Au sortir de la nuit : en rêve, ou peut-être en songe, une constellation s’est formée. Même si une telle association d’objets plus ou moins lumineux (souvent des livres, mais pas seulement) peut sembler le fruit d’une cogitation personnelle, elle finit par s’imposer, non seulement à soi, mais à tous, comme si elle avait toujours été là, en attente d’un regard – ou d’une écoute. On peut très bien ne jamais la voir. Les constellations les plus discrètes, les plus secrètes, auront toujours notre préférence. Trop de bruit dérange ce qui n’est pas un travail pseudo-savant : bien plutôt de l’ordre de la cueillette – ou du dessin non contrôlé. On ne sait jamais ce qui nous conduit à écrire une recension critique (ou une chronique, au sens archaïque du mot). Une intention minimale (pour cette cinquième partie, un mot, bien usé à force d’avoir servi : poésie) peut suffire à nous téléporter sur le terrain vague où, cheminant à la recherche d’on ne sait quoi, nous ramassons quelques cailloux qui nous plaisent – et nous parlent.
1.
Je me souviens de ces vers de Jack Spicer, traduits par Jean-Pierre Faye pour le n° 28 de Change : “Nulle personne n’écoute la poésie / L’océan n’a pas l’intention d’être écouté.” Ce poète de ce qu’on a nommé la “Renaissance de Berkeley” me hante depuis la sortie de ce numéro en octobre 1976. Il faut dire qu’une petite centaine de pages adaptées en français (par Guglielmi, Faye et Roubaud) ne pouvait suffire à combler notre appétit d’informations au sujet de cet auteur qui – né à Los Angeles le 30 juin 1925 et mort prématurément à l’âge de 40 ans, le 17 août 1965 (on disait “de malnutrition”, avant d’apprendre qu’il souffrait d’insuffisance hépatocellulaire) – n’avait été qu’assez peu publié de son vivant. Nous avons donc pris notre mal en patience, sans jamais oublier le choc initial, guettant les rares publications d’inédits dans diverses revues (comme Action Poétique, In’Hui ou If). Qui lit couramment, avec aisance, l’anglo-américain, a été plus rapidement servi (The Collected Books of Jack Spicer, édité par Robin Blaser en 1975 ; et surtout The House That Jack Build : The Collected Lectures of Jack Spicer, édité par Peter Gizzi en 1998). En 2006, Le Bleu du ciel a fait paraître C’est mon vocabulaire qui m’a fait ça, une première anthologie de plus de 300 pages établie et traduite par Éric Suchère, avec une préface de Nathalie Quintane (Crapauds réels) qui présentait Spicer comme étant “…un Rimbaud rendu à la dure réalité (!) du langage”. Aujourd’hui, grâce à cette édition – impeccable et, pour le coup, définitive ? – d’Élégies imaginaires (Vies Parallèles, Bruxelles, mars 2021), Œuvres poétiques complètes de Jack Spicer traduites par le même Éric Suchère, tous les lecteurs se trouvent à égalité – ou presque. Élégies imaginaires reprend assez logiquement les versions françaises des recueils précédemment publiés, et s’affirme bien plus riche que celle de 2006, avec pas loin de 250 pages supplémentaires (côté poésie), auxquelles il convient d’ajouter Conférence de Berkeley ainsi qu’un peu plus d’une trentaine de pages de compléments en fin de volume : Poésie et politique de Peter Gizzi, et une Chronologie établie par les deux coéditeurs de ces œuvres poétiques complètes (Kevin Killian et Peter Gizzi).
