L’affaire La Pérouse convoque un mystère historique : celui de la disparition en mer, au XVIIIe siècle, du comte de La Pérouse, ainsi que des navires qu’il commandait. Puisque cette disparition n’a pas été résolue, le livre d’Anne-James Chaton pose la question : comment faire un récit de ce qui ne peut avoir de récit? A partir de cette question, l’entretien qui suit abordent les thèmes de la référence historique et de la fiction, de la construction formelle et matérielle du livre, de son genre comme de ses effets.
L’Affaire La Pérouse poursuit l’enquête autour de la disparition du navigateur quittant Brest en 1785 pour un voyage d’exploration aux commandes de deux navires : l’Astrobale et la Boussole. Le texte s’apparente à une enquête qui se structure par avancée d’hypothèses et d’indices. Des témoignages s’immiscent dans les énoncés à l’appui des différentes hypothèses. De nombreux documents sont convoqués. Il s’agit de « renouveler les techniques d’investigations policières ». Quels matériaux d’écriture précisément sont agencés en amont et dans la construction du texte ?
Ces matériaux sont multiples. Ils se divisent en trois grandes classes : les matériaux documentaires, les matériaux fictionnels et les matériaux langagiers et graphiques, ces derniers permettant le tissage des deux premiers dans un même espace de texte. Peut-être la meilleure manière de répondre à votre question, c’est de reconstruire des listes ! Voici une liste non exhaustive des matériaux documentaires : La malédiction Lapérouse, de Dominique Le Brun ; Océanie, La Grande Mer Cannibale, de Daniel Pardon ; Les Naufrages Célèbres, d’Elie Margollé ; Les drames de la mer, de Jean Merrien ; Relations de voyage autour du monde, de James Cook ; Moyens de conserver la santé aux équipages de vaisseaux, de J.P. Duhamel ; Les Monstres marins, d’Edouard Charton ; État général et nominatif des Officiers, Savants, Artistes et Marins, embarqués sur les frégates la Boussole et l’Astrolabe, aux ordres de M. De Le Pérouse, de L. A. Milet-Mureau ; site internet du « Musée Maritime de Nouvelle Calédonie ». Voici une autre liste non exhaustive des matériaux fictionnels : Le crime de l’Orient Express, d’Agatha Christie ; L’île mystérieuse, de Jules Verne ; L’Iliade, d’Homère ; Hamlet, de William Shakespeare ; Robinson Crusoé, de Daniel Defoe ; Moby Dick, de Herman Melville ; Moonfleet, de John M. Falkner. Et enfin, une liste, toujours non exhaustive, des matériaux langagiers : synonymes du mot « manger » ; synonymes du mot « bar » ; synonymes du mot « tuer » ; système de classement syllabique ; système de classement syllabico-visuel ; justification du texte en alignement à droite ; justification du texte centré ; italique ; accumulation sonore ; amplification graphique, etc.
De nombreuses listes, justement, jalonnent le texte : énumérations à caractère géographique – baies, caps, golfes, anses –, biologique – espèces de poissons, types d’épidémies – etc. Peut-on dire que ces différents inventaires participent du travail documentaire mis en œuvre ?
Ils sont certes d’ordre documentaire, dans la mesure ou chacun de ces inventaires référence des géographies ou des animaux réels, mais ils sont agencés de telle manière que la valeur de référence — ceci est un golf de telle mer, ceci est une maladie typique des expéditions maritimes du XVIIIème siècle — soit décollée de son objet et emportée par le phrasé, sonore et/ou visuel, vers une valeur tantôt fictionnelle, tantôt poétique.
Dans le travail de recherche lui-même – chercher la liste de toutes les baies, les espèces de poissons endogène à la zone pacifique sud — il n’est pas rare que le document, une fois qu’il est trouvé, génère de lui-même la forme fictionnelle qu’il prendra par la suite dans le livre. Lire la liste des navires s’étant échoués dans les environs de l’Australie, liste que l’on trouve sur le site internet du Musée de la mer de Nouméa, est d’emblée poétique, comme si le document primaire portait en-lui-même sa charge poétique. Une nouvelle fois la frontière document/fiction est extrêmement poreuse ; tout dépend de l’œil que le lecteur pose dessus, étant donné que l’écrivain en est le premier lecteur.
Plusieurs séquences introduisent certaines figures d’un patrimoine littéraire – Baudelaire, Shakespeare, Montaigne, Agatha Christie – qui interviennent dans la narration. Un dialogue est également mis en place avec Long John Silver. D’autre part, des créatures légendaires – sirènes, monstres – intègrent les énoncés dans l’argumentation des différentes hypothèses. Dans quelle mesure la fiction contamine-t-elle l’espace documentaire du texte ?
