Le Tartuffe d’Ivo Van Hove : une imposture ?

Et si Le Tartuffe qui interroge les apparences, l’hypocrisie et la séduction cédait au jeu des apparences au point de se révéler lui-même une flagrante imposture mettant mal à l’aise le public ? Telle est la question insistante sinon extrêmement gênante que ne manque pas de soulever la très problématique mise en scène par Ivo Van Hove du Tartuffe de Molière donné à l’occasion de la célébration en grande pompe des 400 ans de la naissance du dramaturge à la Comédie Française.

Pourtant, sur le papier, ce Tartuffe ne pouvait que séduire tant il se place d’emblée sous le signe d’un double événement d’ampleur. Un événement textuel hors normes puisque le Tartuffe donné ici n’est pas celui qui depuis bientôt quatre siècles circule dans les salles de classe ou est régulièrement monté. De manière surprenante sinon inouïe est dévoilé sur scène sa version originelle, constituée de seulement trois actes, reconstituée à la faveur du formidable travail de génétique théâtrale de Georges Forestier. Dans cette version censurée dès le lendemain de sa première et unique représentation par Louis XIV qui, héraut de l’orthodoxie catholique, ne pouvait chanter les louanges d’une telle satire des dévots, l’absence des actes IV et V, ajoutés en 1669, met en lumière une nouvelle pièce, resserrée autour du triangle amoureux, ambigu et suave d’Orgon, le maître de maison qui recueille Tartuffe qui le fascine et qui lui-même séduit dangereusement Elmire, l’épouse d’Orgon. Comme une épure, la pièce en trois actes exhale une indéniable noirceur et une âpreté sans retour dont le caractère abrasif, ébranlant la structure familiale, ne pouvait que séduire Ivo Van Hove à qui Eric Ruf a choisi de confier la mise en scène liminaire de la célébration des 400 ans de Molière.

Et de fait, l’univers érotique et violent, sans concession du belge Ivo Van Hove ne pouvait que trouver à se nourrir de cette pièce rendue à sa puissance nue de dérèglement. Car Ivo Van Hove, on s’en souvient sans peine, s’impose comme le metteur en scène idéal qui, pour la Comédie Française, avait déjà interrogé l’implosion sociale, sexuelle, violente et politique d’une famille dans son controversé et sulfureux Les Damnés adapté de Visconti ayant déjà, en 2015, défrayé la chronique. Ce nouveau Tartuffe sera en somme une suite presque logique à son travail empreint de furie tragique entamé ainsi avec Les Damnés puis poursuivi à la Comédie Française même avec Electre/Oreste : de Visconti à Euripide en passant désormais par Molière, il n’existe pour Ivo Van Hove à la vérité qu’une seule famille : les Atrides. Ce sont nos ancêtres à tous, notre cellule familiale liminaire. Dans l’humanité, il n’y aurait, à le suivre, qu’une seule famille qui s’entredéchire jusqu’à l’inceste, le meurtre et le viol.

Ivo Van Hove, Tartuffe © Comédie française

Alors quand le rideau se lève sur ce spectacle d’1h45, c’est sans surprise que le public se retrouve dans une scénographie familière à Ivo Van Hove : sur une scène nue, cintres apparents, des coursives et des passerelles se dressent, noir sur noir, avec des personnages tout de noir vêtus qui, avant d’entamer chaque scène, se retrouvent sur un tatami, prêt à s’affronter. La première scène donne cette impression, forte et vive, qu’Ivo Van Hove donne une suite, un fil continu à l’univers de bruit et de fureur qu’il tisse d’une mise en scène à l’autre : Orgon recueille, dans un brouillard épais qui n’est pas sans évoquer celui, shakespearien de Macbeth, une manière de SDF qu’il va laver, dont il va prendre soin et qui sera cet élément perturbateur par excellence : Tartuffe, joué par le formidable Christophe Montenez. Si Ivo Van Hove a pu explorer Visconti par le passé comme on l’a vu, ici c’est plutôt le Pasolini de Théorème qu’il convoque tant, d’emblée, Tartuffe est traité comme un Christ sexuel, à la sensualité dévorante qui, hommes et femmes, va tout embraser et défaire sur son passage, révélant chacun à chacun dans cette famille qui ne demande, à la vérité, qu’à se défaire et s’effondrer.

