Constellation de printemps (3): Beckett/Kurtág, Bertina/Larnaudie/Rohe, Xavier Mussat, Bernard Noël

© Alix Rosset

Sur la toile, et tout particulièrement sur les réseaux sociaux, il arrive que des voix s’étranglent – d’indignation bien entendu, et à divers sujets. Ces voix, même si on a l’ouïe fine, on ne les entend pas, car elles ne sonnent finalement qu’assez peu, avec en plus quelque chose de creux dans le timbre. Mais ceux qui s’imaginent être greffés d’un porte-voix ne s’en rendent pas compte : ils croient exprimer quelque chose d’éclatant, voire de détonnant, alors que, s’étranglant, ils ne font que brailler dans le silence dépeuplé de leur enfermement. Toujours persuadés d’être du bon côté, ils se tiennent prostrés, dans l’attente fébrile que la majorité, celle qui devrait toujours avoir le dernier mot, leur donne raison. Pour ces hérauts du plus grand nombre, ce qui est consensuel doit être intouchable. Si l’on s’écarte, même de peu, de la ligne de conduite majoritaire, les reproches fusent, de manière ordinairement peu aimable. Manquer à son devoir d’indignation vous rend complice des fauteurs de troubles. Sans oublier – circonstance aggravante – cette autre obligation : peser de tout son poids, ce dernier mot devant d’abord être entendu au sens de lourdeur. Avancer d’un pas léger ne peut complaire aux pompeux funèbres. Et pourtant, c’est ce dont nous avons, aujourd’hui plus que jamais, besoin : de légèreté.

Il ne faudrait pas interpréter les lignes qui précèdent comme une incitation à quitter ces fameux réseaux. Bien au contraire ! À la manière dont certains compositeurs “d’avant-garde”, tels Karlheinz Stockhausen ou Luc Ferrari, ont détourné l’usage de machines inventées par l’industrie pour produire des musiques d’ascenseur ou de supermarché, il nous faut insuffler dans ces espaces d’échanges virtuels l’esprit du Terrain vague, afin de faire barrage aux étranglements des porte-voix, substituant à leur bruyante aphonie une polyphonie de délicats murmures. L’attention aux autres peut conduire à des partages où celles et ceux qui ont du mal à s’exprimer trouvent, vagabondant au hasard sur la toile enfin non prédatrice, le moyen de sortir, le temps d’un signe à peine visible, de leur aphasie.

Comment dire est le titre de l’ultime poème de Samuel Beckett, d’abord écrit en français, avant que son auteur ne le traduise lui-même en anglais. On devrait le lire tous les matins au réveil avant de se mettre au travail, surtout si on entreprend, comme c’est le ici cas, une petite lecture critique de ce qui nous a touché la veille (dont on a sans doute esquissé en rêve l’incipit). C’est le mouvement de l’écriture : de comment dire à comment écrire en passant par comment taire. Et quel plaisir d’y découvrir ce vers : folie que de vouloir croire entrevoir quoi. Ce poème, le compositeur György Kurtág (né en 1926) en a formulé musicalement un écho, une transformation, ce qui est bien autre chose que de le “mettre en musique”. Il l’a projeté dans un autre espace-temps, à la fois mesuré et non mesuré.  D’une durée d’environ douze minutes, Samuel Beckett – What is the Word (1990-91), pour contralto solo (récitante), cinq voix, et groupes instrumentaux dispersés dans l’espace, composé à l’invitation du chef d’orchestre Claudio Abbado (qui en assuré la création à Vienne le 27 octobre 1991), est dédié à Andrei Tarkovsky. Dans cette pièce d’une belle singularité, le poème de Beckett est utilisé à la fois dans la traduction anglaise de l’auteur et dans la traduction hongroise d’István Siklós. Pour en comprendre la genèse, il faut savoir que la récitante, Ildikó Monyók, est une actrice qui, après avoir perdu l’usage de la parole suite à un accident de voiture, a accompli un long effort pour en recouvrer l’usage après sept années de mutisme – ses retrouvailles avec le chant ayant précédé celles avec le langage parlé. Sa voix, à la fois puissante et d’une extrême fragilité, porte le texte dans sa traduction hongroise pendant que cinq autres voix solistes répètent les mêmes mots, mais en anglais, comme un commentaire, ou une anticipation de ceux de la soliste principale – entre chant et récitation, où murmures, cris, proférations prolifèrent – que les instruments soulignent, colorent, à leur manière. Théâtre d’ombres ou tout concourt à l’obtention de quelque chose d’énigmatique, de troublant, en perpétuelle gestation, ne pouvant se résoudre à se fixer même si tout est déterminé, affirmant une forme d’évidence inouïe qui nous saisit à la gorge à chaque audition. Difficile de faire plus dense, plus âpre, plus sensuel, plus retenu, plus expressif, avec une économie de moyens si peu commune ; pas un son de trop : tout sonne, nous traverse et nous change.