Il y a la volonté, dans la construction du livre, de troubler cette idée d’une frontière entre ce qui relèverait du documentaire et ce qui dépendrait du fictionnel, et de voir de quelle manière l’un peut générer l’autre, comment la fiction finit par produire des effets de réel, et vice versa. Comme on peut le voir avec la partie sur les animaux marins, les textes cités, lesquels proviennent d’essais et de récits du XVIe et XVIIe siècles, nous semblent aujourd’hui relever complètement d’un imaginaire, alors qu’à l’époque ils constituent de très sérieuses contributions à la science maritime. Le simple fait de les lire avec 300 ans d’écart leur confère une charge fictionnelle que leurs auteurs contesteraient vigoureusement. Le livre joue aussi sur ce déplacement du regard.
En contrepoint de ce mouvement, extraire toutes les formes interrogatives des Fleurs du mal de Baudelaire et les ordonner de telle sorte que l’on ait l’impression d’assister à un interrogatoire policier, vise à replier la poétique à l’œuvre afin de la resserrer sur une fonctionnalité et une efficacité qui lui sont toutes étrangères. Même si, in fine, me semble-t-il, Baudelaire résiste à l’opération visée.
Aussi cette « contamination » est-elle tentée à divers degrés, la prise, comme on pourrait parler d’une bouture en jardinage, dépendant également de la culture et des connaissances du lecteur, de son attachement plus particulier à la poésie, au récit, au roman ou au documentaire.
Dans l’hétérogénéité des formes – chants marins, dialogues, récits, listes etc. –, sont mis en place différents registres de langue qui font appel à des lexiques spécifiques. Quelles recherches ont été effectuées en amont dans l’élaboration de ces différents registres et lexiques ?
L’hétérogénéité des formes répond à la volonté de « renouveler les techniques d’investigations policières ». Depuis la disparition des navires de l’expédition, de nombreuses recherches ont été menées, par des enquêteurs d’horizons très variés : un amiral, une assemblée constituante, un empereur, un roi, un universitaire, un explorateur, un anthropologue, un expert de la police scientifique, et j’en passe. Manquait à l’appel, me semble-t-il, un poète. Mais même ce dernier me paraissait désarmé s’il avait eu à reprendre seul les investigations. Aussi ai-je cru bon de lui adjoindre les services du romancier, du biographe, du dramaturge, du lexicologue et du graphiste. Ainsi constituée, cette équipe de choc pouvait se mettre au travail et invoquer toutes les formes apparentées à leurs spécialités pour démêler les fils de cette étrange affaire.
Les énoncés portés par une dimension narrative s’agencent dans une radicalité formelle qui est moindre, au regard de certains de vos textes précédents. Peut-on dire que L’Affaire La Pérouse, qui conserve une écriture objective et un important travail d’expérimentation, est soutenu par les éléments de récit ?
Oui ! Le récit ça permet de fait passer la pilule ! Plus sérieusement, il est vrai que L’affaire la Pérouse peut sembler, à bien des égards, moins « radical » que certains autres de mes livres. Même si, concernant certains passages, j’ai conservé des canevas d’écriture d’antan, ne faisant que substituer le matériau sous-jacent à l’application de règle de composition, par exemple Robinson Crusoé à la place de mon ticket de course de Monoprix.
Mais la question du récit étant au cœur de ce livre, comme elle a pu l’être d’une autre façon dans mon précédent ouvrage, Elle regarde passer les gens, cela m’a demandé de mettre au point des canevas propres à chaque élément traité et à la façon dont ils devaient s’articuler les uns avec les autres. A lui seul le choix du titre formule déjà l’exigence d’une forme narrative particulière. La décision de convoquer William Shakespeare à la barre en convoque une autre. Et ainsi de suite. Plus j’alimentais l’écriture par des documents et/ou des emprunts littéraires différents, et plus je savais que le livre ne pouvait tenir, au sens où il se devait de raconter cette histoire, que par la juste articulation des formes.
Et puis il y a les impondérables. La matière n’est pas informelle. Après des mois passés à lire des romans de piraterie, les contours de ce qui allait devenir les dialogues du livre se sont imposés d’eux-mêmes. Il est devenu évident que je ne pouvais parler au nom de Long John Silver ou de Fletcher Christian sans risquer leur courroux ! Je devais laisser la parole.
Un texte court intitulé Enquête préliminaire a été publié en 2017 à la suite d’une résidence d’écriture organisée par le Centre international de poésie de Marseille. Quelques séquences de ce texte sont reprises, avec toutefois des modifications importantes apportées en particulier sur les titres de ces séquences. D’autre part, ce texte, Enquête préliminaire, est sous-titré : « exposant les méthodes scientifiques qui seront mises en œuvre dans L’affaire la Pérouse ». Comment s’est effectuée la transition de cette Enquête préliminaire à L’affaire la Pérouse ?
En 2014, le cipM m’invitait à effectuer une résidence à Tanger, au Maroc. Je restais deux mois dans la ville. Tous les matins, je prenais un café au « Café terrasse boulevard » dont la bien nommée terrasse donne sur le détroit de Gibraltar. J’observais les tankers passer de l’Atlantique à la Méditerranée, et vice versa, tout en lisant 20.000 lieues sous les mers de Jules Verne. Un jour, entre deux tankers, deux gorgées de café et deux chapitres du livre, je tombe sur l’histoire de La Pérouse. Jules Verne l’évoque dans son roman et paraît encore bouleversé par un naufrage qui a eu lieu un siècle plus tôt.
