Pierre Mabille : Toujours jamais pareil encore

Pierre Mabille, Le balcon, 2020. Photo © Galerie Jean Fournier

Prévue au départ du 21 novembre 2020 au 16 janvier 2021 et repoussée pour cause de “deuxième confinement”, la sixième exposition personnelle de Pierre Mabille à la Galerie Jean Fournier se tiendra finalement du 16 janvier au 13 mars 2021. Sous le titre Variété, elle présentera divers aspects du travail du peintre né en 1958 à Amiens : des peintures récentes, comme toujours construites par la couleur ; ainsi que des dessins au lavis “renouant avec la figuration de ses débuts dans les années 1980, et avec les motifs de ses poèmes”. Car le peintre, éminent coloriste, est aussi, et bien plus qu’à ses “heures perdues”, poète – ce dont témoignent plusieurs ouvrages parus, dans un premier temps au Bleu du ciel, et aujourd’hui chez Unes. Antidictionnaire des couleurs vient de paraître chez cet éditeur niçois, ainsi que Lavis (coédité avec la galerie Fournier). Les liens entre cette exposition et ces publications nous ont incité à mener un grand entretien avec Pierre Mabille, réalisé par e-mail entre le 6 et le 19 décembre 2020.

Tu publies deux livres, différents, mais cependant liés, à l’occasion de ton nouvel accrochage à la galerie Jean Fournier. C’est coutumier chez toi : la dernière fois que les murs de cette galerie t’avaient été accordés, il y a trois ans, tu avais publié aux Éditions Unes un recueil poétique intitulé C’est cadeau (je me souviens d’un samedi chez Fournier où on pouvait écouter un comédien [François Chattot] lisant quelques pages de ce livre tout en vagabondant du regard sur les peintures environnantes). On pourrait remonter jusqu’à ta première exposition dans cette galerie en 2007, et même deux ans plus tôt, quand les éditions Le Bleu du Ciel avaient fait paraître Toujours jamais pareil à l’occasion de ton exposition au musée de Clermont-Ferrand (ce n’était pas un recueil de poèmes, mais on y trouvait un dialogue riche et inventif avec Jean-Michel Espitallier). J’aimerais que tu nous précises quand et comment ces deux activités te sont apparues essentielles ; leur pratique s’est-elle toujours déployée de manière solidaire, dans un même espace-temps, au quotidien (ou disons de manière plus ou moins continue), ou établis-tu, malgré les apparences, une séparation entre ces deux activités ?

Lire dessiner regarder peindre se souvenir observer imaginer et échanger sur ce qui tourne autour de l’art et tout ça… c’est mon « travail » : il y a des différences mais pas de séparations. Faire des listes et répéter des gestes, assembler des surfaces de couleur, c’est un peu faire du rangement, c’est une manière de réfléchir, d’avancer autant dans la peinture que dans l’écriture. Quand j’ai commencé à dresser une liste de mots pour nommer « ma » forme, en allant à la ligne après chaque terme, ça donnait visuellement l’apparence d’un poème sans ponctuation ni grammaire, une apparence qui va bien avec ce genre d’idées qui tombent comme des gouttes de pluie, ou des flocons. Après il faut mettre ça en ordre, et pour les mots l’ordre alphabétique (ou l’ordre alphabétique inversé) c’est super, à la fois pour le coté musical et pour les proximités inattendues qu’il impose dans la suite des mots. En fait à l’origine c’est du visuel, qui se met petit à petit en ordre sur des pages ou sur des tableaux, ou sur des images.

Pierre Mabille, Variété 2, 2020. Photo © Jean-François Rogeboz

Tu as été nommé récemment “professeur de couleurs” à l’ENSAD Paris, ce qui paraît logique si a on a suivi ton parcours de peintre. Est-ce pour cela, et comme pour contrer ce qui semblerait trop établi, à savoir que tu es un peintre abstrait travaillant l’épuisement d’une forme – ou motif – inépuisable, susceptible de stimuler toutes sortes d’expériences colorées, que ta nouvelle exposition présente un certain nombre de dessins à l’encre en noir et blanc, et de plus clairement figuratifs ?

