1.
Il me semble – mais va savoir, la mémoire parfois s’égare dans le dédale du théâtre qui porte son nom – que la première fois que mon regard a rencontré le nom d’Éric Suchère, c’était sur la couverture du n° 28 de la revue If (dirigée de septembre 1992 à novembre 2011 par Liliane Giraudon, Henri Deluy et Jean-Jacques Viton). Ce numéro était daté d’avril 2002 et sur sa couverture était écrit en grand (en bleu sur fond orange) le nom de Jack Spicer ; et, juste en-dessous et en plus petit (en blanc sur le même fond), celui d’Éric Suchère. Il se trouve qu’à l’âge de 20 ans, j’avais eu la chance de découvrir une partie (une petite centaine de pages) de l’œuvre de Spicer dans un numéro de la revue Change qui, curieusement, portait aussi le n° 28. Mitsou Ronat avait ramené d’un voyage aux USA les livres de cet énigmatique poète américain mort en 1965 (on dit de malnutrition, mais il buvait sans mesure), juste après avoir atteint la quarantaine. Joseph Guglielmi, Jacques Roubaud et Jean-Pierre Faye s’en était saisis et avaient aussitôt traduit trois de ces livres (respectivement : Billy the Kid, Le saint Graal, Langage). Seize ans plus tard, autour de 1992, Kat Onoma gravera une série de chansons composées à partir de sept poèmes (plus deux en bonus sur le CD) de Billy the Kid (The Radio notamment – musique de Rodolphe Burger et Philippe Poirier –, qui sera repris en 2015 dans une version intégrant un enregistrement retrouvé de la voix du poète) et trois de Thomas Lago (tirés de Série B, After Spicer). Mais qui, parmi les nombreux auditeurs de ce beau disque aura retenu le nom du poète ?
Dans ce n°28 d’If, Suchère présente et traduit Un roman raté sur la vie d’Arthur Rimbaud, partie centrale des Têtes de la ville jusqu’à l’éther (précédée par un Hommage à Robert Creeley et suivie par Un manuel de poésie où il est écrit : “Le poète pense continuellement à des stratégies, à la manière dont il peut réussir contre le poème”). La même année, dans son numéro 167-168 paru à l’automne et consacré en grande partie à Jean-Pierre Faye, la revue Action Poétique publie quelques poèmes et lettres de Spicer, toujours présentés et traduits par Éric Suchère (qui intègrera le comité de rédaction de la revue dans la foulée). Puis dans le n°176 de juin 2004, les Élégies – premiers poèmes sériels de l’auteur de Langage. Et enfin, en janvier 2006, soit trente ans après la parution du volume de Change, les éditions Le Bleu du ciel font paraître un épais volume d’environ 350 pages proposant la traduction complète des Livres de Jack Spicer, avec une préface de Nathalie Quintane (qui parle du poète américain comme étant “…un Rimbaud rendu à la dure réalité (!) du langage”), reprenant en titre les fameux derniers mots du poète (rapportés notamment par Jacques Roubaud dans ce fameux numéro de Change de 1976) : “my vocabulary did this to me – c’est mon vocabulaire qui m’a fait ça.”
Dévorant cet ouvrage tant attendu, dont la parution avait été saluée par Yves di Manno comme “aussi opportune qu’inactuelle”, je n’ignorais pas que son traducteur était aussi poète – les deux revues déjà citées ayant publié quelques fragments de son travail personnel (j’étais aussi tombé sur quelques-uns de ses livres au hasard d’une traversée du Marché de la poésie). Mais, jusqu’en 2010, j’étais ignorant de son travail, pourtant crucial, de critique d’art et de commissaire d’expositions, même si m’avait frappé dans le n°24 d’If, sa traduction de quelques pages assez sidérantes d’Ad Reinhardt, peintre ayant répété “à partir de 1960 et jusqu’à sa mort, une seule et même peinture – intitulée Abstract painting ou Ultimate painting – de format carré divisé en neuf carrés de couleur noire dont seules varient les valeurs.” “Son œuvre tente d’éliminer les notions d’expressivité, de sujet, de composition… pour atteindre une raréfaction perceptive – les peintures d’Ad Reinhardt sont quasi irreproductibles.” (Éric Suchère).