Le 20 janvier 2002, j’avais envoyé un courrier à György Kurtág pour l’inviter à participer à un travail radiophonique que j’avais alors engagé autour de “Beckett et la musique” dans le cadre de Surpris par la nuit. Quelques jours plus tard, j’ai reçu un appel téléphonique de ce dernier (je me souviens, la nuit était tombée depuis longtemps) qui m’avait répondu, en trois temps : “Je ne veux pas (ou ne peux pas) parler de mes œuvres. / J’ai composé ces dernières années une série de pièces à partir des Poèmes écrits en français de Samuel Beckett. / Je n’ai jamais rencontré Beckett, bien qu’ayant été aux premières représentations de Fin de partie. Je ne regrette rien car qu’aurions pu nous dire ?”

1.

Trois livres maintenant. Le premier, Boulevard de Yougoslavie, est un roman co-écrit par Arno Bertina, Mathieu Larnaudie et Oliver Rohe (Éditions Inculte, mars 2021). Trois mains à l’ouvrage (ou six, selon qu’on l’imagine écrit au crayon ou au clavier), selon le protocole suivant : “On s’est distribué les parties et on est tous repassés ensuite sur l’ensemble. C’est quelque chose à quoi Inculte tient beaucoup, cette idée d’une écriture collective” (Mathieu Larnaudie). Avant de commencer à rassembler quelques notes de lecture au sujet de ce livre plutôt réussi (cette idée d’écriture collective ayant porté ses fruits), je voudrais citer Johan Faerber qui, dans son entretien du 1er avril  à Libération au sujet de son livre, Le Grand écrivain, cette névrose française, défend, à la suite de Dominique Dupart et quelques autres, l’élaboration d’un “contre-roman national”, “œuvrant à une littérature sociale et proposant une défense de la vie démocratique”, ce qui me semble être le cas avec Boulevard de Yougoslavie, même si, comme j’ai déjà eu l’occasion de l’écrire, je suis plutôt gêné par cette catégorie (la “littérature sociale”) trop volontariste à mon goût, et surtout propre à enfermer ce qui devrait se déployer en toute liberté. Les trois auteurs de ce roman (il nous faudra revenir un peu plus tard sur ce mot) nous précisent qu’il “raconte un « moment politique »”, ce qui est une heureuse formulation pour en caractériser le projet dont il nous faut maintenant donner un aperçu.