Cependant, passée cette première scène virtuose et fascinante qui, d’emblée, fait le choix de la grandeur tragique, un persistant malaise s’installe qui ira grandissant tout au long du spectacle au point de muer les réserves en rejet. Ce malaise persistant devant ce spectacle pourtant parfait dans sa mécanique et huilé comme une machinerie implacable prend trois formes essentielles ou plutôt se donne en trois temps distincts.

Ivo Van Hove, Tartuffe © Comédie française

Le premier moment où le spectacle bute sur lui-même au point de vaciller est sans doute celui où la mise en scène d’Ivo Van Hove bute en vérité sur elle-même. A force de monter ses pièces comme une mécanique sans défaut, la mise en scène d’Ivo Van Hove devient elle-même une mécanique qui finit par devenir indifférente aux pièces qu’elle monte, qui écrase toute différence textuelle pour la faire rentrer dans sa répétition sexuelle. Dans Tartuffe, ce n’est plus une mise en scène : c’est un dispositif qui ne cesse d’écraser et de réduire le texte de Molière pourtant miraculeusement redécouvert. La mise en scène n’est plus reconnaissable qu’à une suite de tics glamours qui pétrifient le spectacle. Deux exemples peuvent donner la mesure de cet écrasement du texte par Van Hove.

Le premier consiste dans le clinquant et le chic évident du spectacle. Spectaculaires, les entrées mécaniques des comédiens et des comédiennes se font au son d’une musique lancinante posée sur trois notes de synthé d’Alexandre Desplat, tout de noir vêtus, élégamment, avec force satin, soie et cachemire. On a très vite plutôt le sentiment d’être à un défilé Saint Laurent qu’à un spectacle de la Comédie Française. C’est chic, c’est choc, tic, tac, toc mais pourquoi ? Quel est le sens produit par tout ce clinquant ? Si le théâtre ne cesse de produire des signes, il possède la particularité de les concentrer. Au cœur d’une pièce sur les dévots, choisir de vêtir ses personnages de noir produit de l’hypersens dont Van Hove semble n’avoir cure : sont-ils subitement tous devenus huguenots ? On ne sait pas, on ne saura pas.

Car la question n’est même pas posée. Le sens devient décoratif. Il n’intéresse pas ce spectacle qui se séduit lui-même, ce spectacle qui devrait interroger les apparences mais cède à la tartufferie du clinquant. C’est ainsi que, sans surprise, perdu dans la signification à donner devant tout ce snob exhibé, Van Hove installe en fond de scène un écran vidéo géant où défilent avant chaque grande scène pour mieux les rythmer des cartons. En lettres blanches sur fond noir y défilent des phrases pour rythmer et marquer les moments clefs. Certaines fonctionnent comme « Qui est le maître de qui ? », même si elles semblent s’adresser parfois à un public subitement considéré comme mal-comprenant ; d’autres révèlent au contraire combien tout le spectacle n’est qu’une suite d’apparences. Ainsi du carton « Fin de partie » précédant la grande scène où Elmire confond l’imposteur et hypocrite Tartuffe pour un Orgon caché sous la table : le public s’attend avec ce titre beckettien à une mise en scène peut-être beckettienne. Rien du tout. Absolument rien. A l’instar du reste du spectacle, le carton sera décoratif, uniquement là pour en mettre plein les yeux, laissant le sens sur le bord de la route comme Tartuffe avant que la pièce ne débute.

Ivo Van Hove, Tartuffe © Comédie française

Et c’est peut-être ici que se donne le deuxième trait du malaise qui traverse le public devant le spectacle tout en débauche de Van Hove : un violent et constant contresens sur le texte de Molière, comme si Molière était forcé à dire ce qu’il ne dit pas – comme s’il était sans cesse trahi. Cette politique du contresens, d’une mise en scène qui n’a que faire de ce que dit le texte, culmine dans cette fameuse grande scène où Elmire confond Tartuffe. Le malaise éclate ici totalement. Elmire séduit Tartuffe afin qu’Orgon perçoive combien il est dupé par son protégé mais ici, sous la direction d’Ivo Van Hove, Elmire devient totalement trouble jusqu’à l’insoutenable : alors que les paroles d’Elmire se refusent à cet homme très entreprenant, le corps d’Elmire envoie des signaux contradictoires et ne cesse, avec Van Hove, d’appeler à l’étreinte. On mesure l’horreur car on la connaît sinistrement cette rhétorique masculiniste selon laquelle la femme dit « non » alors qu’en fait tout son corps disait « oui ». On connaît ce sort réservé aux femmes. Cette culture du viol que Van Hove interroge à chacun de ses spectacles devient ici textuelle et sexuelle, comme une manière d’affreuse mise en abyme qu’il ne perçoit même plus lui-même, ivre de ses effets, ce qui est pour le moins consternant surtout à l’heure du #MeToo théâtre. Comment est-ce possible de laisser ceci être représenté sans même s’interroger ? Qu’est-ce que cela apporte au texte ? Strictement rien, puisque le texte de Molière est totalement oublié sinon nié : l’érotisme et la violence dont use habituellement Van Hove pour interroger les liens sociaux ne deviennent ici plus que des forces nues qui sont présentes sur scène pour elles-mêmes jusqu’au dégoût, débarrassées de leur force critique dont elles semblent désormais servir de purs prétextes accentuant encore davantage le dégoût.