Un dernier mot au sujet de Jack Spicer. Les éditions du Théâtre Typographique (THTY) ont publié en 2013 Trois leçons de poétique, traduites par Bernard Rival. Ces Leçons, données à Vancouver deux mois avant sa mort devant un public de jeunes poètes, sont tirées d’un ensemble plus vaste titré The House that Jack Build (se remémorer ce poème, tiré de Quinze fausses propositions contre Dieu : “Quand la maison s’écroule tu te demandes / S’il y aura encore de la poésie / Et tu trembles entre les poutres te demandant / S’il y aura encore de la poésie / Quand la maison s’écroule tu trembles / Dans la charpente vide de ta poésie / La beauté est chose rare, chanta Pound / Si peu boivent à ma fontaine.”). Notons enfin qu’Éric Suchère nous annonce (dans Symptômes) la publication prochaine, dans sa traduction, d’Élégies imaginaires (en 2019 aux éditions Nous).
2.
Puis ce fut la Collection Beautés, découverte avec son deuxième numéro intitulé L’art comme expérience / Shirley Jaffe & pratiques contemporaines. Encore une fois un nom fait office de passeur, mais cette fois d’une amie peintre alors encore en vie, et non d’un poète mort outre-Atlantique. Cette collection de livres a été cofondée par Éric Suchère et le peintre Camille Saint-Jacques en 2009. Elle comprend aujourd’hui quatorze titres. Publiée dans un premier temps chez Liénart, puis, depuis 2014 par la galerie Jean Fournier et le FRAC Auvergne, elle se présente le plus souvent sous forme d’ouvrages collectifs, en partie consacrés à tel ou tel artiste, comme Gilgian Gelzer, Michel Parmentier, Ed Paschke ou Luc Tuymans, et en partie à diverses “pratiques contemporaines” ; ou signés par un seul auteur : Camille Saint-Jacques, Jean Daive, Jean Frémon, Fabrice Lauterjung et Éric Suchère qui y a publié en 2016 Motifs et partis pris, une copieuse anthologie de textes – préfaces à des catalogues, rencontres, essais – sur une petite trentaine d’artistes, dont un bon tiers a été ou est encore régulièrement accroché à la galerie Fournier. À propos de la peinture de Shirley Jaffe qu’il se propose de “lire – pour ce qu’elle est”, Suchère affirme que “c’est le sens de sa peinture : nous poser des questions, nous apprendre à regarder autrement la complexité et la complétude des choses du monde par l’entremise des choses de la peinture : va-et-vient.” Et un peu plus loin : “Si un tableau est aussi étrange que le réel : le tableau produit une épiphanie. / Si le tableau est aussi complexe que le réel : le tableau produit un sentiment. / Il y a un sentiment du tableau, un sentiment qui produit le tableau – qui n’est en rien du sentimental ou l’expression de sentiments.”
L’écriture d’Éric Suchère, comme devrait l’être celle de quiconque désire écrire avec – et non seulement sur – la peinture, ne cesse d’ouvrir des espaces de dialogue. Quand il procède par citations, il ne le fait pas simplement pour conforter telle ou telle argumentation, ou pour passer quelque propos d’artiste à la moulinette de l’explication de texte, mais pour alimenter ce lieu d’échanges que sa pratique de l’essai contribue à fonder. À la toute fin de Motifs et partis pris, l’auteur reprend une suite de textes brefs intitulée Œuvres incomplètes – quasi ready-made et qui s’ouvre ainsi : “Éric Suchère est un personnage indépendant qui invente des livres à travers le monde. Ni éditeur ni universitaire, il échappe aux règles académiques comme à celles du marché de la littérature ou aux codes de l’institution.” L’humour reprend ici ses droits, nourri par une goûteuse impertinence. On pourrait ajouter : rien de journalistique dans les parages. D’où le fait qu’à le lire, on respire, comme on respire face aux dessins et aux peintures, souvent sur papier, de Frédérique Lucien, notamment celles et ceux qui prennent des végétaux comme “motif” ni décoratif, ni narratif : simple point de départ d’un dialogue non verbal avec l’objet regardé pour produire “un dessin ou une peinture qui n’est ni tige, ni fleur, ni follicule”, où “il serait question du trait, du partage, de l’incise, de la découpe, de la silhouette, du parcours, de la trace, de la fluidité, du flottement, de l’empreinte, du plein, de la densité, de la gravitation, de la courbe, de la surface, du plan, de la finitude…” Autrement dit : “un dessin ou une peinture rentrant au plus profond de la matière des choses pour s’en détourner et n’être que dessin ou peinture.”