Commençons par le lieu : un quartier au sud de Rennes, Le Blosne (17000 habitants), bâti au cours des années 60 sur des terres agricoles. Il est le “personnage principal” du roman : “un quartier pluriel où se cristallisent les transformations récentes de la société française, à l’écart des représentations habituelles de « la banlieue ».” La narration démarre peu après qu’un appel d’offres, lancé par la mairie dans le but d’entreprendre une importante rénovation de ce quartier, a été remporté par Youcef Bouras, dirigeant d’une agence d’urbanisme plutôt prospère – un vrai professionnel, de ceux qui inspirent confiance. Mais d’emblée, “une forme de contestation populaire” s’installe, les habitants de la cité n’étant “absolument pas d’accord et le faisant savoir”. Contre toute attente, le maire les entend. C’est alors qu’“un vrai dialogue démocratique s’engage”. Boulevard de Yougoslavie est l’histoire des étapes de ce dialogue, contée de manière polyphonique, alternant monologues, dialogues et portraits. Comme dans un roman d’apprentissage, irrigué par la “passion démocratique”, ce qui est rapporté, ce sont en premier lieu des histoires de changements – de remises en question, plutôt que de rénovation. “Pour Youcef, comme pour les habitants du Blosne, ce processus de concertation est une nouveauté. L’urbaniste doit-il accepter de remballer une partie de l’expertise dont il est fier, lui qui a grandi dans une autre cité [La cité Radieuse, conçue par Le Corbusier, à Rezé-les-Nantes] ? Les usagers vont-ils contredire les principes qu’il a mis en œuvre dans d’autres circonstances ? L’intelligence qu’ils démontrent va-t-elle l’empêcher d’être le démiurge de ce chantier ?”

Le quotidien est en effet “le lieu d’une forme d’intelligence très particulière, non pas de l’idéal, mais, au contraire, d’une pratique : l’autre, le non-diplômé, est capable d’avoir une intelligence de ce qu’il vit” (je fais ici un montage à partir de deux sources : la 4e de couverture et une vidéo de présentation des auteurs sur le site d’Inculte). Boulevard de Yougoslavie est un livre de plus de 300 pages, divisé en onze chapitres de longueur inégale. Les chapitres impairs sont centrés sur le personnage de Youcef Bouras dont nous suivons, au fil de ses rencontres et de ses réflexions, presque pas à pas la lente métamorphose. Les chapitres pairs font chacun le portrait un personnage, non pas “secondaire”, mais emblématique : Saïd, un lycéen en option cinéma, donc un visuel, porteur du sens de l’espace et du volume ; Nicole, une des premières habitantes du Blosne, “immigrée de l’intérieur” car venant de la Bretagne profonde, agricole ; Luis Horatio, le psy mexicain qui officie dans la cité, un étranger qui a surtout affaire à d’autres étrangers ; Leslie, l’étudiante qui accompagne l’adjointe à l’urbanisme, Mme Dalgaud (dont je vous laisse découvrir le prénom), alors que se pose la difficile question des arbres à abattre dans la cité ; Ayham, le Syrien qui tente de s’intégrer à la cité après une longue, sinueuse et tragique épopée. On n’en dira pas plus. Retenons tout d’abord ces quelques mots : polyphonie ; pas à pas ; métamorphose ; rencontres ; réflexions. Et aussi : “Tension entre idéal et pratique. Conflits. Agrandir la focale, le quartier pouvant offrir une vision du monde.”

Le genre roman est revendiqué par ses auteurs, avec tout ce qu’il implique, même si fort heureusement, il ne s’agit jamais d’opérer, parallèlement à ce qui se produit avec Le Blosne, une tentative de rénovation de la vieille cité romanesque – bien au contraire. Il est clair que Boulevard de Yougoslavie bénéficie d’un long travail d’enquête sur place, ce qu’on nomme (en termes d’action culturelle locale) une résidence, offerte aux auteurs qui, en échange, ont la charge de rendre compte de ce qu’ils ont vu, entendu, vécu, sous forme – pourquoi pas ? – de fiction, mais se frottant au reportage, ce qui leur permet de s’aventurer au-delà de certaines limites. Ce qui est intéressant ici, c’est ce jeu avec les frontières : où commence et où finit le roman ? Ou encore : peut-on continuer à se passer du romanesque, sans pour autant quitter le roman ? Ces questions épuisées en apparence – et pourtant… Peut-être vaut-il mieux ne pas être seul pour relancer les dés, donc s’y mettre à plusieurs, tous se rendant sur place, mais pas nécessairement au même moment. J’imagine (je peux me tromper) que, plus ou moins régulièrement, chacun raconte aux autres ce qu’il a vu, ce qu’il a entendu, ce qu’il a vécu. Et que dans la résonance, chacun de ces autres rédige quelque chose qui raccorde avec ce qu’il a lui-même vu, entendu, vécu. Et ce, de nombreuses fois, et en tous sens, jusqu’à obtenir – par montage et relectures successives – une polyphonie portée par une voix, celle du livre, comme écrit par une seule personne qui serait, dans le cas de ce volume, une hydre à trois têtes (et certainement pas une “sainte trinité”). Du coup, il s ’avère difficile, voire impossible, pour le lecteur de reconnaître qui a écrit quoi. Même si l’on pourrait parfois mettre sa main à couper, il est clair que là n’est pas la question.

