Quels enjeux critiques et politiques traversent le travail d’écriture ?
Après Véronique Bergen et Nathalie Quintane, Sandra Moussempès répond aux questions d’Emmanuèle Jawad. Création et politique, 3.
Tes livres, d’Exercices d’incendie à Sunny girls, mettent en situation des personnages, des représentations, des catégorisations sociales le plus souvent déconstruites, des codes sociaux et stéréotypes recyclés. Dans quelle mesure ce travail de distanciation et de déconstruction s’apparente-t-il à un nécessaire regard critique dans l’écriture?
Je me situe en tant qu’observatrice du monde qui m’entoure, de ses codes sociaux, stéréotypes répétitifs, linguistiques, comme par exemple le langage formaté du quotidien. J’aime fissurer ces rituels de la représentation sociale en tant qu’individu, explorer ce qui se cache derrière les apparences. Beaucoup de gens s’identifient à leur statut social, leur genre, leur orientation sexuelle, leur appartenance politique ou religieuse. Mon travail n’est pas d’interpréter mais de reconstituer le monde à ma façon, dans une distanciation qui me ramène à une étrangeté, telle que je la vis au quotidien. Capter l’absurdité des systèmes hiérarchiques, la propagande consumériste, les clichés sur le féminin ou le couple, les non-dits familiaux et autres petits meurtres psychiques, se fait par le biais de l’intuition, quand, derrière la panoplie organisée, il y a une noirceur évidente : les sunny girls de mon livre sont à la fois lumineuses et obscures, même si auréolées de paillettes. Détourner les stéréotypes en utilisant des personnages existants – icônes cinématographiques ou de l’industrie musicale, connaissances, famille, relations amoureuses – me permet de me réapproprier mon individualité. Lorsque j’évoque des personnages qui font partie de mon vécu ou des icônes sociétales et cinématographiques comme Britney Spears, Louise Brooks dans Acrobaties dessinées, les jeunes héroïnes du film Spring Breakers dans Sunny girls, les autoportraits transformés de Cindy Sherman dans Vestiges de fillette, les personnages de contes de fées, le factuel permet de m’affranchir de tout jugement. Ce factuel est souvent inquiétant et n’a pas de lecture linéaire. Quant aux émotions, elles peuvent être recyclées plutôt que refusées. Je questionne la notion de temporalité, dans un monde qui s’active souvent mécaniquement, parfois pour sa perte.

De nombreux énoncés dans tes livres se rapportent à des personnages féminins, en particulier dans Acrobaties dessinées et Sunny girls, à des représentations de femmes en prise avec un réel critique, la notion du féminin étant questionnée. Tu écris par exemple : « En susurrant quelques phrases toxiques, (…) / Dommages collatéraux : / – Le capitalisme / – L’obsession / – La domination patriarcale / – L’hyperpositivisme / – Les coucheries pseudo-sentimentales sous forme de tronçons d’ambition / Le totalitarisme des corporatismes où les corps s’emboîtent par milliers / – La chanson française engagée ». Ou encore : « la notion du féminin au-delà / de quels clichés autour de quelle posture / sous quelles façades sociales / codifications gestuelles / comportementales ». La place des femmes reste-t-elle un des enjeux politiques dans ton travail d’écriture ?
Dans ces deux extraits que tu cites, tirés d’Acrobaties dessinées, il y a une forme de réponse à ta question avec ce qui sous-tend l’accession à une fausse féminité. De ces faux semblants qui m’interpellent depuis l’enfance. Tout comme la violence instituée vers la mièvrerie, autour de l’enfance, de la place de la femme dans un pays encore très patriarcal où l’on peut se demander si les efforts du féminisme ont vraiment été ciblés, puisqu’il reste une grande tolérance envers certaines coutumes de domination masculine. Souvent cela est encouragé par les femmes elles-mêmes. Je pense qu’avec un livre comme Vestiges de fillette, j’ai pu dévoiler une facette du féminin – c’est en tout cas le retour que j’ai eu de la part d’hommes qui ont écrit sur ce livre et m’avaient renvoyé cet aspect de mon travail – que peu de femmes souhaitent mettre en avant. A travers les photos de Cindy Sherman qui m’avaient inspiré dans Vestiges de fillette une section autour du double, du miroir, j’évoquais aussi le désir de ces jeunes femmes – lolitas sexuées –, je décrivais un univers de violence et de cruauté. La sensualité ambivalente que je mettais en avant ne correspondait pas du tout à ce qui s’écrivait à l’époque, le désir féminin dans le champ de la poésie contemporaine était la sphère d’hommes d’âge mûr et la muse, toujours plus jeune, qui en était l’objet statique. Dans un rapport maître/élève que j’ai pu observer souvent autour de moi. En cela le travail de Cindy Sherman pouvait faire miroir avec le mien. Puisqu’elle était une femme qui se mettait elle-même en scène dans les diverses cosmétologies du désir. Les livres suivants, notamment Photogénie des ombres peintes, Acrobaties dessinées et Sunny girls continuent d’interroger le féminin à travers des référents cinématographiques, des sensations de déjà-vu autobiographiques : les dispositifs sont plus élaborés, réactualisés à travers mon vécu, mais effectivement cela reste toujours au centre de mon travail.