3.
Pour ne pas en rester là avec cette Collection Beauté, et sans tomber dans le travers de tenter d’en épuiser les contenus qui mériteraient, chacun, un écho, quelques mots, le plus souvent d’approbation (notamment sur cet ensemble d’une très grande richesse autour de la peinture de Michel Parmentier – la contribution de Suchère s’ouvrant par : “Vouloir écrire sur Michel Parmentier est une erreur car Michel Parmentier aurait voulu que l’on n’écrive pas. (…) J’accepte l’erreur d’écrire et d’écrire tout autre chose que la parole canonique…” ; ou sur celui en lien avec le travail subtil de Gilgian Gelzer, dans le cadre d’un volume intitulé L’imagination est un lieu où il pleut ; etc.), parcourons maintenant, même si trop rapidement, les livres signés par un seul auteur.
Le tout premier publié en 2015 par la galerie Jean Fournier – qui avait été cependant précédé en 2011 par un livre du peintre Camille Saint-Jacques, Esthétique de la poussière, une entrée en matière, aux éditions Lienart (je ne peux en parler, ne l’ayant jamais eu entre les mains, mais son titre, ainsi que les souvenirs de textes de sa plume lus dans les volumes collectifs, donnent envie) – s’intitule L’Exclusion. Son auteur, Jean Daive, est un des écrivains les plus singuliers de notre temps. Son premier livre Décimale Blanche, publié en 1967 au Mercure de France, “fait de neige et de lucarne, de lumière sous la lampe et de dénuement dans l’expression”, ouvre “un projet esthétique qui se trame dans la pensée du négatif et ne néglige aucune forme d’expérimentation ni de dialogue avec des artistes contemporains” (Yves di Manno & Isabelle Garron, Un nouveau monde). Car il est un grand regardeur. Et en homme de radio, un non moins grand écouteur : inlassable questionneur, Nagra en bandoulière et carnet de notes en poche, ayant traversé ce temps, aujourd’hui révolu, où France Culture pouvait recruter ses producteurs du côté des poètes et des artistes. Je me souviens que le jour (c’était le 25 janvier 1982) où j’ai mixé en direct tard le soir ma première Nuit Magnétique, dont le sujet était la voix d’un peintre récemment disparu (Gaston Planet), Jean Daive était resté une heure et demi dans la cabine du studio à écouter la voix de ce peintre sidérant de vérité non bornée. Dans beaucoup de ses livres, Daive opère des montages entre différentes formes d’écriture. Citons Intégrale et latéralité – une approche phénoménologique –, publié en 2010 au cipM : un livre, une fois de plus, davantage avec que sur l’artiste Jean-Pierre Bertrand, alternant notations et retranscription d’un entretien avec ce dernier (présent aussi par le tracé d’une ligne qui traverse l’espace du livre). L’Exclusion, livre sur/avec le regard, sur/avec les images, reprenant en titre celui de l’essai le plus long (et un des plus sidérant de son auteur, dont je recommande de faire plusieurs lectures avant que d’émettre ne serait-ce qu’un seul phonème en commentaire), intègre des entretiens avec Robert Rauschenberg, Balthus, Joseph Beuys, Francis Bacon et Marcel Broodthaers ; et se conclut par une série de dessins de Pierre Buraglio intitulée Ugly Buty.