L’Affaire La Pérouse était née ! Je me suis plongé dans cette histoire et j’ai exhumé plus de deux siècles de rebondissements en tous genres. Mais pour prendre la mesure d’une telle épopée, il fallait bien un point d’étape, lequel m’était offert par le contrat de résidence du cipM qui impliquait la remise d’un manuscrit pour sa collection « Le Refuge en Méditerranée ». J’ai donc profité de cette publication, qui se devait d’être resserrée, pour lancer des pistes, notamment formelles, et tester des hypothèses. Je fourbissais mes outils d’enquête et vérifiais mes sources avant de me risquer, dans L’Affaire La Pérouse, à dévoiler les noms des nombreux suspects.
Le texte de L’Affaire La Pérouse s’appréhende dans la circulation de deux formes : de la publication écrite à la performance. Quelles opérations et modifications sont effectuées sur le texte dans le passage de l’une à l’autre ?
Au fil des années, j’ai fini par comprendre quel était mon rythme d’écriture et j’en ai conclu qu’il me fallait à peu près quatre à cinq ans pour achever un livre, même si j’écris plusieurs livres en même temps, en quinconce. Cela me donne le temps de donner des extraits du livre lors de lectures publiques, et ainsi d’éprouver des rythmes d’écritures et des agencements des parties d’un texte en cours.
Quels sont vos travaux en cours dans le domaine de la publication écrite et/ou de la performance ? D’autre part, quelles notions privilégiez-vous : poésie sonore/performance/poésie-performance ?
Les 16 et 17 mai prochains, je présenterai la pièce chorégraphique « ZOO » au Carreau du Temple à Paris, spectacle que j’ai créé avec Valeria Giuga. Au mois de juin, je me rendrai à Berlin une semaine pour enregistrer notre nouvel album « Alphabet » écrit avec le compositeur allemand Alva Noto, et qui paraîtra sur son label « Noton » au mois de novembre. A la rentrée, je démarrerai l’écriture d’un nouveau projet avec le guitariste anglais Andy Moor du groupe The Ex. Nous travaillerons cette fois-ci en trio avec le Dj new yorkais Dj Rupture sur une histoire de l’Amérique. Et au début de l’année prochaine, je publierai un nouveau livre chez P.O.L.
J’ai abandonné l’idée de nommer moi-même les objets que je fabrique, que ceux-ci soient livresques, discographiques ou scéniques. Il y a plusieurs raisons à cela. Dès le début de ma pratique, de mes pratiques devrais-je dire, plurielles même si toutes s’originent dans l’écrit, j’ai été amené à intervenir dans des contextes et des espaces très variés : librairie, théâtre, salle de musique actuelle, centre d’art, club de musique électronique… Je me suis vite rendu compte que cela n’avait pas beaucoup de sens d’imposer une forme à l’auditoire, de nommer, de façon un peu autoritaire, un objet, quand ce dernier était de fait promis à plusieurs vies dès lors qu’il incomberait aux spectateurs de décider de sa nature.
J’ai également constaté qu’à partir du moment où vous annoncez « poésie sonore », par exemple dans une salle rock, vous fermez l’écoute, vous empêchez des cheminements. Qu’importe si le public présent pense qu’il s’agit d’une forme bizarre de musique, notamment la série des « Événements » que j’ai beaucoup donnée dans des salles de musique. Au début des années 2000, j’ai eu la chance d’être invité par le groupe The Ex à faire leur première partie lors de plusieurs tournées. Quinze ans plus tard, des gens viennent encore me voir pour me dire qu’ils m’ont découvert, par hasard, un soir de concert, dans une SMAC. Depuis ils ont lu mes livres de « poésie sonore », ils ont remonté le fil et identifié la provenance littéraire de l’objet que je donnais alors à entendre.
C’est aussi ainsi que j’ai eu la chance, une nuit, dans un club électro de Tokyo, intervenant juste avant un concert d’Alva Noto, de voir l’auditoire se mettre à danser sur mes pièces. Tout en lisant, je pensais : « donc la poésie sonore peut faire danser ». Et j’oubliais illico cette réflexion de peur de rater la prochaine ligne de texte à lire. Je doute que cela aurait pu arriver si j’avais prévenu à l’avance l’auditoire que j’allais leur lire des poèmes sonores !
Quant aux termes de « performance » ou de « poésie-performance », je laisse aux programmateurs la responsabilité de ces dénominations. Si l’on me pose la question, si l’on exige de moi que je décline mon identité, je dirais « je suis poète sonore ». Sinon, je préfère me taire.
Anne-James Chaton, L’affaire La Pérouse, éditions P.O.L, avril 2019, 160 p., 16 € 90 — Lire un extrait.