu une époque où l’on pouvait vendre un film sur le nom d’un grand Maître du septième art : Kubrick, Visconti, Buñuel… Depuis les morts de Bergman et d’Antonioni, il me semble que ce temps est révolu. Le cinéma a aussi perdu de la puissance culturelle qu’il a connue jusque dans les années 1970. Le premier plan qu’a tourné Buñuel est celui de l’œil tranché dans Le Chien andalou. Son tout dernier dans Cet obscur objet du désir, est celui de la femme dans la vitrine qui recoud une soie ensanglantée sous le regard de Fernando Rey et de Carole Bouquet. C’est mon ex-femme aujourd’hui décédée qui joue le rôle de la couturière. Quelle étrangeté… L’œuvre de Buñuel s’ouvre sur une déchirure et se termine par une reprise, une réparation.