Une dernière remarque – plus personnelle : j’ai été élève pendant quelques années – trois, de manière assidue ; et trois autres où je suis devenu expert en vagabondage hors les murs – d’une École d’art et d’architecture. Même si j’ai assez vite abandonné l’idée de passer le diplôme auquel cette école était sensée me préparer, j’en ai suivi le cursus d’études avec intérêt. Je me souviens notamment m’être régulièrement rendu, avec des carnets et toutes sortes de crayons dans les poches, sur plusieurs chantiers de rénovation dans la banlieue parisienne, avant de découvrir avec curiosité (vite déçue) les premières réalisations concrètes de ce qu’on allait appeler l’architecture post-moderne : celle qui bâtissait de fausses ruines dans les villes nouvelles. Les relations complexes entre architecture et urbanisme n’était pas négligées dans ces études, et j’ai vite compris qu’il nous faudrait sans cesse faire des compromis, jusqu’à devoir renoncer à tout ce qui nous avait animé à l’instant de l’inscription dans cette École qui préservait encore un esprit ouvertement soixante-huitard. L’apprenti-architecte volontiers utopiste ne pouvait que très vite sombrer dans la mélancolie, et n’auront survécu, du moins professionnellement, que les pragmatiques, ainsi que quelques monstres qui ont fini par imposer leur vision – mais à quel prix ? Bref, impossible pour moi de traverser ce roman sans que des souvenirs remontent ; sans que certaines images ne surgissent intérieurement à tel ou tel passage ; sans que le personnage de Youcef ne prenne soudainement l’apparence d’un compagnon d’apprentissage perdu de vue ; ce qui fait que, du coup, je le trouve très juste, approuvant particulièrement le fait que, malgré son côté très documenté, il n’y ait pas eu de la part de ses auteurs tentation de glisser du côté de l’essai (sinon au sens non professoral de “tentative de raconter” un “moment politique”), car rien de pire qu’un essai romancé. Aussi faut-il en recommander la lecture. Et encourager cette pratique collective de l’écriture, plus que jamais nécessaire aujourd’hui.

2.

Le deuxième livre, Horst, est un montage de dessins de Xavier Mussat réalisés dans des carnets (Éditions La 5e Couche, Bruxelles, 2021). L’auteur en avait déjà dévoilé un certain nombre dans divers livres à petit tirage, notamment via sa propre structure, Apocope, qui selon les propres mots de Mussat est “un lieu d’expérimentations et de rencontres” dont le but est de produire aussi bien des livres que des disques – notre dessinateur étant aussi musicien, pratiquant au quotidien ces deux activités. Plusieurs titres : Les Reîtres (avec Paul-André Landes), Infinite Loss (avec Charles Robinson) et les deux volumes d’Éléphant, dont les dessins sont repris dans ce volume très accompli aujourd’hui publié sous ce titre à la fois clair et énigmatique : Horst.

