Les indispensables de la bibliothèque du féminisme : Clara Zetkin (Je veux me battre partout où il y a de la vie)

Je veux me battre partout où il y a de la vie (détail couverture du livre)

Sous une couverture particulièrement attirante, les éditions Hors d’atteinte offrent, une nouvelle fois, un ouvrage indispensable autour de la grande féministe allemande Clara Zetkin (1857-1933) dans sa collection « Faits et idées ». Disons-le d’emblée : à une époque où un livre se périme en 3 semaines, revenir à des écrits de plus d’un siècle peut apparaître comme ringard, inutile et démodé. Et pourtant… Celles et ceux qui plongeront dans ce livre découvriront, au-delà d’une phraséologie parfois dépassée, plus d’une analyse et plus d’une proposition d’une actualité malheureusement non périmée.

Clara Zetkin, c’est d’abord une vie ! Car que valent des écrits s’ils ne sont pas en phase avec une existence. Sur une cinquantaine de pages qui introduisent l’ensemble, Florence Hervé retrace les grandes lignes de soixante années d’engagement, de militantisme, d’oubli de soi pour des causes collectives et, tout particulièrement pour la cause des femmes. Inlassablement, Clara Zetkin a défendu leur place dans la société, leurs droits et pas seulement leurs devoirs comme aimaient à le leur rappeler les tenants du patriarcat : « Elle était aux yeux de l’empereur Guillaume II la « sorcière la plus dangereuse du Reich allemand » ; le poète français Louis Aragon voyait en elle « la femme de demain… la femme d’aujourd’hui. L’égale ». Pour Alice Schwarzer, icône du mouvement féministe ouest-allemand des années 1970, c’était une « antiféministe notoire », subordonnant la lutte des sexes à la lutte des classes, initiatrice d’une Journée internationale des femmes qu’il faudrait cesser de célébrer. La philosophe et militante américaine Angela Davis voit au contraire en elle l’une des principales théoriciennes et stratèges du féminisme socialiste, qui nous permet de « mieux comprendre la relation entre la lutte pour le socialisme et les combats contre le racisme, l’égalité des femmes et la paix ». Aujourd’hui encore, la vie et l’œuvre de Clara Zetkin, considérée à la fin du XIXe et au début du XXe siècles comme une des grandes figures du mouvement de libération des femmes et du début du socialisme en Europe, divisent ou sont passées sous silence ». Une figure des appréciations extrêmes : le timbre ci-contre, imprimé en 1987, peut en être le témoin, deux ans avant la chute du mur de Berlin.

Florence Hervé poursuit dans le bouquet d’appréciations laudatives ou négatives au sujet de Clara Zetkin : une personne aussi controversée mérite le détour pour la lire et la découvrir et se faire sa propre opinion. L’Allemagne de l’est et l’Allemagne de l’ouest l’ont reçue de façon différente ; le titre de l’un de ses articles peut donner une idée de ce tiraillement entre des pôles contraires : « Vilipendée à l’Ouest, encensée à l’Est ? Autour de la réception de Clara Zetkin ». On sait néanmoins qu’une grande figure est ignorée ou portée aux nues au risque de la manipulation de sa vie et de son œuvre.

Un récit de vie est toujours captivant quand il est bien raconté. On peut y revenir parallèlement à la lecture des textes choisis qui, par ordre chronologique, font se juxtaposer des discours, des articles, des lettres sur près de deux cents pages. Enfin le volume se conclut par des textes de celles et ceux qui ont écrit à son propos : son amie Rosa Luxemburg, Henri Barbusse, Louis Aragon, Gilbert Badia et Angela Davis. Des repères biographiques et une bibliographie indicative complètent l’ensemble. Cet ouvrage vient également combler un manque puisqu’il y a peu d’études en France la concernant à l’exception de l’étude de Gilbert Badia, Clara Zetkin, féministe sans frontières, en 1993. Il est impossible de faire une analyse exhaustive des textes, je retiendrai ici ceux qui m’ont harponnée.