Jean Daive : “L’Exclusion est un essai qui se déroule à la manière d’une bande mentale perforée capable de déchiffrer et de transcrire n’importe quelle série de perforations, mais en particulier celle qui affecte l’art de la citation et le génie du lieu / L’Exclusion est le déchiffrement de cet inconnu en nous à découvrir jusque dans la structuration de l’esprit. / L’Exclusion laisse arriver ce qui doit arriver en évidences, en secrets, en réseaux de ressemblances, d’anachronismes et d’affinités parfois lointains sinon inconscients.” À noter que paraît ces jours-ci un nouveau livre de Daive, dans la collection Poésie chez Flammarion : Crocus.
Le deuxième livre en “solo” de cette Collection est Motifs et partis pris d’Éric Suchère – déjà présenté. Le troisième, tout comme les deux premiers, est signé par un poète : Jean Frémon. Directeur de la galerie Lelong, il se présente modestement comme écrivain du dimanche (tant son travail à la galerie l’absorbe), mais d’une telle acuité de regard, d’une telle précision dans la formulation, qu’à le lire on oublie aussitôt ce qui requiert l’essentiel de son temps : la vente de tableaux. Au fond, ce grand professionnel reste aussi un amateur – au sens fort, et c’est pour cela que nous attendons avec impatience ses trop rares publications. De temps en temps, il opère un rassemblement de ses textes plus ou moins brefs (provenant parfois de petits livres très denses, publiés à L’Échoppe ou chez Fata Morgana) sur l’art et les artistes (mais aussi l’écriture et les écrivains, voire la musique et les musiciens) et cela donne : La Vraie Nature des ombres, Gloire des formes, Rue du Regard (tous publiés chez P.O.L.). Jean Frémon est un très agréable conteur et un excellent partenaire pour des échanges radiophoniques. Je me souviens qu’un jour je l’avais interviewé pour Surpris par la nuit (sur France Culture) et qu’un ami musicien qui rentrait de son travail tard le soir en voiture m’avait raconté qu’après avoir ouvert son autoradio et être tombé sur cette émission, il avait dû s’arrêter longuement sur une aire d’autoroute, tellement il avait été pris par la parole de Jean Frémon qu’il désirait écouter dans le plus grand calme, sans être perturbé par quoi que ce soit.
Ce nouveau recueil d’un peu plus d’une trentaine d’écrits, cette fois dans la Collection Beautés, s’intitule L’Écriture des formes. Il s’ouvre par une sorte de réponse à la question Pourquoi écrivez-vous sur l’art ? qu’il titre : Au pourquoi, je préfère le comment. Dès l’incipit, les choses sont claires. Frémon, comme d’ailleurs tous les “critiques d’art” qui sont aussi poètes, aime rentre visite aux artistes dans leur atelier, les écouter avec la plus grande attention, tout en laissant errer son regard en tous sens, mémoriser (ou noter discrètement) ce qu’il aura entendu. Puis, une fois rentré, de prendre le temps de ruminer ce viatique, avant de se mettre à la table de travail. Cette activité est de l’ordre du faire. Toute volonté de juger est mise au rencard. Frémon répond à son invisible questionneur : “Vous me demandez ce que j’ai retiré de la fréquentation des artistes et de leurs œuvres ? Tout. En particulier l’humilité. La leur d’abord, les complaisants, les lâches, les éternels satisfaits d’eux-mêmes n’ont pas de place dans ce concert.” Ce livre, L’Écriture des formes, est une fois de plus la preuve que cette humilité produit de plus beaux fruits qu’un mitraillage d’assertions. Son excipit ? “Peindre est surtout difficile avant de peindre”.