De Xaxier Mussat, les amateurs de bande dessinée connaissent les récits autobiographiques, notamment le dernier, Carnation (Casterman, 2014), qui a eu un certain retentissement. Il me semble qu’avant d’ouvrir ce nouveau livre où, en dehors du titre, aucun mot ne s’inscrit sur la quasi-centaine de dessins qui le composent, il faut rappeler que Carnation s’achevait ainsi : “Et je pars délesté comme on choisit de se taire”. J’avais alors émis l’hypothèse que, “le refermant, la lectrice, le lecteur, resterait sans voix, tout autant délesté(e) d’un surplus de poids qui pourrait l’empêcher de respirer, le regard ragaillardi par la traversée d’un ouvrage entièrement tendu par un profond et irrépressible désir de témoigner de cette impossibilité, non de faire, mais de mettre un point final à une expérience qui n’a de sens qu’en se confondant – qu’en se confrontant – avec la vie.” Qu’anime donc ce livre, Horst – plus vivant que jamais –, que l’éditeur nous présente comme étant “en totale rupture” avec les précédents, car “recherchant des mouvements graphiques en dehors des mécanismes séquentiels de la bande dessinée”, “frôlant l’abstraction sans jamais s’y installer” ? Tentons une réponse en faisant un petit montage de notations griffonnées au cours de lecture, ou en résonance, sur papier libre :

Une sorte de fureur immobile des éléments. Ou des matières. Des pierres et des végétations qui tentent de pousser dans les interstices. Me revient alors le titre d’un projet proposé il y a longtemps à La Muse en circuit (le studio de musique expérimentale créé par Luc Ferrari) : Still alive Still life. Et ce n’est guère étonnant car, même si je suis plus que sensible au dessin, cette suite de pages, j’en éprouve la lecture en musicien – en compositeur, en instrumentiste, en improvisateur, bien plus qu’en mélomane –, ce qui nous rend, l’auteur et moi, d’une certaine manière complices : embarqués dans le même bateau. L’organicité du minéral, la sensation de pénétrer les entrailles d’un monde qui tiendrait à la fois du fantastique et du familier, que nous devrions rêver pour lui apporter une forme de représentation, mais que nous pourrions cependant traverser à pied, en explorateur ou en flâneur et qui  serait comme une projection du centre de la terre en bord de mer (en été, assis au bord des rochers, il suffit de fermer les yeux et d’écouter les vagues les frappant se mélanger aux bourdonnements des insectes ou aux clameurs lointaines des vacanciers, pour que cette alchimie opère). Les dessins semblent à la fois exécutés au réveil d’un bref évanouissement torpide face à ce grand calme que l’intériorité du dessinateur aura brièvement agité, et d’un réalisme extrême, donnant à voir ce qui se refuse aux regards pressés avec une précision, un rendu de la sensation d’une acuité sans égal.

Horst © Xavier Mussat

Bien entendu, écrivant ces lignes, je dialogue avec le fantôme de quelqu’un qui a réalisé quelque chose de concret, de prégnant, de plus que présent dans un monde en voie de disparition, et il me faut aussitôt rectifier : reconnaître que le fantôme, c’est moi, le lecteur, le regardeur, qui rend spectral ce qui, au fond, est matériellement de l’encre sur le papier, un trésor de notations sur le motif exécutées à la pointe de l’œil (pour reprendre une expression de Geneviève Asse, grande praticienne du burin) sur un ou plusieurs carnets auxquels Horst, les rassemblant, offre une belle continuité, sans pour autant produire de récit linéaire. C’est de la musique, donc un art du temps ; c’est du dessin, donc un art de l’espace ; c’est une partition, donc un art des variations, de leur remise en jeu ; c’est une cartographie de soi comme du monde, effectuant sans cesse des va-et-vient entre les deux. Un regard. Un corps. Au travail. Simultanément : l’instant au plus vif où l’encre se dépose, s’inscrit, sur le papier ; et une sensation d’éternité, comme si les dessins s’étaient fossilisés, comme si le végétal s’était pétrifié, dans le travail du noir et blanc – rendant plus sombre encore le noir et plus éclatant le blanc. Sur les dessins, l’absence de figure humaine, ou de silhouette, voire de trace, renvoie d’autant plus à l’humain – et à la deuxième syllabe de ce mot : main, la main qui tient l’outil du dessin.