J’espère faire dialoguer dans l’expo les tableaux avec cette série de lavis. Le vrai sujet de mes tableaux c’est la couleur, surtout le rapport coloré, que j’essaie de traiter avec une certaine économie de moyens : surfaces et formes simples, peu de gestualité, peu de texture picturale, de variété de matières etc. Pour ce qui est des autres productions (dans cet ensemble que j’appelle l’antidictionnaire et qui contient dessins collages collections d’images listes etc.) j’avoue que je me lâche un peu plus… Les images au lavis en font partie, elles sont diverses mais fédérées par la présence plus ou moins visible de la forme, un peu en mode « où est Charlie ? ». C’est un dessin fluide au pinceau avec les encres chinoises en bâton, cette technique permet de dessiner dans un même mouvement les surfaces et les lignes dans une variété de gris, et quand ça marche les espaces et les lumières sont en génération spontanée. C’est ce qui me plait : les images pourraient presque naître toutes seules des taches, comme dans les dessins de Victor Hugo, la virtuosité en moins (et c’est beaucoup moins visionnaire… et moins lyrique aussi… en bref ça n’a aucun rapport, c’était juste pour placer Victor Hugo, une de mes idoles parmi les artistes précurseurs de l’art abstrait).

Pierre Mabille, Dune avec lapins, 2020. Photo © Galerie Jean Fournier

Il y a chez toi une manière, assez inextricable pour le coup, de faire entrer en résonance, ou de frotter des éléments de la culture dite savante à d’autres provenant de cultures dites populaires. Tu fais partie des personnes qui peuvent creuser leur sillon du côté du plus “pointu” – ce qu’on entend par art moderne, contemporain –, tout en se régalant de choses les plus “galvaudées”, comme la chanson ou la bande dessinée. Tu contribues me semble-t-il à l’abolition des hiérarchies culturelles au nom, d’une part du principe de plaisir, et d’autre part, d’une attention rimbaldienne à toute forme de création. Avec quoi nourris-tu ton travail, au quotidien ?

J’ai bien peur que ces grandes questions dépassent mes capacités théoriques. J’ai le sentiment qu’au vingt-et-unième siècle les frontières entre cultures savantes et populaires sont de plus en plus douteuses, (et moi-même je ne me sens pas très bien, j’étais déjà bien indécis et perdu dans les catégories et repères culturels du temps que j’étais jeune, alors aujourd’hui…) Personnellement je me nourris de toutes sortes d’œuvres qui vont dans tous les sens. Mais en peinture on peut choisir sa famille et pour moi il y a des ressources inépuisables chez Henri Matisse, Pierre Bonnard, Josef Albers pour ne citer que trois artistes modernes qui ont proposé la couleur comme un langage essentiel. J’ai développé certains travaux en suivant le sillage qu’ils ont tracé. Sinon je tombe facilement amoureux d’artistes ou d’auteurs divers, j’ai des coups de foudre, un cœur d’artichaut, j’avoue je suis un homme facile, et culturellement très bon public. Augmenté par le fait que j’enseigne depuis plusieurs décennies et donc confronté à différentes générations d’artistes contemporains.

C’est vrai que mon goût pour la bd se retrouve dans une série de dessins intitulée « Récits » en 2010, basés sur l’idée que la forme en fuseau pouvait se voir comme un véhicule ou un personnage en mouvement traversant des situations et des ambiances successives. Et je me suis inspiré des dessinateurs comme Guido Crepax, Alberto Breccia ou Hugo Pratt, leur manière d’équilibrer les blancs et les noirs sur l’ensemble de la page. Mais ce qui nourrit vraiment mon travail au quotidien, je ne peux pas dire. La plupart du temps mon travail est en auto-allumage, et je ne contrôle pas trop sa trajectoire ni ses fréquentations.

Pierre Mabille, Récit, 2010. Photo © Jean-François Rogeboz

Le fait d’avoir choisi le contour d’un œil comme forme « toujours jamais pareille », obsessionnellement reprise, est-ce manière pour toi de mettre l’accent sur le regard ? À propos, t’arrive-t-il de réaliser tes lavis « sur le motif » ? Ou est-ce un pur travail d’imagination, certes engageant la mémoire, et stimulé comme tu dis par l’observation de dépôts d’encre ?

Ah oui c’est l’histoire d’un peintre qui passe une vie entière à peindre des regards… une belle idée !… mais ce n’est pas la mienne car je ne mets pas plus d’accent sur la forme de l’œil que sur celle de la feuille, du sexe féminin ou de la barque… cette forme est donnée comme une représentation sommaire, un signe, un fragment, ou juste une géométrie. Elle semble avoir en effet une force d’évocation particulière mais je préfère la tirer vers l’abstraction, car l’indécision et le mystère lui vont bien.

En ce qui concerne les lavis, parfois je m’aide d’une photo mais c’est assez rare, la plupart du temps il y a au départ l’intention ou le souvenir d’une image, puis je m’aventure… avec mon degré de savoir-faire, de maladresse et de chance, l’intention prend forme avec plus ou moins de bonheur et à l’arrivée il y a un dessin qui me convient (ou pas).