Le quatrième et, à ce jour (octobre 2018), dernier “solo” publié par la galerie Jean Fournier (en association avec le FRAC Auvergne) est Exercices d’exorcismes de Fabrice Lauterjung (qui est cinéaste et enseignant). Il s’agit d’un essai, à partir du film d’Hans-Jurgen Syberberg, Hitler, un film d’Allemagne – “film monstre de sept heures” sorti en 1977. Je me souviens (ça recommence ! Mais c’est ainsi…) que, du temps de Change, deux ans après avoir contribué à faire découvrir Jack Spicer, Jean-Pierre Faye avait publié le “scénario” (les guillemets sont de l’éditeur) de ce “très grand film, presque impossible à voir” qui “est également un essai de récit sur ce qui a préparé le pouvoir des tueurs. Montrer qu’ils sont dérisoires ne doit pas interdire d’entendre la musique qu’ils ont annexés et dont ils ont fait une arme dangereuse, persuasive. (…) L’expérience tentée par Syberberg est l’inverse de celle de Brecht, qui a été un de ses points de passage. Elle évite de réduire le cas Hitler à un simple schéma, fût-ce le ridicule. Elle montre l’entrelacement du risible et du terrible. De la musique et de l’extermination. L’irruption du kitch dans la tragédie.” (Jean-Pierre Faye – par ailleurs auteur de Langages totalitaires, grand livre sur la mise en acceptabilité du nazisme). Fabrice Lauterjung est né l’année-même de cette publication. Son essai s’avère indispensable, tant le film, régulièrement salué comme un chef d’œuvre, est aujourd’hui peu connu et requiert un travail de désenfouissement : “un objet cinématographique complexe et fascinant qui rend l’exercice critique malaisé et maltraite les regards dilettantes.” Lauterjung “ se livre à une analyse méthodique de ce film, non pour l’épuiser ou pour le plaisir de la glose, Mais pour saisir comment esthétique et politique, esthétique et poïétique peuvent se tramer, composer une mosaïque dérivante qui est autant une leçon de cinéma qu’une tentative de discours critique de ce qui est notre monde aujourd’hui…”.
À noter que les livres de cette Collection Beautés ne proposent aucune image en dehors de celle de couverture. Ces ouvrages s’adressent donc à celles et ceux qui en ont à foison dans leur tête, ou qui aiment, tout en lisant, se frayer un chemin sur la toile.
4.
Suite de “lectures transversales de l’art contemporain”, Symptômes, le dernier livre d’Éric Suchère, qui vient de paraître aux éditions de L’Atelier contemporain, s’ouvre par un texte intitulé Rhapsodie de sensations qui sonne comme une sorte de préface à cet ouvrage qui, à chaque page, fait montre d’une grande acuité de regard, donc de pensée, relevant avec précision et – beaucoup plus rare – recherche de simplicité dans la formulation, ce qui, dans notre contemporanéité, pourrait nous donner quelque indice pour comprendre, non ce qui en bornerait le champ, donc les limites, mais ce qui en établirait “la diversité et la complexité”, donc son potentiel d’ouverture.