Le haut de l’affiche : une date mémorable controversée,
le 8 mars

En 1910, la IIe Conférence internationale des femmes socialistes à Copenhague réunit dix-sept pays et une centaine de déléguées : Clara Zetkin en est une des initiatrices. Inspirées par les ouvrières américaines et leurs manifestations en 1908 et 1909 – le 28 février 1909, une « Journée nationale de la femme » (National Woman’s Day) est célébrée aux États-Unis à l’appel du Parti socialiste d’Amérique – et malgré l’opposition des sociaux-démocrates allemands, elles  conviennent de l’organisation d’une journée internationale des femmes avec un objectif premier : le droit de vote des femmes mais aussi le droit au travail et la fin des discriminations entre hommes et femmes au travail. Clara Zetkin et Rosa Luxemburg sont en tête de la proposition. D’abord célébrée le 19 mars, c’est en 1921 qu’elle est fixée au 8 mars, en souvenir de la grève des ouvrières du textile de Petrograd le 8 mars 1917. L’Union soviétique officialise ce jour férié en 1921 ; elle est suivie par d’autres pays socialistes mais également par les pays non alignés comme l’Algérie par exemple. Ce n’est qu’en 1977 que les Nations Unies officialisent la journée, invitant tous les pays de la planète à célébrer une journée en faveur des droits des femmes.

On ne rentrera pas dans la controverse à propos de cette journée. On prendra juste un exemple, celui de l’Algérie où le 8 mars est célébré, avec bonheur et esprit de lutte, depuis l’indépendance du pays en 1962. La narratrice de « Ce qui reste de l’hiver », une nouvelle récente de Lynda Chouiten, raconte comment cette journée était, pour elle, la fête des femmes jusqu’à ce qu’elle prenne conscience qu’elle devait être avant tout une journée de lutte. Depuis elle ne la chôme plus : « Depuis cette fameuse journée où nous avons consolé Amel, je fais toujours cours le 8 mars. Toute la journée. Je parle à mes petites têtes brunes de Clara Zetkin (…) de Rosa Parks, de Fatma N’Soumer et d’Anna Greki. De femmes fortes et brillantes ».

Et toujours la bibliothèque du féminisme
et des droits des femmes

Le premier texte que je retiendrai est celui que Clara Zetkin consacre à Louise Michel dans un article écrit en 1886 : « Un nom est devenu le symbole éternel de l’héroïsme intrépide et dévoué des combattants de la Commune de Paris : Louise Michel ». Clara Zetkin vient de lire les Mémoires de Louise Michel ; elle l’a rencontrée durant ses « années parisiennes ». Mêlant admiration et lucidité, elle apprécie ainsi le caractère de « la vierge rouge » : « Comme toutes les personnes au caractère prononcé, Louise Michel a les défauts de ses qualités. Elle pousse le courage jusqu’à la vaine témérité, la loyauté jusqu’à l’obstination, la douceur et la sensibilité jusqu’au sentimentalisme. […] Elle est révolutionnaire par sentiment, socialiste par instinct ». Elle écrit son article, tout en assurant sa « double journée » de travail : « je suis couturière, cuisinière, blanchisseuse, etc., bref, bonne à tout faire. En plus, il y a les deux petits voyous qui ne me laissent pas une minute de répit. A peine avais-je tenté de me plonger dans le caractère de Louise Michel qu’il m’a fallu moucher le n°1 et, à peine m’étais-je assise pour écrire, qu’il a fallu donner la becquée au n°2. A quoi s’ajoute la misère d’une vie de bohème ». Clara a eu Maxim en 1883 et Constantin en 1885.

En 1928, c’est sur une autre féministe française que Clara Zetkin écrira, Flora Tristan, dans une contribution à l’Histoire du mouvement des femmes prolétaires en Allemagne. « Elle éprouve l’époque et le contexte par le biais de son tempérament ardent, les façonne avec son esprit audacieux épris d’indépendance. Sa personnalité extraordinairement forte et riche leur confère des couleurs brillantes, les anime de sa propre vie, d’un grand élan et d’un feu ravissant. Comme la personnalité de Flora Tristan, l’œuvre de sa vie regorge de contrastes et de discordances. […] (Elle) a conquis son droit de cité au sein du prolétariat mondial qu’elle a servi ».