Horst © Xavier Mussat

Une anecdote : il y aura bientôt deux ans, comme je me rendais à une lecture d’Hélène Gaudy, accompagnée à la guitare électrique par Xavier Mussat, j’ai perdu en chemin mon agenda. Je me suis alors souvenu qu’Infinite Loss, son livre avec Charles Robinson (2018), était né de la perte d’un carnet de dessins qu’il avait réalisés pendant l’été 2016 à l’occasion d’un voyage. Il lui avait donc “fallu essayer de recommencer. Tenter de retrouver les impressions mentales que chaque lieu avait inspirées dans un recours à l’abstraction. Puis accepter l’impossibilité de les reproduire, et enfin, d’inventer de nouveaux dessins dans un nouveau carnet.” Que quelque chose d’aussi neuf soit né d’une perte est tout simplement magnifique. Horst nous semble, trois ans après, l’aboutissement de cette démarche – aboutissement que l’on espère provisoire, tant ce qui a été ici ouvert offre de perspectives.

3.

“La rédaction du Dictionnaire de la Commune est le travail qui m’a le plus longuement occupé” écrit Bernard Noël dans L’Histoire, une lecture (repris dans le volume II de ses Œuvres, L’Outrage aux mots, P.O.L, 2011). Paru une première fois aux éditions Hazan en 1971, puis réédité par Flammarion – deux volumes de la collection “Champs” en 1978 –, avant que Mémoire du livre n’en propose une troisième édition, autrement plus belle, en 2000, Dictionnaire de la Commune n’était plus vraiment disponible depuis la cessation d’activités de cet éditeur en 2011. Aussi est-ce une excellente idée que, pour commémorer les cent-cinquante ans de la Commune, les éditions L’Amourier en réalisent une quatrième – le texte étant composé en Garamond corps 12 et imprimé sur un papier aussi beau et solide que fin –, “corrigeant d’infimes coquilles et l’augmentant d’un frontispice de Ernest Pignon-Ernest.” La préface ici reprise est celle écrite pour Mémoire du livre, la plus développée, où Bernard Noël nous éclairait sur le long processus qui l’a conduit à écrire ce livre de 800 pages qu’“à la suite de Mai 68”, il voulait “au service de la Commune de Paris”, devant pour cela trouver “une forme qui fasse agir le lecteur.” “Très vite, dès que les fiches commencèrent à d’accumuler, la forme tant recherchée s’imposa avec une évidence indiscutable : le dictionnaire, et lui seul, donnerait à son lecteur le rôle que l’auteur rêvait de lui confier. Le dictionnaire, en effet, a l’avantage de ne fixer que des matériaux en laissant le lecteur libre de leur assemblage.” “Les hommes, les faits, les sentiments, les idées, la vie quotidienne sont les principaux matériaux de ce Dictionnaire de la Commune, il les expose sans les insérer dans un agencement qui les empêcherait de jouer entre eux au gré des intérêts du lecteur.” Le travail de documentation effectué par Bernard Noël est considérable. Il consacre à chacun des 141 journaux parus pendant la Commune un article spécifique. De plus, ces journaux “sont multiplement présents par de nombreuses citations qui, collées ici et là, ressemblent aux slogans de Mai 68. Le collage, dit Aragon, remet en question le « monde imité » en y introduisant un fragment « pris dans le monde réel ». L’écrit du temps dérange le temps écrit comme le témoignage vient troubler le récit.”

Il faut reconnaître que le plaisir intense que l’on prend à lire ou relire ce Dictionnaire est lié à cette forme garante de notre liberté qui incite au vagabondage et où il convient d’y mettre du sien. Il est possible que, parcourant à notre guise ces nombreux articles classés par ordre alphabétique (mais aussi répertoriés selon un index thématique qui peut grandement faciliter les recherches), nous ne soyons encore jamais tombés sur tel ou tel d’entre eux. Mais peut-être ce manque sera-t-il comblé un jour prochain, à condition de se laisser aller au jeu de l’amour du livre et du hasard de la tourne des pages. Ce n’est donc pas dans la bibliothèque qu’il me semble préférable de ranger ce volume ; mais posé à plat sur la table de chevet, afin d’en reprendre la lecture à n’importe quel moment : afin d’en lire quelques pages, sidéré à chaque fois par l’originalité et la pertinence de cette somme : livre d’histoire renseignant notre ignorance par d’innombrables informations – mais pas seulement.