Les deux vers déjà cités sont les troisième et quatrième du premier poème (traduit par Jean-Pierre Faye sous le titre de Chose langage) du dernier livre publié du vivant de Spicer (Langage, 1965). Dans la traduction d’Éric Suchère (sous le titre Langage de chose) ils sonnent autrement : “Cet océan, humiliant dans ces déguisements / Plus dur que tout. / Plus personne n’entend la poésie. L’océan / Ne veut pas être écouté. Une goutte / Ou trombe d’eau. Cela ne veut / Rien dire. / C’est / Le pain et le beurre / Le poivre et le sel. La mort / Que les jeunes hommes espèrent. Sans but / Cela se brise sur le rivage. Signaux blancs et sans but. Plus / Personne n’entend la poésie.” Pas toujours simple pour qui a mémorisé certains poèmes (de Langage, mais aussi de Billy the Kid et Le saint Graal) de déchiffrer ces nouvelles versions sans que ça frotte dans la tête ; mais une fois effectué un certain nombre de lectures, il faut reconnaître que la plus récente a été pensée avec subtilité : choisir pour le troisième vers le verbe entendre (Suchère) plutôt qu’écouter (Faye), tandis qu’au vers suivant, tous deux s’accordent sur écouter, a le pouvoir de relancer l’interprétation de cet étonnant poème. On pourrait s’amuser à faire d’autres comparaisons, en prenant par exemple le début de Billy the Kid, mais l’essentiel avec ces Élégies imaginaires, c’est l’apport de tant de pages jusqu’ici inédites en langue française, notamment sa partie “I (1945-1956)” qui rassemble les premières années de production poétique de Spicer, déjà sidérantes d’invention, et qui justifient à elles seules l’achat du volume.
Je ferme maintenant les yeux, ouvrant le livre au hasard, avant de recopier ce sur quoi je suis tombé : “Je rêvais que l’océan mourrait, renonçait à sa mort. / Les dernières marées spasmatiques, les dernières vagues / Étaient encombrées de fantômes s’en échappant ; les marées / Étaient étouffées et étranglées par le poids de la chair / Et des os tombant. Et bientôt le flottement du retour cessa.” Éric Suchère : “Spicer croit aux fantômes, et il croit que ceux-ci dictent les mots. Et que le poète est celui dont la tâche est de retranscrire ces mots, sans rien soustraire ni ajouter. Ainsi le poète disparaît-il derrière le langage dont il n’est plus qu’un médium.”
Se souvenir qu’après ses années d’études au lycée à Berkeley, Philip K. Dick a emménagé “dans un immeuble où se sont installés quelques poètes qui appartiendront, au début des années 1950, au mouvement de la San Francisco Renaissance [ou Renaissance de Berkeley]. C’est ainsi, sous la tutelle de Robert Duncan et Jack Spicer, [qu’il] s’ouvre à la littérature générale” – Laurent Queyssi, préface aux Nouvelles complètes de Dick, collection “Quarto”.
Ou bien – c’est le début des premières Élégies imaginaires qui datent, elles aussi, de cette période 1945-1950 : “La poésie, presque aveugle comme un appareil photo / Est aperçue vivante juste une seconde. Clic, / Clac fait la paupière de l’œil devant le mouvement / Presque comme le mot arrive.” Ou encore, ce texte de 1962, attaché à Une brouette rouge et titré Homosexualité et marxisme : “Il ne devrait y avoir aucune règle pour cela mais cela devrait être simultané s’il se peut. / L’homosexualité c’est essentiellement être seul. Ce qui est une lutte contre les patrons capitalistes qui ne veulent pas que nous soyons seuls. Seuls nous sommes dangereux. / Notre mécontentement pourrait ruiner l’Amérique. Notre amour pourrait ruiner l’univers si nous le laissions faire. / Si nous laissons notre amour fleurir dans la vraie révolution nous serons inondés d’offres pour coucher.” (Noter au passage que ce bref Essai marxiste a été publié dans un magazine dont le nom est N – San Francisco Capitalist Bloodsucker (“N : Vampire capitaliste de San Francisco”). L’humour de Spicer est assez formidable. Gizzi parle, dans sa préface aux Trois leçons de poétique (TH. TY., 2013), de son “sérieux désinvolte” au moment où il donnait ces fameuses leçons à Vancouver devant un auditoire de jeunes poètes, de professeurs et d’artistes – l’écrivain “éméché et agité” faisant montre “d’un méchant esprit ironique” (selon certains témoins), associé à “un humour charismatique” (selon Gizzi), tout en prenant son travail “avec le plus grand sérieux”, s’assurant que ces leçons étaient bien enregistrées.