Quel rapport as-tu au temps dans ton travail – de peinture comme d’écriture ? Ta journée est-elle planifiée (en « pro du rangement ») ? Ou te laisses-tu aller, peut-être pas à l’inspiration (quoique ?), mais disons d’une chose à l’autre, accélérant, ralentissant, faisant des pauses, improvisant, changeant brusquement de tempo ? 

J’ai eu plusieurs relations au temps au fil du temps mais aujourd’hui c’est à peu près ce genre désordonné que tu décris, sans trop de discipline. En fait on vit toujours plusieurs histoires en même temps, on a des activités professionnelles, une vie de famille, des affaires personnelles… et pour ma part les quelques épisodes où je me suis retrouvé en résidence « de recherche » où des grandes plages de temps m’étaient offertes pour me concentrer et approfondir mon travail dans des conditions aménagées, je me suis senti assez désemparé, finalement je suis plus à l’aise quand je compose avec les rythmes de la vie de tous les jours.

Pierre Mabille, Pause dans un jardin zen, 2020. Photo © Galerie Jean Fournier

Est-ce important pour toi de fabriquer des livres ? Te préoccupes-tu de tous les aspects matériels de leur réalisation ?

Oui !!! J’adore l’odeur des imprimeries !

L’écriture de tes poèmes est-elle conditionnée par certaines contraintes liées à une vision prédéterminée de l’ouvrage qui va les recueillir ?

Pas exactement, en fait j’écris un peu tout le temps et les textes s’accumulent dans l’ordi dans un dossier intitulé vrac… et quand arrive le projet d’un livre je les classe, je les assemble pour les faire entrer dans le livre, je les modifie parfois, mais c’est toujours une sorte de collage à postériori de textes en vrac.

Plusieurs de tes livres peuvent sembler assez « classiques » : recueil de poèmes avec quelques illustrations ou culs de lampe ; d’autres sont davantage en recherche de forme, tant en surface qu’en volume (on peut penser la même chose en ce qui concerne les catalogues d’expositions et monographies).

En effet c’est toujours un travail commun avec un graphiste, un éditeur, un imprimeur. J’aime travailler dans les contraintes liées à l’édition et à l’imprimé. Pour les livres de poésie au Bleu du Ciel c’était un travail très libre en duo avec Hervé Aracil, qui est un graphiste rare et singulier, il a inventé des formes visuelles toujours renouvelées sur les affiches, les livres et les catalogues qu’on a réalisés en complicité. Avec les éditions Unes il s’agit d’un dialogue très serré avec François Heusbourg sur les textes, il est un premier lecteur très attentif, précis et exigeant. Sur l’aspect tactile et visuel du livre le but du jeu est de respecter le standard assez classe et classique de la collection, tout en affichant une singularité, (« Unes » est un nom génial, non ?) … bref c’est un travail dans la nuance. Évidemment ces différents modes de collaboration sont passionnants.

Pierre Mabille, Variété 1, 2019. Photo © Jean-François Rogeboz

Jean Fournier, l’homme qui a donné son nom à la galerie où tu exposes régulièrement (mais qui nous avait déjà quittés à l’heure de ton premier accrochage), parlait de « la couleur toujours recommencée ». Est-ce aussi « ton » sujet ? Cet infini recommencement qui ferait que la peinture, telle que tu la pratiques, est inépuisable ?

Oui dans la peinture qu’il a défendue, la couleur est essentiellement sensible, libérée de la représentation, et dans un mouvement d’autonomie par rapport à la forme, la couleur est comme de la musique pour les yeux (« La musique toujours recommencée » on pourrait le dire aussi). La notion d’infini n’est pas pour moi une notion intimidante, ou mystique. C’est le contraire de fini mais aussi le contraire de défini, ou d’indéfini. C’est pour cette raison que le mot « antidictionnaire » proposé par Jean-Marc Huitorel m’avait tellement plu. À propos des formes ou des couleurs, un antidictionnaire refuse de définir, il préfère infinir, c’est un peu étrange comme verbe, j’avoue, mais ça me va. 

Est-il impossible d’imaginer un arrêt brutal de ton travail, comme c’est arrivé à un des peintres les plus emblématiques de la galerie, Simon Hantaï ?

Encore une question trop difficile, mais pour aller vite, je trouve pas mal d’être capable de se dire la peinture j’arrête quand je veux.