J’observe avec distance le passage à l’idéologie pure. Je viens d’un milieu familial soixante-huitard, intellectuel de gauche, un peu hippie, tendance anarchiste. Mon père avait même hébergé à une époque un ancien membre de la bande à Baader. L’époque était riche d’anecdotes et de convivialité un peu chaotique mais cette utopie était vécue pleinement. Les gens se mélangeaient non pas pour tisser du « lien social », comme on dit maintenant, mais parce que l’époque se prêtait à une légèreté/dérision. Le joyeux bordel, entre New Age, questions révolutionnaires, discussions sans fin mais sans se prendre au sérieux – j’étais enfant, je vivais cela comme une période idyllique même si, sans doute, idéalisée –, sans télé ni écrans, permettait aux gens de communiquer vraiment, l’humain était au centre. Il me semble à présent que le « militantisme » se fait de façon assez posturale sur Facebook ou par écrans interposés, injonctions, et non par idéaux.
Quant à savoir si la place des femmes est pour moi un enjeu politique – je parlerai plus du « féminin » qui a perdu sa dimension originelle – il est clair que c’est un sujet assez occulté. De même que la spiritualité, en France, est également occultée ou raillée. Les artistes étrangers me semblent porter une vraie attention aux phénomènes inexpliqués, ont moins peur de la spiritualité. Je pense à David Lynch qui a crée un centre de méditation transcendantale et à de nombreux poètes américains reconnus en France qui utilisent la notion de transe. Mon univers questionne une féminité idéalisée, marchandisée : la publicité, les conseils de beauté ou de parentalité, de séduction, les modèles préexistants, les contes de fées de nos inconscients collectifs. La sensualité que je mets en avant dans mes livres s’intègre à un dispositif ludique, visionné par une sorte de caméra corpus – moi – restituant ainsi mes paysages mentaux ou cinétiques. Quant à la « chanson française engagée », c’est un clin d’œil au packaging de stéréotypes sur le « poétique ». L’humour, qu’il soit grinçant ou non, c’est la fameuse « distanciation », le refus d’une bonne conscience de masse. J’aime les œuvres qui offrent toujours un second plan léger, ou faussement léger, de dérision, sans cynisme.
Ton travail dans l’exploration de formes met en lien écriture et oralité qui se construisent conjointement dans l’élaboration de livres, d’audio-poèmes et de performances. Au regard de ce travail minoritaire dans le champ littéraire et sans concession – avec ce qui pourrait s’apparenter au roman par exemple – peut-on parler d’un engagement d’écriture ?
Je compose des audio-poèmes depuis quelques années en parallèle à l’écriture, que je présente lors de lectures performées, dans un style assez atmosphérique, voire sacré qui peuvent amener à un état modifié de conscience. J’aime beaucoup les chants grégoriens ou Hildegarde de Bingen femme du moyen-âge, aux multiples talents. Par ailleurs, comme ma voix me permet beaucoup de choses, je travaille sur plusieurs stéréotypes vocaux du féminin – opéra, bruitages à la Meredith Monk, voix angéliques, ethniques ou chants japonisants –, de la même façon que je le fais à l’écrit, sauf que je ne chante pas mes textes, ce sont les mélodies qui s’enchevêtrent autour du poème. J’ai fait des lectures performées dans de nombreux lieux dédiés à la poésie et à l’art contemporain, souhaitant donner à entendre mon travail autrement – tout en conservant aussi la lecture simple à voix haute, car le texte reste essentiel. Dans les années 90 j’ai collaboré vocalement au dernier album du groupe The Wolfgang Press, du label 4 AD, puis à un CD d’électro downtempo avec un DJ berlinois sur le label de Boy George. Mais les choses étaient séparées à Paris, les gens étaient soit poètes, soit musiciens. Le fait que je chante peut troubler certaines personnes qui sont habituées à me voir avant tout comme poète. On me demande souvent qui chante sur mes audio-poèmes et les gens sont surpris quand je réponds que c’est moi. Cela semble plus simple quand les gens écrivent sur le rock ou la musique, ou lorsque l’écrivain reste écrivain. Mais les frontières semblent s’ouvrir à présent, un livre avec un CD n’est plus forcément vu comme un CD avec son livret ou un livre avec sa lecture audio. Dans mon cas, le livre et le CD sont autonomes et peuvent être lus/écoutés séparément. Mes pièces vocales sont construites comme des poèmes, en stratifiant des boucles de voix. Néanmoins, pour répondre à ta question, je revendique assez le fait d’être avant tout poète, car je préfère le fragment long ou court. J’aime lire des romans mais mon univers s’incarne mieux dans l’écriture poétique, resserrée. J’utilise d’ailleurs dans mon travail différents genres narratifs – enquête policière, roman d’amour, théâtre, essai, conte de fée, science-fiction, documentaire, script, scénario – en les détournant. Je ne prétends pas faire passer de « message » car j’aime ce qui est perturbant, étrange, envoûtant, et non ce qui est explicable.