Dans sa Conférence de Berkeley (14 juillet 1965, soit cinq semaines avant son décès), Spicer confie à ses auditeurs : “… si vous êtes poètes – pas trop de flashs hein ? – vous devriez arriver à comprendre comment le système du pouvoir se manifeste dans votre propre communauté. Votre ennemi est simplement quelque chose qui va essayer de vous faire arrêter d’écrire de la poésie.” Cinq ans auparavant, il avait écrit dans Un manuel de poésie : “Le mouvement de l’au-delà. L’au-delà du poème – / Définissez les fantômes comme une gomme à effacer créée pour effacer leur propre passé. / Le mouvement de l’au-delà. Et vous penserez immédiatement à une photographie. Son fantôme défini comme une tache d’ectoplasme – une anti-image. / Une anti-image comme si seulement en étant morte elle pouvait produire les mouvements de ce que c’était d’être apparent. / Une dispute entre les morts et les vivants.”
Comment pourriez-vous, après avoir lu ces quelques lignes, ne pas vous précipiter en librairie pour acquérir ce qui pourrait rapidement devenir un des secrets plus jalousement gardés de votre bibliothèque ?
2.
Fort heureusement, Spicer n’est pas seul. Notre époque est, on peut le dire, étouffante ; mais nous avons la chance que certains ouvrages fraîchement sortis nous apportent de l’air, même s’il leur arrive d’être accompagnés de mauvaises nouvelles.
La collection “Poésie / Flammarion” dirigée par Yves di Manno continue de semer ces fameux cailloux que l’on ramasse sur certains sentiers du terrain vague. Aujourd’hui, comme il fait beau temps, on s’y attarde. Trois livres depuis le début de la nouvelle année, que nous avons eu plaisir à lire. Ouvrons-les en sens inverse de leur date de parution. La sortie en librairie de Promenade et guerre de Cédric Demangeot a malheureusement été assombrie par la nouvelle de la mort de son auteur âgé de 46 ans, quelques jours avant que le livre ne soit achevé d’imprimer. Yves di Manno parle “d’une immense tristesse”, tant Cédric Demangeot attendait de le recevoir “dans une forme de joie, malgré la maladie contre laquelle il luttait.” “C’est une grande perte pour la littérature d’aujourd’hui que la disparition précoce d’un poète aussi droit, talentueux, intransigeant (…) et également soucieux de ses contemporains.” Promenade et guerre est nettement moins épais que ses deux précédents dans la même collection : Une inquiétude en 2013, et Un enfer en 2017. Il est peut-être, malgré les apparences, un peu moins noir qu’Un enfer, même si on y trouve des passages comme celui-ci : “Il y a un jour après l’enfer // c’est un ami qui me l’a dit / en soulevant le couvercle // il faut danser / avec les rats dans la cuisine // danser jusqu’à l’épuisement des rats // où jusqu’à notre propre dissolution / dans le tournoiement fixe des étoiles” (l’éditeur a raison de noter que “cette poésie sombre, sans concession, d’un désespoir lucide – ou d’une lucidité désespérée – n’est pourtant pas dénuée d’une sorte d’humour froid qui ne « sauve » pourtant pas l’univers dont elle multiplie les images inquiètes”).
Lisant Une inquiétude il y a huit ans, j’avais été frappé par ces mots : “La poésie est malade parce que la vie est malade. Il faut vous faire un dessin ?” Et quatre ans plus tard, dans Un enfer : “Par malchance, ou par accident / le jour de ma naissance / je ne suis pas entièrement né. // Un, peut-être, ou des, plusieurs / morceaux de moi sont restés / dans le corps de ma mère, /// certains / morceaux de mon corps / ne sont jamais venus à la vie // ils sont restés / enfermés dans la nuit / du corps de ma mère // on ne les a / jamais retrouvés (Corps confisqué)”.
