Charles Robinson : La guerre civile et comment ça démarre

@ Christine Marcandier

Des cités en banlieue parisienne avec barres hautes ou basses. Des pavillons aussi et de la campagne. Un bailleur et une municipalité avec un projet de rénovation pour une partie des constructions. Mais une rénovation vraiment ? C’est qu’on va reloger les habitants ailleurs, abattre les tours, les reconstruire en mieux. Or, quelques-uns l’ont compris : parce que certains partiront sans retour, parce que les loyers augmenteront, rien ne sera plus comme avant, un milieu de vie sera détruit, qui était chaleur et intensité. Une agence s’occupe de l’affaire : elle s’appelle la CADUC…

Parmi ceux qui ont vu venir le coup tel qu’il se prépare, il y a les jeunes et leurs bandes, avec petits trafics, drogues, baises, violences. Avec clans opposés : Cité des Pigeonniers contre Cité 123. Dans la première, garçons et filles se connaissent depuis l’enfance. Nous citons : « Groupe scolaire Paul-Klee, école primaire. L’école qui nous a formés : GTA, M, Budda, Bégum, Popie, Saï, Bach Mai, et moi. Si vous voulez jouer les affranchis, ne dites pas Paul Klee, car la langue du Zoo est un art de transmutations. Dites : Pol Key, KaPo, Kamp Po. » (p. 51) Trois clés de lecture déjà dans ce bout de texte : « moi », c’est Charles qui s’est mué en reporter-romancier au moment de la transformation : donc nous le lisons ; le Zoo, c’est apparemment la zone qui entoure les Pigeonniers ; et les transmutations, c’est la langue telle qu’elle passe au broyeur juvénile avec verlan et le reste ; telle qu’elle se parle à même les surnoms portés par chacun et dont l’origine est perdue. Une langue, on l’aura compris, qui double la langue « honnête » et qui recèle sa part de clandestinité, de violence et de poésie.

Car il faut partir de là. Intitulé Fabrication de la guerre civile, le roman que nous lisons n’a rien d’une robinsonnade. C’est un brûlot à plusieurs égards, à commencer par un brûlot linguistique et sémiotique. Sa parlure est celle des banlieues telle qu’elle a essaimé ailleurs et telle qu’on la connaît largement désormais. Mais elle est ici l’objet d’un retravail qui la vivifie et la dynamise sous maints aspects. Dans ce retravail, on comptera 1° les graphies plus ou moins phonétiques (« ékout mon konsey : garde la dernière balle pour twa »), 2° la variation sur les typographies avec notations manuelles enfantines, 3° des formules démarquées du street art et graphiquement collées en texte. Ces procédés s’entremêlent et ajoutent à ce qui fait la force explosive d’une narration morcelée, répandue en fragments textuels comme autant de shrapnels verbaux : « Budda se dirige droit vers le Chiot. Il ignore les autres. Même Schumi, qui a levé la main, façon : pas vrai ke chui lieutenant ? » (p. 375)

Du coup, ce même récit est sans trêve dans l’ellipse et l’allusion. Trois ou quatre phrases et puis « NOIR », comme disent les gens de théâtre. Donc forcément des trous, des liens manquants. Très souvent, le lecteur s’y perd et se demande qui est qui et qui va avec qui (localement, érotiquement, polémiquement). C’est le côté puzzle et grimoire de Fabrication de la guerre civile, voulant que la lecture soit requise par un travail de recomposition de toute façon passionnant.

Tout cela figurant un univers de la parole rare et de la parole brève. « Bartwa mek. Je suis un chaud. Je pète les flics dans des manifs avec Smiley. Barre-toi ou je me vénère. » (p. 439) Tout cela mu par un rythme distribuant généreusement ses intensités. Comme quoi il est difficile de ne pas penser au Louis-Ferdinand Céline du Voyage et de Mort à crédit. C’est dire que le beau roman de Charles Robinson tient beaucoup par le tempo de sa parole. Selon quel modèle ? Cette fois, ce n’est pas à la rythmique du métro à la Céline. D’ailleurs, il n’est aucune station proche des Pigeonniers…. Mais un rythme du Zoo plus saccadé et plus syncopé.

A moins qu’il ne soit plutôt circulaire, car, selon la Voix ( ?), le monde est divisé en cercles comme l’Enfer que l’on sait. Ce qui donne cet étrange cours de sociologie des Cités : « Le premier cercle est composé de ceux qui sont plus jeunes que toi, des femmes, des filles et des handicapés, des foules de tous ceux qui font la queue à la caisse, de ceux qui retirent de l’argent à un distributeur. Le deuxième cercle est composé des mères, des professeurs et des éducateurs, des docteurs, certains grands frères en font partie. Le troisième cercle est composé des Schmitts, des juges, tous tes ennemis sont là. Dans le dernier cercle, nous sommes seuls toi et moi. Tu apprendras à circuler et te servir à ta guise dans chacun des cercles. » (p. 299).

Les Schmitts sont bien entendu les policiers. Mais où sont les politiques et les administratifs dans cet inventaire ? Le roman fait pourtant assister à plusieurs de leurs réunions autour du maire ou de son chef de cabinet. Ceux-là exécutent vaille que vaille la sale besogne du bailleur. Parmi eux, la belle Angela, sorte de pin-up de la communication et du « care »au service de l’organisation. Elle a du cœur et de la compassion, la belle Angela. Elle a surtout du corps et M est follement attiré par elle. Curieux personnage d’ailleurs que ce M qui roule en voiture du sport. Angela ne lui cèdera sur rien. Mais entre eux il y a tout de même du désir et de l’amour comme en tout roman qui se respecte (se vénère ?). Et puis il y a aussi GTA qui cherche à en mourir une Bégum disparue. Et Budda le brutal qui a fait un bébé à Popie mais leur préfère le gymnase où il enseigne les arts martiaux avant d’aller boxer en Thaïlande.

De l’amour mais aussi de la castagne et quelques bagarres meurtrières entre bandes. Et puis des actes d’exploitation commis par les exploités eux-mêmes : de petits mafieux louent des appartements abandonnés à des sans-logis somaliens, sous les protestations d’Angela. En somme la guerre est là, diffuse, sournoise, mauvaise.

Le grand et beau roman de Charles se donne pour mission de la prophétiser ou même d’en prendre acte. Et il le fait même avec une sorte d’allégresse. Et tout cela, comme on l’a dit, dans une langue dont l’intensité laisse pantois. Du très grand roman à coup sûr.

Charles Robinson, Fabrication de la guerre civile, Seuil, « Fiction et Cie », 2016, 640 p., 24 €