Dans ton parcours artistique et, en particulier, dans l’écriture, depuis 1994, quels axes de travail ont été privilégiés ? Comment te situes-tu dans le champ poétique contemporain français et international ? Ton travail est-il avant tout individuel ou peut-il être porté vers le collectif ?
Je me sens en résonance avec la poésie américaine. Le fait est que mes collaborations sont souvent – et cela sans doute pas dû au hasard – avec des artistes étrangers. J’ai longtemps collaboré avec la poétesse américaine Kristin Prevallet, qui a notamment fait un duo avec moi sur le CD Beauty Sitcom dans Acrobaties dessinées. Je m’apprête à de nouvelles collaborations pour mon prochain CD, qui sera inclus avec mon prochain livre, avec notamment Antoine Boute qui est belge et Black Sifichi qui est américain et remixe souvent mes audio-poèmes dans ses émissions de radio. Ils ont un intérêt pour les voix/écritures singulières féminines. Je me sens un peu à part dans le champs poétique, peut-être parce que j’ai été, à la base, chanteuse dans des groupes de rock ou d’électro à Londres, que j’ai commencé aussi très tôt à publier à une époque où quasiment aucune jeune femme ne publiait de la poésie contemporaine. J’avais 28 ans lorsque mon premier livre est sorti en 1994. C’est Henri Deluy et Liliane Giraudon qui m’avaient demandé de publier une sélection de mes poèmes publiés jusqu’alors dans la revue Action Poétique. Henri Deluy est un poète qui a beaucoup fait justement pour que davantage de femmes poètes publient. En 1995, Liliane Giraudon et lui ont publié chez Stock une anthologie importante, intitulée 29 femmes, tout en clarifiant bien les choses : il n’y a pas d’écriture féminine. Je suis ensuite partie à Rome, un an après la parution d’Exercices d’incendie en 1994, en tant que pensionnaire de la Villa Médicis. J’ai eu envie d’explorer encore davantage ma représentation du réel et de l’imaginaire sans chercher à réécrire le même livre mais en continuant avec mes thèmes de prédilection.
Même si j’accorde une grande place à la forme, ce sont des atmosphères filmiques étranges qui me guident, même dans un quotidien implacable très ancré dans le réel. Je trouve qu’en France, pays cartésien, on est très frileux avec l’irrationnel, la télépathie. En Suisse, par exemple, où j’ai présenté mon travail récemment – au MAMCO de Genève – et suis intervenue lors d’un workshop avec les étudiants de la HEAD Genève, j’ai pu constater que ma recherche sur l’état modifié de conscience ou la télépathie, était au cœur des préoccupations des enseignants et des étudiants qui travaillaient à des performances sensorielles, voire chamaniques, sur le sujet. C’est le cas aussi aux États-Unis, au Canada. Le fait d’avoir vécu à Londres pour y faire de la musique, d’avoir été en lien avec des artistes contemporains là-bas, m’a fait prendre de la distance avec le microcosme poétique parisien. Cela fait d’ailleurs plus de quinze ans que je ne vis plus à Paris, ma ville natale, même si j’y viens régulièrement avec plaisir. Le fait d’avoir souvent changé de région, de pays, de vivre un peu en nomade, compte aussi je suppose.
En ce qui concerne la notion de « collectif » que tu évoques, cela s’apparente un peu pour moi à des entités qui auraient besoin de se renforcer par la notion de groupe et d’appartenance, je préfère parler de collaborations ponctuelles avec un artiste avec qui j’aurais des affinités.
Quels sont tes projets ?
Je veux terminer mon prochain livre autour de la télépathie, notamment à l’ère victorienne, en parallèle avec l’atmosphère New Age de l’industrie cinématographique à L.A. dans les années 60/70, dans la continuité de Sunny girls. Ce livre sera publié avec un CD de la bande-son associée, dont je parlais un peu plus haut, avec des collaborations. Il sera aussi question de l’âme sœur, un sujet qui me tient à cœur en ce moment : tenter de restituer l’expérience mystique, physiologique, sexuelle, et les bouleversements induits par ce type de rencontre.