Peu après avoir rédigé ces lignes, allant faire un tour sur Le Clavier Cannibale à la date du 29 janvier – lendemain de la mort de Cédric Demangeot –, je me suis aperçu que Claro avait, entre autres citations, choisi ce même fragment d’Un enfer. “Habitée par une angoisse confessionnelle, essentielle, à l’instar de la poésie de Mathieu Bénézet, œuvre travaillée par des rages nécessaires, de précises griffures, l’œuvre éclatée-éclatante de Cédric Demangeot se tient à l’écart, isolée, violente, en elle vibre un refus qui est ce par quoi elle brise les cases et parle directement à nos consciences carnées. (…) Il faudra du temps, sans doute, pour qu’on prenne la mesure de ce poète à part – « à part », c’est-à-dire, écarté, écartelé, têtu, tenace (Claro ).”
Qu’on me permette de continuer à procéder ainsi, tout au long de cette chronique, non en égrenant une suite d’opinions plus ou moins personnelles, ou en affinité – mais par montage. Il me semble que c’est le seul moyen pour qu’une constellation prenne vie : opérer des frottages en assemblant ce qu’on aura lentement cueilli, comme on le fait à la radio, du moins celle que j’ai longtemps pratiquée, où on laisse parler l’autre, sans pour autant laisser le son filer. Cut ! Court silence, avant de choisir un dernier extrait de Promenade et guerre (respectant cette fois la mise en page de l’auteur) :
“toi dont l’os
pleure en caressant le sens
au verso de l’histoire plutôt qu’à sa
fin, je t’ai croisé dans cette rue. me feras-tu
connaître enfin que l’oubli
est l’appui maudit”
de la pensée”
Beaupré est le cinquième livre d’Éric Sautou publié dans cette même collection. Il est composé de poèmes dédiés au souvenir de la mère de l’auteur (tout comme Une infinie précaution, son précédent chez Flammarion). En deux parties : les jours et les jours (94 p.) et Beaupré (6 p.), il se lit d’une traite – d’un seul souffle ; puis, une fois repris sa respiration, se relit par fragments, à la recherche (une fois encore) de quelque matière à monter – mais pas si simple de tailler dans ces cent pages. Essayons quand même :
“toute lampe
allumée
rouge
blanche
allongée
je m’égare ne sais
plus parler
ni me taire”
Ou bien (page suivante, mais cette fois faisant usage par commodité de barres obliques entre chaque vers) : “écrire / c’est l’habitude sans toi je pleure sans toi choses / de l’automne / je traverse / pour la dernière fois choses / de l’automne / ici c’est l’automne / l’histoire / de ta vie dans le temps choses / de l’automne”. Je note au passage que lire ainsi, d’un seul souffle, suppose que l’on soit en présence d’une écriture musicale (non forcément mélodieuse, mais rythmée, agencée de manière à entraîner une forme de dialogue, de respiration à respiration. Du coup, on s’invente, intérieurement, une voix, pas nécessairement “soliste” – mais qui sait ?
Éric Sautou a fait partie des auteurs de ce volume collectif paru en 2002, Venant d’où ? – “collectif”, mais “n’illustrant en rien une quelconque « ligne ». Et visant moins à confondre – qu’à distinguer.” On y avait alors repéré un sens de l’ascèse (une écriture resserrée) que les livres suivant ont confirmé. “J’écris les mots que je vois. / Il va neiger, il neige un peu déjà. / Les mots restent simples (Les vacances, 2012).” “l’herbe est froide et verte / la pie / les ailes et le bec / j’ai soulevé ma voix / j’ai jeté un à un / les sept cailloux dans l’eau (Frédéric Renaissan, 2008)”. “le temps est seul il écoute / je regarde le soir d’être seul on me regarde seul au milieu / la mer est devant dehors est immense (La Tamarissière, 2006).
“je fais
quelque chose mais quoi
je sont les mots qui ne sont rien je reste
j’habite
seule ici et seule
je reste (passent
depuis des années)”
(Beaupré, 2021)
Ce qu’il y a de formidable avec cette collection, c’est que les livres se suivent et ne se ressemblent pas. Ce qui est loin de nuire à la cohérence de l’ensemble (36 ans après sa création par Claude Esteban, et 27 environ depuis qu’Yves di Manno en a repris l’animation, on en arrive à dépasser aujourd’hui les 200 volumes).