Dès les premières lignes, nous avons donc déjà cinq mots qui, se frottant entre eux, nous donnent de précieuses indications, non pour se perdre comme dirait Marguerite Duras (quoique…), mais pour traverser selon les bons tempi et avec le plus d’aisance possible cet ouvrage dont l’écriture a à voir, effectivement, avec ce qu’on entend par rhapsodie (par sa composition très libre, non pesante et sans enfumage stylistique ou conceptuel : procédant par montage de fragments nullement bavards sur des “thèmes” énoncés en 4e de couverture : “la politique, l’idiotie, le mauvais goût, le geste artistique, la légèreté, le rien, le pas grand-chose, l’expérience de l’œuvre, la littéralité…”) ; où il est sans cesse question de sensation sans que ce mot ne revienne comme une antienne ; où art contemporain, “terme flou” s’il en est aujourd’hui, se doit d’être sans cesse remis à sa place, c’est-à-dire subir toutes sortes de déplacements – de dégagements (ajouterait Michaux) de ce qui le rendrait à la fois sans contours et trop circonscrit (ce qui est quand même un comble) ; et où ce titre, symptômes, incite à penser, au moins inconsciemment, que l’ouvrage d’Éric Suchère va nous apporter quelque chose comme le fruit d’un travail “clinique”, en recherche notamment de troubles, de malaises, de défaillances, etc. Je songe soudain à un autre titre, celui d’un roman de Maurice Roche : Maladie Mélodie, et me dis que ce qui est ici malade, atteint d’on se sait quoi, ce n’est pas l’art (en soi), mais la manière dont on le perçoit, alors que notre époque a probablement perdu, non seulement le regard, mais aussi l’oreille et le sens mélodique qui nécessite d’établir des liens en tous sens pour éviter le piège de la rengaine. Je me souviens au passage de cette proposition de définition de “Contemporain” proposée par Giorgio Agamben, il y a une douzaine d’années : “celui qui reçoit en plein visage le faisceau de ténèbres qui provient de son temps”. Produire de l’art, en Contemporain (ce qui serait différent que de faire de l’art contemporain – surtout si on songe à l’ouverture fameuse du Traité du style d’Aragon), c’est répondre à cette agression en tentant, via tel ou tel passage à l’acte, d’entailler ce rideau de ténèbres. Mais pour illuminer quoi (comme dirait paresseusement la critique journalistique – comme celle des Inrockuptibles à propos de laquelle Suchère dit très justement qu’elle suit la contemporanéité au lieu de la penser) ?
Ce recueil d’essais, comme le précédent, provient en grande partie de la Collection Beautés. L’ombre de Spicer y fait de nouvelles apparitions. Dans Langage, ce dernier note que “Plus personne n’écoute la poésie / l’océan ne veut pas être écouté.” Mais qui écoute aujourd’hui la peinture ? C’est-à-dire l’ausculte avec les bons outils, probablement les plus élémentaires. Dans Symptômes (comme dans Motifs et partis pris), le “bon sens” n’est pas méprisé car, au fond, il y a peut-être là comme une arme secrète contre la boursoufflure de règle dans ce que l’art contemporain a pu fabriquer dans ses prisons dorées où l’imaginaire perd l’essentiel de sa puissance. Dans le deuxième essai du livre, intitulé Que faire ? (reprise d’un texte publié dans le volume de la Collection Beautés intitulé Le motif politique), Éric Suchère examine l’œuvre de Jean-Michel Othoniel, le Bateau des larmes, qui prétend être (selon le site internet de l’artiste) un “hommage aux exilés, réalisé à partir d’une barque de réfugiés cubains trouvée à Miami couverte d’une cascade de perles de couleurs, se transformant en d’énormes larmes de cristal limpide”. Le critique ne peut que se montrer ironique vis-à-vis d’un tel projet, quitte à passer pour réactionnaire (à l’image de Baudrillard ou de Jean Clair), car on ne s’attaque pas impunément aux valeurs du marché (résister à Bernard Arnaud, refuser de mettre les pieds dans sa fondation, s’appuyer pour cela sur le film Merci patron de François Ruffin, peut vous projeter là où il est pourtant clair que vous ne vous situerez jamais). Il relève que proclamer “réenchanter la vie est un acte poétique et politique” (Othoniel) ne peut que nous conduire à nous remémorer la chanson des Monty Python, Always Look on the Bright Side of Life, qui conclut La Vie de Brian. Mais, loin de sombrer dans la dénégation (ou la résignation), Que faire ? s’achève par des propos de combat : “il s’agirait, à l’instar de Mallarmé refusant la récupération par la bourgeoisie, de choisir l’obscurité ou, plutôt, l’opacité, d’instaurer l’impossibilité de rendre l’œuvre dirigeable par le regard rapide du consommateur d’art actuel, de rendre nécessaire la lenteur (…), de tout faire pour empêcher le capitalisme d’arriver aussi facilement à ses fins, c’est-à-dire la transformation de l’œuvre en objet culturel. En cela, peut-être, il y aurait une possibilité pour faire encore un art politique.”