Il faut lire aussi les lettres à ses contemporaines, militantes infatigables des droits des femmes comme Alexandra Kollontaï et Rosa Luxemburg, son amie dont on sait qu’elle fut arrêtée le 15 janvier 1919, exécutée d’une balle dans la tête ; son cadavre fut jeté dans un canal. Dans notre incitation à constituer une bibliothèque du féminisme, on peut associer la préface qu’Angela Davis a écrit pour une anthologie des textes de Clara Zetkin, en 2015 : « Sa façon d’explorer les questions sociales contemporaines, loin d’être celle d’une observatrice impartiale, dénotait au contraire une militante profondément engagée, une femme qui a fait partie des dirigeants communistes les plus remarquables dans les décennies qui ont précédé et suivi la grande révolution d’Octobre ».

Des débats encore actuels

La femme et son indépendance économique

Cette nécessité du travail assurant à la femme sa non-dépendance à un homme revient dans de nombreux textes et discours. Ainsi, à Paris, en juillet 1889 : « Il n’est pas permis à ceux qui combattent pour la libération de tout le genre humain de condamner la moitié de l’humanité à l’esclavage politique et social par le biais de la dépendance économique. De même que le travailleur est sous le joug du capitaliste, la femme est sous le joug de l’homme et elle y restera aussi longtemps qu’elle ne sera pas indépendante économiquement. La condition sine qua non de cette indépendance économique c’est le travail. Si l’on veut faire des femmes des êtres humains libres, des membres de la société à part entière au même titre que les hommes, il ne faut ni supprimer, ni limiter le travail féminin, sauf dans quelques cas exceptionnels ».

La guerre, toujours néfaste et contraire aux intérêts des travailleurs

Clara Zetkin s’est battue, comme d’autres, contre la guerre et elle a subi humiliation, perquisition et arrestation pour ce combat. Le 4 août1914, elle déclare dans un article : « Je suis toujours prête à supporter toutes les conséquences de mon combat pour la liberté et la paix des peuples, mais je pose la question : suis-je une criminelle, ainsi que les miens, alors même que je partage la perte de centaines de milliers de mères, que mon fils accomplit aussi son devoir de guerre ? […] Ce n’est pas la sécurité de la patrie que de tels événements favorise ; au contraire, ils déchaînent les pires instincts et font émerger des espions et des dénonciateurs ». Plusieurs textes montrent avec quel courage et quel acharnement, elle revient sur la question et explique son pacifisme.

« Au club des femmes musulmanes »

Un extrait est donné du texte qu’elle a écrit après son séjour en URSS en 1924, après avoir visité un club nouvellement créé à Tiflis en Géorgie (actuelle Tbilissi). « L’édification de l’ordre soviétique a secoué les psychés de nombreuses femmes musulmanes dans des proportions inattendues ». Nombreuses sont celles qui veulent bénéficier de la libération possible des cadres traditionnels : « Entre leur volonté et leurs actions se dresse, invisible, la fenêtre grillagée du harem ».

Sa visite est annoncée, elle est attendue : « Aux abords du club, le trottoir et la chaussée sont pleins d’une foule dense de femmes musulmanes dont aucune n’est voilée. La voiture doit réduire sa vitesse, rouler au pas et ne parvient pas jusqu’à l’entrée ». Clara Zetkin détaille toutes les étapes de sa visite. Faisons un arrêt sur le moment de la danse : « Puis des jeunes filles dansent à leur tour, le plus souvent seules, parfois à deux. Comme leurs pas légers et le jeu de leurs bras sont loin des danses orientales qu’on a l’habitude de voir en Occident ! Il y a de la passion, mais aussi une retenue, pas de corps exposés, déhanchés, mais une joie très expressive et épanouie dans le mouvement et la vie ».

Son inscription romanesque

Je ne peux terminer cette présentation sans expliquer d’où vient mon enthousiasme… Tout simplement de la lecture d’un roman à la fin des années 1960, Les Cloches de Bâle de Louis Aragon. Grâce à lui, le nom de Clara Zetkin m’est familier. C’est le troisième portrait de femme, qui clôt le roman. Bien que ramassé en fin de roman – néanmoins à une place stratégique –, il a imprimé dans l’esprit de la jeune lectrice que j’étais le nom et l’éclat de cette « femme nouvelle » aux antipodes des mondaines, Diane et Catherine.