Bernard Noël, photo © Maxime Godard / L’Amourier

Prenons l’article Rimbaud Arthur (Charleville, Ardennes, 1954 – Marseille, 1991) pages 698-699. Il commence ainsi : “Rimbaud vécu à Paris du 25 février au 10 mars 1871 ; qu’il y soit revenu pendant la Commune est une légende, et il suffit de lire sa correspondance pour s’en convaincre.” Puis Bernard Noël relève que quand Rimbaud rentre à Charleville, “il écrit un « Projet de constitution communiste », alors que la Commune est maîtresse de Paris. Il y a là une conjonction d’où naissent quelques-uns de ses plus beaux poèmes”, avant d’écrire ces lignes essentielles : “Rimbaud ouvre la poésie moderne, où le poète est à la fois le seul et l’innombrable, car il ne dit pas « je » pour parler de soi, mais pour refléter l’universelle révolte de ceux qui sont à la recherche de la « vraie vie ».” Puis – accomplissons un grand saut en arrière – Anonymat, page 51 (peu après Anarchie) : “Beaucoup de Communards se sont félicités de leur anonymat, car n’ayant pas de nom, ils n’en représentaient que mieux le peuple, et ne devaient qu’à lui tout leur pouvoir. La réaction, par contre, ne cessait de leur reprocher d’être des « inconnus ».” C’est exactement ainsi qu’il faut procéder. Et à chaque fois, c’est l’ouverture d’un champ de réflexion inouï, rendant ce travail qui a plus de cinquante ans, réédité pour la quatrième fois et de très belle façon, plus actuel que jamais.

Notons qu’il s’agit du cinquième livre de Bernard Noël chez L’Amourier. Parmi ces quatre premiers, Bernard Noël, du jour au lendemain rassemble vingt-et-un entretiens avec Alain Veinstein, enregistrés pour la fameuse émission de fin de programme de France Culture entre 1979 et 2014. J’aimerais conclure le troisième mouvement de cette Constellation de printemps en en reprenant simplement quelques mots. Prenons par exemple le neuvième entretien, diffusé le 23 avril 1994, La bibliothèque de l’écrivain : “– Vos propres livres, quelle place leur réservez-vous dans la bibliothèque ? – Ils ne sont jamais dans ma bibliothèque ! Mes livres, quand j’en ai – en général, j’en manque parce que je les donne – je les laisse dans des caisses, ils ne sont pas visibles, ils ne sont jamais devant mes yeux. L’idée qu’ils pourraient être là est une idée qui ne m’est jamais venue. Je les cache, enfin je les cache à ma vue… Sans doute parce que je n’aime pas les miroirs. Et puis encore parce que la présence d’un livre de soi – enfin de moi en l’espèce – me paraît la négation de ma propre présence, je veux dire qu’un livre n’a plus besoin de son auteur […] Mais on n’y pense pas évidemment dans le temps où on écrit, tout simplement aussi parce que quand on écrit, le temps de lecture est peut-être supérieur au temps d’écriture, puisque c’est d’être son premier lecteur qui crée la dynamique à partir de laquelle on est l’auteur de ce qui suit”. Ou encore, histoire de revenir une dernière fois à notre “sujet”, un court passage du dix-neuvième, diffusé le 24 juin 2011 et consacré au volume II des Œuvres de Bernard Noël : “– Le Dictionnaire de la Commune doit être mis en regard de votre récit Le Château de Cène que vous avez publié la même année sous votre nom alors que l’édition originale a été publiée sous un pseudonyme – Oui, c’est vrai […] Je reste persuadé que le dictionnaire est la façon la plus objective d’écrire l’Histoire. [En ce qui me concerne] c’est le seul [], [mais] j’ai rêvé d’en faire un certain nombre…”

Arno Bertina, Mathieu Larnaudie, Oliver Rohe, Boulevard de Yougoslavie, Éditions Inculte, 340 p., 19 € 90
Xavier Mussat, Horst, La 5e Couche, 100 p., 25 €
Bernard Noël, Dictionnaire de la Commune, L’Amourier éditions, 806 p., 33 €