Impossible ici de recenser tout ce qui, dans cette suite de neuf essais, pourrait nous offrir l’opportunité d’échanges enrichissants. Nous devons donc opérer un choix. Commencer (par exemple) par reconnaître la réussite graphique de la couverture (les livres publiés par L’Atelier contemporain sont tous impeccables sur ce plan) qui reproduit une œuvre de Niele Toroni, composée (comme toutes les autres du même peintre) “d’empreintes de pinceau n°50 répétées à intervalles réguliers tous les 30 centimètres”, à partir de laquelle Éric Suchère prend le temps d’une authentique réflexion, notamment sur le principe de répétition qui repousse toute “fin de l’art” du fait de l’impossibilité de produire de manière radicale un “dernier tableau”. Bien au contraire, “continuer la peinture serait prolonger le désir de faire la peinture. La répétition excèderait, ici, la nécessité et produirait du plaisir. Il ne resterait, alors, plus que cela… au moins pour l’artiste : le plaisir libidinal.” On ne saurait mieux dire.

Une des vertus de Symptômes est de nous inciter à prendre distance avec ce qui nous interdit de produire des gestes de lecture en contrepoint à des gestes d’écriture (ou de non-écriture, mais cela revient finalement au même : à la découverte, par exemple, d’un tableau où toute trace gestuelle semble effacée, où le silence règne sans partage, le regard peut répondre par la sidération qui est, au fond, un geste, celui de l’arrêt sur image), tout en faisant montre de légèreté et sans confondre ce qui à partir de trois fois rien bâtit un monde et la nullité de ce qui caracole pompeusement dans les fondations portant les noms de capitaines d’industrie (on note au passage le retour obsessionnel chez Éric Suchère de certaines œuvres parmi les plus emblématiques de la modernité récente comme 4’33 de John Cage ou Erased De Kooning Drawing de Robert Rauschenberg). “Si l’art du XXe siècle accepte le peu, le presque rien où l’à peine, il semble avoir horreur de tout ce qui pourrait apparaître comme léger, de tout ce qui pourrait être le signe d’une pensée légère, d’une pensée qui ne s’appuierait pas sur une masse théorique, sur une construction conceptuelle et nous sommes en partie les héritiers de cette pensée.” Oui, en partie car – et ces deux livres en témoignent avec une très grande acuité critique – entre aussi en jeu une très forte résistance à cet héritage qui nous permet d’accéder à ce qui est inactuel, en êtres saturés de doutes, comme errants, mais “non-dupes”. Une fois encore : ouverts au dialogue et nullement cloisonnés par la ratiocination de ce déjà-dit gonflé de cette vanité hélas des plus communes qui encombre le rayon “art contemporain” des librairies.
5.
Comme d’habitude, une fois trouvé les mots permettant de prendre élégamment congé avec qui aura eu le courage d’arriver jusqu’ici, un livre frais imprimé parvient au “narrateur”, le contraignant (bien agréablement) à ouvrir un nouveau chapitre de sa petite recension. Cette fois, il s’agit de Jean Fournier – un galeriste amoureux de la couleur de Catherine Francblin, publié par les éditions Hermann, dans la Collection galerie d’art (initiée par le Comité Professionnel des Galeries d’Art). Il s’agit d’une sorte de biographie d’un professionnel : un “galeriste”, même si Jean Fournier n’aimait pas qu’on le désigne ainsi, préférant l’expression “marchand d’art”. Pour avoir fréquenté sa galerie, du temps de son vivant, pendant plus de trente ans (elle est toujours active aujourd’hui – Émilie Ovaere-Corthay ayant succédé en 2013 à Élodie Rahard qui en fut la première directrice après la mort de Fournier en 2006).