Cassandre à bout portant est le cinquième livre de Sandra Moussempès publié chez Poésie / Flammarion. Sorti le 20 janvier, il a bénéficié d’une attention critique plutôt élogieuse. Il faut dire que le titre est, comme souvent chez cette auteure, étonnant. Cassandre, nous dit-elle, est un des surnoms que lui avait donné son père. Dans un entretien récent pour Télérama, Anne Segal lui demande si le qualificatif “expérimental” qu’on accorde volontiers à son travail lui convient. Sandra Moussempès répond : “Oui, dans le sens où la poésie me permet d’inventer mon propre langage. À la suite de chocs traumatiques, notamment à l’adolescence avec la mort de mon père, la poésie m’est apparue comme seul lieu pour transmuter la violence et la souffrance car je ne pouvais pas « formuler » ce qui se tramait, sauf de façon déstructurée. Expérimenter, c’est aller au plus près de sa propre singularité sans pour autant savoir où l’on va.”
Les références en lien étroit avec son travail d’écriture poétique que donne volontiers Sandra Moussempès permettent de saisir ce qui nous relie (Lynch ou Sofia Coppola par exemple) et ce qui nous sépare. Mais, comme à chaque fois, ce qui compte, ce ne sont pas nécessairement les affinités que nous avons en commun, mais ce qui s’est déposé en nous, une fois oublié les intentions de l’auteur(e), s’il en est de clairement exprimées. On ne fige rien par la lecture, on traverse le livre, s’arrêtant parfois pour noter quelques vers – ou une page :
“Ne pas mélanger la vie et le poème
Le poème
La vie – avec la vie
Le poème – et seulement le poème – donne sur une porte suivante
La vie et le poème ne peuvent en aucun cas se toucher (juste parfois se frôler)
Contrairement à ce qui se dit sur les poèmes et les portes”
On avait déjà relevé ceci : “Un poème est une façon de tresser les fissures / Dans un hôtel rempli de fantômes”. Ou encore, un peu plus loin : “Plus le visage s’efface plus la porte se referme // C’est l’esprit d’une chambre sans entrée ni sortie // Avec un barrage végétal vers lequel je deviens moi multipliée par deux // L’heure où surgissent les fantômes de tout miroir // Comme des racines d’arbres enlacées par un souvenir”. On se dit qu’il s’agit de contes plus ou moins fantastiques. Ou cruels. “Des princesses hurlent à sa place quand le son est coupé” (ouvrant au hasard le précédent livre de Sandra Moussempès publié dans cette collection, Sunny girls, je tombe sur : “Prenons un son dédié aux princesses / Lorsque la peau s’assombrit légèrement”).
Je ne sais pourquoi, lisant Cassandre à bout portant, me sont revenus ces mots d’Alain Robbe-Grillet : “À quoi rêvent les jeunes filles ? Au couteau et au sang”. Mais j’ai aussi retenu ce titre de poème : La femme qui voulait se changer en ciseaux ; et ce vers : “Elle boit ses propres larmes parfumées à l’hypnose” (si vous désirez passer de larme à lame, supprimez une lettre). On relit (c’est une obsession personnelle : relire, une fois la lecture achevée, comme revoir les films avant d’esquisser le moindre commentaire – obsession semble-t-il partagée : “Les films que je n’ai pas revus au moins trois fois de suite sont restés dans leur boîtier”) et on relève à chaque fois quelque chose d’autre : “Mary Shelley in utero a rempli son caddy d’épines dorées” (aujourd’hui 20 février 2021, au moment-même où je recopie ces mots : in utero, Kurt Cobain aurait eu 2 x 27 ans). Donnons une dernière fois la parole à l’auteure (recueillie dans le même entretien) : “J’écrivais dans Sunny Girls : « J’habite dans mes livres ». J’y convoque les sensations de « déjà vu », sortes de ponts entre le poème et la « vraie » vie. Et l’humour ou le côté grinçant sont également très importants pour faire le lien, une certaine férocité. La poésie ne doit surtout pas être mièvre ou pathos à mes yeux. On touche à sa vibration intime dans le poème. On n’enrobe pas.”
3.