Ivo Van Hove, Tartuffe © Comédie française

Cette politique du contresens aboutit alors en toute logique à la troisième et dernière caractéristique qui achève de rendre ce spectacle plus que problématique : quelle est la portée politique de cette mise en scène ? On peine à la trouver. Une fois le spectacle achevé, devant une salle enthousiaste qui riait sans sourciller à la scène de non-consentement d’Elmire, on ne peut manquer de s’interroger sur ce qu’a voulu signifier Van Hove. On connaît le caractère social et politique des grandes comédies de Molière mais qu’en est-il ici dans cette version ramenée à l’essentiel de ses trois actes âpres et violents ? Rien. Van Hove a-t-il voulu dénoncer l’hypocrisie ? On peine à le dire car rien n’est saillant. Van Hove a-t-il voulu aussi bien dénoncer le machisme ? Le moins qu’on puisse dire c’est que la culture du viol qui est mise en scène laisse très dubitatif. Van Hove a-t-il voulu dénoncer la bêtise ? Est-ce pour cela qu’il n’a cessé de trahir le texte de Molière ? On en doute.

Car ce qui ne manque pas de frapper une fois le rideau tombé, c’est combien s’il souhaitait offrir un propos politique, Van Hove a tout simplement omis ce qui distingue Molière depuis 400 ans : le comique. La satire, on le sait, fournit l’arc critique qui traverse les comédies de Molière, en déploie la charge de perturbation sociale et permet d’interroger les rapports de domination qui déterminent la société d’une époque. Ici, rien de tel. Si, cependant, il n’est pas tout à fait absent de la mise en scène de Van Hove, le comique y est, pire que tout, réduit à un lapsus du spectacle : seuls Dominique Blanc (formidable) et Denis Podalydès (formidable mais lui-même comme dubitatif devant ce spectacle, d’où un Orgon hagard) incarnent les puissances comiques trop sporadiques de la pièce. Voilà qui ne manque pas d’être fâcheux tant s’y dit, dans ce dénigrement du comique pourtant magnifié dans la version originelle de Tartuffe, combien Van Hove ne croit pas à la grandeur politique du comique. Il n’a de cesse de survaloriser la tragédie tant seule la tragédie trouve grâce à ses yeux. A chaque instant, tout est tiré vers la noirceur donc vers la Grandeur majuscule du tragique : selon lui, avec évidence, Molière ne vaut que s’il rejoint Shakespeare. Molière ne vaut pas par lui-même car, pour Van Hove, la tragédie s’offre l’indépassable postulat du théâtre : la comédie n’y est que son piètre accident.

En définitive : nous voilà devant un Molière presque sans comique, vidé de sa charge politique, prisonnier d’une tartufferie qu’il dénonce : on aurait rêvé d’un plus bel anniversaire pour les 400 ans de naissance surtout à l’heure du #MetToo théâtre. Ce Tartuffe de Molière à contresens, c’est peut-être, en lieu et place d’un anniversaire, tout de noir vêtu, un enterrement en grande pompe qui s’ignore.

Tartuffe ou l’hypocrite de Molière. Comédie en trois actes et en vers. Version interdite de 1664 restituée par Georges Forestier. Mise en scène : Ivo Van Hove : avec Claude Mathieu, Denis Podalydès, Loïc Corbery, Christophe Montenez, Dominique Blanc, Julien Frison et Marina Hands : du 15 janvier au 24 avril à la Comédie Française