Pierre Mabille, Dessin antidictionnaire, 2009. Photo © Galerie Jean Fournier

Je trouve ceci sur le dossier de presse de ton exposition : « En 2011, Pierre Mabille avait dessiné, découpé, reconstitué, assemblé toutes les occurrences à sa forme pour constituer ce qu’il nomme son Antidictionnaire. Aussi, la série “Lavis” marque un tournant dans sa démarche en devenant le pendant fictionnel de l’Antidictionnaire. » Pendant fictionnel, belle idée ! que j’aimerais que tu la développes un peu.

Ce communiqué de presse est rédigé par mes partenaires de la galerie. Ce n’était pas intentionnel de ma part mais oui, l’idée de fiction vient logiquement du fait que certains dessins ont une allure d’illustration, illustrations de récits familiers et quotidiens (fictions en basse définition, comme dans mes poèmes courts) mais il y a aussi d’autres ingrédients du pendant fictionnel : L’omniprésence de la forme (que Robert Bonaccorsi avait comparée au Macguffin de Alfred Hitchcock), et certains titres qui orientent la lecture des images. Certaines d’entre elles sont des instantanés, comme des captures d’écran qui incitent à imaginer des avant… après. Et d’une manière générale j’ai remarqué que quand on place des figures humaines dans les images, elles transforment les intérieurs en théâtre, les paysages en terrain d’aventure et tout se met à faire son cinéma, bref ces images avec personnages ont tendance à faire des histoires. C’est comme ça. Je parie que si on retirait le voyageur de dos dans le célèbre paysage de Gaspard David Friedrich on réduirait sensiblement son pourcentage de romantisme fictionnel.

Pierre Mabille, Babysitting, 2020. Photo © Galerie Jean Fournier

Ton exposition a pour titre : Variété. Comment faut-il l’entendre ?

Quand Émilie [Ovaere-Corthay, directrice de la Galerie Jean Fournier] a vu les lavis elle m’a proposé de faire un livre et d’orienter l’exposition autour de mes travaux en périphérie de la peinture : livres d’artistes, poésie, estampes… je voulais aussi montrer des tableaux récents, issus de différentes séries donc la diversité et l’éclectisme se profilent, qu’il faudra organiser dans l’espace d’exposition (gros chantier). Si ça ne tenait qu’à moi je donnerais toujours le même titre à mes expos : toujours jamais pareil I, II, II …IX, ou toujours jamais pareil le retour etc. Finalement nous nous sommes accordés sur Variété. Isolé, ce mot s’est mis à scintiller. Pour les seniors comme toi et moi, il peut évoquer les émissions de variétés dans lesquelles les artistes de variétés chantaient des chansons de variétés sous une pluie de paillettes. L’image était en noir et blanc mais leurs couleurs étincelantes défilaient dans notre rêverie. Préserver la diversité de nos facultés d’émerveillement est l’engagement premier des artistes de variétés et des amoureux de la couleur.

Autoportrait © Pierre Mabille

Je note aussi que les derniers mots du long poème, Le contraire du gris, qui conclut Antidictionnaire des couleurs sont : « pourquoi s’arrêter » ? Alors… on clôt notre entretien sur ces mots, ou aurais-tu quelque chose à ajouter – une proposition ou une réponse à une question à laquelle je n’aurai pas su penser ?

Tu aurais pu penser à une question qui me permette de placer cette phrase de Gaston Bachelard qui a écrit un résumé par anticipation de l’Antidictionnaire des couleurs : « La couleur n’est pas un simple jeu de la lumière, c’est une action dans les profondeurs de l’être, une action qui éveille des valeurs sensibles essentielles… les couleurs sont des actions de la lumière, des actions et des peines » et après on pourrait s’arrêter sur pourquoi s’arrêter. Pourquoi pas. Finalement.

Histoire de donner idée du travail poétique de Pierre Mabille, et en contrepoint final à ces quelques peintures et lavis ponctuant notre conversation, le trente-troisième poème d’Antidictionnaire des couleurs (où le classement se fait selon l’ordre alphabétique des titres) :

TAUPE

depuis vingt-quatre mille
quatre-vingts dix heures
environ que je vis seul

je suis une guerre civile
à moi tout seul et la crise
contamine mes services secrets

taupe est un code couleur
pour mon tourment on n’y voit
rien tout est normal

Pierre Mabille, Le rayon vert, 2020. Photo © Galerie Jean Fournier

Pierre Mabille, Lavis, Éditions Unes & Galerie Jean Fournier, janvier 2021, 108 p., 25 €
Pierre Mabille, Antidictionnaire des couleurs, avec un cahier de 16 pages de planches illustrées en couleur, Éditions Unes, novembre 2020, 88 p., 19 €