Je connaissais mal l’œuvre de Pierre Parlant avant qu’Arno Bertina ne me raconte comment ce dernier l’avait initié à la lecture de Claude Ollier alors qu’il était encore jeune homme. C’était en 2012, lors des séances d’enregistrement d’À la recherche de Claude Ollier, création radiophonique composée pour fêter les 90 ans de l’écrivain. Deux ans plus tard, c’était Les courtes habitudes. Nietzsche à Nice (Nous), petit volume d’une rare densité, où Pierre Parlant explorait pour la première fois cette forme qu’il a nommée “autobiographie d’un autre”. Puis en 2016, Qarantina (cipM/Spectres familiers) ; et l’année suivante : Ma durée Pontormo (Nous), deuxième volume de ces “autobiographies d’un autre”, bien plus volumineux et tout aussi dense, d’une écriture exigeante de regardeur, d’écouteur et de lecteur. Ce livre m’avait conduit à me documenter sur l’œuvre de Pontormo, peintre du premier 16e siècle que j’avais jusqu’ici un peu négligé, et que Pierre Parlant était allé contempler in situ, en Toscane. Je ne résiste pas au plaisir d’en prélever ces lignes : “Je ne cherche pas à comprendre. Depuis mon arrivée, pour mettre à mal les certitudes qui m’envahissent, j’essaie seulement de faire jouer sans complaisance la couleur contre la forme, le plan contre la ligne, la ligne contre l’intrigue.” En décembre 2018, un volume collectif dirigé par Emmanuel Laugier, Coopérative des littératures, Pierre Parlant, proposait un certain nombre d’inédits, d’entretiens, et d’essais – de, avec et sur – l’auteur d’Une cause dansée, livre à venir dont nous pouvions découvrir quatorze pages (parfois retravaillées ultérieurement). Ce troisième – et censément dernier – volume de ces “autobiographies d’un autre” venant de paraître (comme les précédents, chez le même éditeur), il m’a paru évident de l’intégrer à la cinquième branche de cette constellation d’hiver, sous-titrée poésie, mais ouverte à tout ce qui se meut à la frontière (Une cause dansée, comme bien d’autres ouvrages de Pierre Parlant relevant de l’“essai-poème”, tout en s’aventurant du côté de la fiction).
Une fois la lecture de ce livre achevée, je me mets – même si j’ignore pourquoi – à la recherche de pages contenant le moins possible de signes typographiques, histoire de commencer ce qui ne sera pas un commentaire savant par une courte citation : “il commence à pleuvoir ; contre toute attente, le parfum de la terre se révèle asexué” Le jeu avec la typo, et aussi avec les photos, a son importance – les écrivains devaient d’ailleurs se montrer plus qu’attentifs à ce sujet. Je note que, contrairement à Ma durée Pontormo, et proche en cela du premier de cette “trilogie” (Les courtes habitudes), Une cause dansée se prive de certains signes de ponctuation, et évite autant que possible les majuscules, sauf pour les noms propres. Pas de point (ou quasiment – quelques exceptions rendant ce fait d’autant plus sensible), mais des points-virgules. Je le remarque, mais l’entends aussi. Quelque chose de musical, ou d’une sensibilité à la musique – art du temps –, se traduit visuellement (mais peut-être est-ce le fruit d’une obsession personnelle pour ce qui relève de l’idée très concrète de partition).
Aby Warburg est un nom aujourd’hui familier qui revient de manière récurrente chez les meilleurs auteurs (de Giorgio Agamben à Jacques Roubaud). De l’homme, comme de son parcours, j’ai conscience de ne connaître encore qu’assez peu, même si nous ne sommes plus de nos jours en manque de documents, ou d’essais à son sujet. Un souvenir : celui d’avoir composé en 2003, pour une création radiophonique en collaboration avec Georges Didi-Huberman (en hommage à Maurice Blanchot qui venait de mourir), une pièce musicale intitulée Nachleben. Dans L’Image survivante (Minuit, 2002), Didi-Huberman avait longuement traité de cette affaire (“le mystérieux mot d’ordre de toute l’entreprise warburgienne : Nachleben der Antike”), et placé en épigraphe de son livre ces mots d’Aby Warburg (prélevés dans Mnemosyne) : “ De l’influence de l’antique. Cette histoire est féérique / à raconter. Histoire de fantômes pour grandes personnes”.