Le principal mérite de ce livre est de tracer de manière la mieux informée possible ce parcours d’un homme d’une force de caractère assez exceptionnel, animé par une passion implacable, sans concession, et au fond très secret. Je me souviens d’un jour où, pénétrant à pas de velours cette vaste galerie rue Quinquampoix alors fraîchement ouverte, Sam Francis (à moins que ce ne soit Pierre Buraglio) étant accroché sur les murs, je m’étais retrouvé seul avec lui. Mais loin d’ignorer le jeune homme que j’étais, de plus sans le moindre sou vaillant disponible pour l’acquisition d’une œuvre, il s’était lancé dans un échange très animé sur la peinture (il est vrai que j’avais dû lui dire que la découverte de Simon Hantaï avait changé ma vie). Je me souviens aussi être passé à d’autres occasions, probablement dans des moments qui ne convenaient pas, sans que son regard ne puisse croiser celui du visiteur. Personnage étonnant, mystérieux – et cependant ouvert, faisant toujours montre d’une rare élégance (Shirley Jaffe disait de lui : “un gentleman !”).
Catherine Francblin écrit que Jean Fournier était d’une probité exemplaire. Son livre lui renvoie la pareille, même si le lecteur peut parfois se montrer frustré que certains voiles ne soient pas levés. Mais il est clair que ce n’est pas une biographie “à l’américaine” – plutôt l’établissement précis de cette topographie qui permet au lecteur de comprendre ce qui aura conduit l’ancien apprenti-boucher, héritier potentiel du commerce familial, si précis dans la découpe et l’emballage des morceaux, à devenir marchand de tableaux ; ou ce qui aura incité cet orphelin de père à se mettre au service de tant d’artistes, parfois aussi singuliers que lui. On a dit de lui qu’il attendait avant toute chose de voir surgir la peinture (“la couleur toujours recommencée”). Et qu’il pouvait acheter de ses propres deniers quelques toiles d’un jeune artiste qu’il venait d’exposer et dont il n’avait rien vendu rien que pour l’aider à renouveler son stock de supports et de couleurs, afin que de nouvelles œuvres puissent être déposées dans sa galerie, qu’il se chargerait de vendre, et pas à n’importe qui, certain que leur éclat, leur force, voire leur refus de toute concession, serait tôt ou tard reconnu dans les plus grandes institutions muséales. L’histoire est loin de lui avoir donné tort. Ses principaux artistes : Simon Hantaï, Joan Mitchell, Shirley Jaffe, James Bishop, Sam Francis, Claude Viallat, Pierre Buraglio, jusqu’aux plus jeunes Stéphane Bordarier, Frédérique Lucien, Bernard Piffaretti et tant d’autres… témoignent de son très bon accordage des sens. Et aussi d’une grande fidélité : “Le style Fournier, c’est aussi une sensibilité et un parti pris exclusif à l’égard d’une famille d’artistes inscrits dans une histoire, un territoire, un corpus de références issues de Matisse et des figures majeures de l’abstraction américaine s’élançant sur des chemins que personne, toutefois, n’avait encore empruntés. C’est un goût pour la couleur et pour les audaces, les écarts résultant d’une réflexion sur les termes mêmes de la peinture.” (Catherine Francblin).
Jean Fournier : “On m’a souvent dit : « Alors, chez vous, comment ça va ? C’est toujours peinture-peinture ? » Moi, j’étais chez moi et c’était toujours peinture-peinture.”
Penser l’art, et notamment la peinture, autrement, c’est monter les œuvres avec justesse, écrire à leur sujet sans les recouvrir de vains bavardages, donc faire passer, avec humilité, et sans perdre de vue que c’est une drôle d’activité. Le dernier mot à Fournier : “Pour moi, ce travail est une sorte de « chose à vivre », je n’en attends rien, mais j’en espère tout.”
Les livres évoqués dans cet article sont trouvables dans les bonnes librairies et, pour la plupart, à la galerie Jean Fournier, 22 rue du Bac, Paris 7e.
Note : il est toujours possible d’écouter Une vie une œuvre Jean Fournier, marchand de tableaux à Paris en suivant ce lien.
Les parties 2 et 4 ont d’abord été écrites (sous contrainte) pour le journal Hippocampe, à Lyon. Merci à Gwillerm Perthuis de m’avoir permis de les reprendre (dans une version légèrement différente) ici.