Ce roman a été publié en 1934 et remanié en 1964. Il inaugure, avec les quatre qui lui font suite, le cycle du Monde réel et signe le passage d’Aragon du surréalisme au réalisme. Il se construit autour de l’histoire de trois femmes : Diane, Catherine et Clara Zetkin. La première, fille de nobles désargentés, assure à ses parents grâce à sa beauté et ses liaisons, une vie à la hauteur de leurs prétentions ; l’essentiel est l’argent et non les dessous des cartes. La seconde, Catherine Simonidzé vit avec sa mère et sa sœur des chèques que le père, producteur de pétrole à Bakou, envoie. En révolte mais pas en rupture, elle vit dans ses contradictions de femme entretenue qui néanmoins flirte avec le socialisme et les ouvriers. Leurs histoires se recoupent, plus ou moins à Bâle, en 1912 au « Congrès des partis socialistes pour la paix ». Mélangeant, depuis le début du roman, personnages réels et personnages fictifs, la troisième femme est Clara Zetkin dans les dernières pages du roman.

Dans l’introduction écrite en 1964, « C’est là que tout a commencé », Aragon revient sur l’écriture de ce roman, composé à l’écoute d’Elsa Triolet. Ce « dialogue » explique, selon lui, l’aspect « baroque » du roman, « la construction si peu classique des Cloches, comme de personnages juxtaposés, qui ne semblent liés que par le contexte historique de l’avant-guerre de 1897 à novembre 1912 ». Le Congrès de Bâle se fait sous l’observation de Brunel, ex-mari de Diane. Les séquences historiques choisies ne l’ont pas été d’emblée mais au fur et à mesure de la construction du roman : « Aussi fallait-il me borner à 1912, et j’inventai de ne pas chercher dans la guerre éclatée la morale trop évidente du roman, de me borner à la prémonition de la guerre, à la grande illusion de pouvoir l’empêcher, qui prend en 1912 la forme du Congrès socialiste de Bâle ». Pour lui, et avec le recul, les cloches sonnent aussi bien 1914 que 1939, « l’échec de l’illusion ouvrière de 1914 » ; l’illusion d’arrêter la guerre quand les grands argentiers l’ont décidé.

Mais elles sonnent surtout « le rôle vrai de la femme dans la société à venir, la revendication d’une égalité entre l’homme et la femme, autre que politique ». A l’opposé de Diane et de Catherine, Clara Zetkin en est le symbole et son traitement romanesque est très différent. Ce n’est ni sa vie, ni ses liens, ni sa psychologie qui sont analysés mais l’icône qu’elle représente. Aragon dit bien qu’on n’a pas reconnu alors son importance essentielle. On peut remarquer d’ailleurs que dans l’Anthologie de textes de l’ouvrage des éd. Hors d’atteinte, son discours de 1912 n’est pas cité. Aragon en donne quelques passages. Le journal L’Humanité rendant compte du Congrès, le passe entièrement sous silence : « impossible de soupçonner même la présence à Bâle de la militante allemande Clara Zetkin, qui y prit la parole au nom de toutes les femmes socialistes ». Son discours est un discours de femme et de mère contre la guerre. Le narrateur commente :

« Elle parle. Elle parle non point comme une femme isolée, comme une femme qui a pris conscience pour elle-même d’une grande vérité, comme une femme à qui des circonstances exceptionnelles ont donné les connaissances et les facultés d’un homme, comme une femme de génie, née dans un laboratoire humain.
Elle parle au contraire comme une femme pour les autres femmes, pour exprimer ce que pensent toutes les femmes d’une classe […] Elle est simplement à un haut degré d’achèvement le nouveau type de femme qui n’a plus rien à voir avec cette poupée, dont l’asservissement, la prostitution et l’oisiveté ont fait la base des chansons et des poèmes à travers toutes les sociétés humaines jusqu’à aujourd’hui.
Elle est la femme de demain, ou mieux, osons le dire : elle est la femme d’aujourd’hui. L’égale. Celle vers qui tend tout ce livre, celle en qui le problème social de la femme est résolu et dépassé. […] La femme des temps modernes est née, et c’est elle que je chante.
Et c’est elle que je chanterai ».

Clara Zetkin, « Je veux me battre partout où il y a la vie », éditions Hors d’atteinte, février 2021, 252 p., 19 €