Parcourant Une cause dansée, je me mets à la recherche, non de celui qui se rendit en territoire Hopi en 1895-1896, avant de faire vingt-sept ans plus tard, alors qu’il “souffrait de graves troubles psychiques”, une conférence à ce sujet (Le rituel du serpent), mais de Pierre Parlant qui s’est rendu à son tour en 2010 sur les lieux, alors que tout avait changé (on pourrait être tenté de dire, se remémorant ces histoires de fantômes : alors que rien n’avait changé). Un dialogue s’établit entre eux à plus d’un siècle de distance : “soyez tranquille, Aby, je ne lâche pas le volant, la batterie se charge, le GPS est fiable et nous avons de l’eau à bord ; sachez tout de même que je viens d’arriver, ne cesse de vous lire et qu’à vrai dire, bien équipé et plutôt averti, je n’en mène pas large” ; ou bien : “va-et-vient des idées, si vous saviez, Warburg, comme ça circule !” Et comment pourrait-on ne pas relever ces mots : “écrire ce qui est arrivé est sans doute la meilleure façon de se persuader qu’il peut toujours arriver quelque chose ; et il arrive que quelque chose arrive, mais ce n’est qu’un aspect contingent du voyage une fois les dés lancés ; l’autre, primordial, est qu’écrivant, le présent de l’écriture – une vision différée – révèle parfois un futur antérieur, temps latent de la phrase, temps réel d’une vie : les paroles s’adressent, les humains danseront, le ruisseau fut à sec, la foudre aura frappé”
Je serais tenté de faire, de nouveau, un cut après citation, achevant ainsi cette trop brève lecture, persuadé que le lecteur de passage en sera aussi frappé que moi et ira voir lui-même ce livre de plus près. Il y aurait pourtant à dire, notamment sur les changements de forme d’une “partie” à l’autre (et notamment cette suite de 29 x 3 tercets qui s’achève par ce vers : “ça se passe aussi vite que tombe l’éclair”) ; et aussi à monter d’autres fragments, çà et là repérés, annotés, si nous avions le temps – ou plus exactement l’espace (le compte du temps n’ayant au fond que peu d’importance dans cette histoire).

Et rapportons in fine ce nom de lieu que l’on trouve en couverture dans le sous-titre d’Une cause dansée : Warburg à Oraibi – “Hopi village in Navajo County, Arizona, United States, in the northeastern part of the state.”
4.
De Frédéric Forte, j’avais plutôt goûté le premier ouvrage que P.O.L avait publié en 2016, Dire ouf – titre étonnant pour qui, bien qu’ayant un goût prononcé pour l’indie rock, n’avait jamais entendu parler du groupe californien Deerhoof, curieux mix “de mélodies pop et d’expérimentations sonores” devenu “matière première” de ce livre très inventif. Frédéric Forte est membre de l’Oulipo. Ses premiers livres ont été publiés aux éditions de L’Attente, au Théâtre Typographique et chez Nous. Aujourd’hui paraît son deuxième ouvrage chez P.O.L, Nous allons perdre deux minutes de lumière. “J’étais chez ma mère de passage à Toulouse” raconte Frédéric Forte, “la télé était allumée, c’était l’heure de la météo, et, au moment de l’éphéméride, la présentatrice a dit : le soleil va se lever à telle heure, se coucher à telle heure, nous allons perdre deux minutes de lumière.” Forte retient les derniers mots de ce bulletin météo et en fait le titre potentiel d’un livre à venir. Comme il aime se donner des contraintes, il fait de Nous allons perdre deux minutes de lumière, dodécasyllabe (et non alexandrin) composé de sept mots, la matrice formelle de son livre, écrit en sept mois en 2017. Du coup, il le compose en sept chants, chacun étant formé de sept strophes de douze vers chacune, chaque vers étant, à l’imitation du titre, un dodécasyllabe. Et nous dit que “chaque chant est déterminé par le mot qui lui correspond dans la phrase-titre, de « Nous » à « lumière ». Nous : la communauté humaine ; allons : le déplacement, le mouvement ; perdre : l’échec, la désorientation, la mort ; deux : le couple, la dualité ; minutes : le temps ; de : la provenance, l’association ; lumière : la vue.” Et enfin, dans “les titres de chaque chant, ces mots ont été cryptés en « braille », référence à la perte de lumière mais aussi à une anecdote familiale évoquée dans le chant final.”
Prenons les cinq premiers vers de ce petit livre au titre long : “difficile alors de savoir combien nous sommes. / je n’ai pas la photo sous les yeux. le sujet / de la phrase est à géométrie variable. un / peu comme pour le jour avec la météo. / aujourd’hui 6 mars 2017 il pleut.” Ce qui frappe, surtout si on vient de refermer Une cause dansée, c’est que l’unique signe de ponctuation utilisé est cette fois le point (pas de capitale après chaque point, sauf s’il s’agit d’un nom propre). Ce qui est touchant, au sens de “sensible” physiquement, c’est le sentiment de se trouver dans une matière autobiographique, cette fois, non d’un “autre”, mais simultanément de “soi” (et de “son foyer”) et de “tout le monde”, d’où l’importance du premier des sept mots : “nous”, qui infuse non seulement le premier chant – “mon père est mort en 2002 d’un cancer / des poumons. lui aussi pensait à nous. c’est / un fait intangible. je commence peut-être / à comprendre de quoi il est question ici.” –, mais aussi le poème en son entier. Impression de grande simplicité dans l’usage de la langue qui masque un travail sur la forme assez subtil. Il faut en reprendre plusieurs fois la lecture pour en apprécier toute la finesse.
(Notes en vrac) Le temps, c’est à la fois le celui qui passe et le temps qu’il fait. Rien de gratuitement virtuose, et une grande retenue qui permet d’authentiques dévoilements. L’humour est très présent, à mille lieues de cette tendance (qui est une des limites de l’Oulipo) à forger de très rudes contraintes dans le but de transformer un sonnet de Mallarmé en blague de Toto. Non, là, on se trouve plutôt du côté de la mélancolie (ce qui est d’ailleurs parfaitement oulipien – de Queneau à Roubaud, De Perec à Grangaud…). Chant 4, strophe 1, on découvre un bref hommage à Bernard Hœpffner, avec une allusion à l’Anatomie de la mélancolie de Robert Burton que ce dernier a co-traduit. Et quelle lumière ! Si on en perd deux minutes d’un jour à l’autre, le poème, aussi intemporel que se déployant concrètement dans le présent – le familier, l’“infraordinaire” –, en regorge : “la lumière vient de la salle de bain. entre / deux phrases, je prends des notes. la chair de poule / qui se change en petites montagnes de nous.” Le poème est narratif, mais n’exprime jamais la nostalgie du romanesque. Travail d’enregistrement poétique du quotidien.
“trois fois neuf égale vingt-sept. le merveilleux
avec l’ordinaire. un chuintement de vapeur
s’échappant du fer à repasser. le roulis
de la machine à laver. j’essaie de meubler
une conversation dont le fil s’est un brin
détendu. il est 13h44
nous sommes toujours en 2017 le
16 mai. Et le mur de la cuisine est rouge.”
(Troisième chant, strophe 3, les deux premiers tiers)
Cédric Demangeot, Promenade et guerre, Flammarion, collection “poésie”, février 2021, 140 p., 18 € — Lire un extrait
Frédéric Forte, Nous allons perdre deux minutes de lumière, P.O.L, février 2021, 80 p., 13 € — Lire un extrait
Sandra Moussempès, Cassandre à bout portant, Flammarion, collection “poésie”, janvier 2021, 163 p., 18 € — Lire un extrait — Lire ici son entretien avec Johan Faerber
Pierre Parlant, Une cause dansée. Warburg à Oraibi, éditions Nous, février 2021, 224 p., 22 € — Lire un extrait
Éric Sautou, Beaupré, Flammarion, collection “poésie”, février 2021, 120 p., 16 € — Lire un extrait
Jack Spicer, Élégies imaginaires, traduction Éric Suchère, éditions Vies Parallèles, mars 2021, 600 p., 38 €