Fracturer la réalité : Philip K. Dick et le mauvais génie (Nouvelles complètes)

Philip K. Dick (détail couverture Quarto)

Après Simenon en Pléiade, bientôt rejoint par Tolkien, Philip K. Dick s’invite en Quarto. Les malfaiteurs de la littérature seraient-ils en passe d’être des individus de bonne fréquentation ? Les sous-genres romanesques seraient-ils bientôt légitimes ? N’aurait-on plus à rougir d’avoir dans sa poche, son sac, sa bibliothèque, la couverture bariolée d’un vieux bouquin de science-fiction ou de fantasy ? La question se pose encore dans la mesure où l’idée qu’on se fait d’une littérature l’occulte et parfois même la remplace. Le genre catégorise une œuvre et l’enferme ; mais on peut toujours s’évader, même des plus sûres prisons.

Cette réédition – les nouvelles complètes de Dick avaient d’abord été traduites par Hélène Collon et publiées en quatre tomes en Présence du Futur, puis en deux tomes en Lunes d’Encre avec une préface d’Emmanuel Carrère – n’en est pas seulement une : c’est aussi l’occasion de reconsidérer Dick, via une préface, une chronologie éclairée par sa correspondance et surtout par un lieu d’édition : Dick publié en Quarto, c’est l’entrée de la science-fiction dans la petite sœur de la Pléiade. L’édition de Laurent Queyssi permet de prendre la mesure d’un écrivain dépoussiéré de son mythe pour envisager la dimension proprement littéraire de son œuvre, qui est au fond la plus passionnante.

Ce n’est pas le genre romanesque qui fait de Simenon, de Tolkien, de Dick, des grands écrivains.  Il ne s’agit pas de dire que Dick est un grand écrivain grâce à la science-fiction, mais de ne pas dire qu’il est un grand écrivain malgré la science-fiction ; différence qui peut paraître minimale mais qui est pourtant cruciale. Pourquoi insister sur cette question du genre, cheval de bataille autant que rocher sisyphéen qui en valent bien d’autres ? Parce qu’il s’agit d’une problématique dickienne, lui qui a toute sa vie voulu s’imposer dans la littérature générale ; or combien de livres de littérature mainstream (pour reprendre le terme de Dick) ont aussi peu d’intérêt littéraire que les plus modestes livres de gare ? C’est bien que l’intérêt n’est pas le genre mais le projet littéraire en soi et toute sa poétique déployée de livres en livres. Simenon le disait autrement : « Il existe (…) dix genres, vingt genres littéraires qui sont comme les divers rayons d’un grand magasin, c’est-à-dire qui n’existent que par une tacite convention entre le vendeur et l’acheteur. Chacune de ces catégories a ses règles, dont il est interdit, par honnêteté commerciale, de s’évader. Au-dessus de tout cela, il existe, il règne le roman pur, l’œuvre d’art, qui ne doit rien qu’à elle-même et qui échappe à toutes les règles de l’édition. » Qu’en est-il de l’œuvre d’art dickienne ?

Disons-le simplement : les nouvelles complètes de Dick sont parmi ce qui se fait de mieux dans le genre. Pouvoir les lire intégralement permet de prendre la pleine mesure du travail littéraire qui s’y joue. La première mouture des nouvelles complètes de Dick, qui date de l’édition en quatre volumes en Présence du Futur (Denoël, 1994-1998), fut ensuite suivie par les nouvelles de Richard Matheson (Flammarion, 1999-2003), puis celles de Robert Silverberg (Flammarion, 2002-2006) et plus récemment celles de Jack Vance (Le Bélial, 2019) : quatre publications cruciales, qui donnent pleine légitimité à la fois au travail singulier de chaque auteur, mais également à la forme même de la nouvelle. Qu’est-ce qui rapproche, en effet, tous ses écrivains finalement fort différents, et pourtant chacun maîtres en leur art ? Le travail littéraire. Les écrivains de genre sont peut-être, plus que les autres, des écrivains qui ont appris à écrire, tout simplement parce qu’il fallait être suffisamment bon pour pouvoir vendre sa nouvelle à une revue, et espérer vivre de sa profession d’écrivain – remarque qui vaut aussi pour Stephen King, lui aussi grand nouvelliste si l’en est. Les écrivains de genre apprennent le métier d’écriture par le format de la nouvelle, ce qui se concrétise par une armature technique dans la construction narrative et fictionnelle d’un récit, mais aussi par une vitalité réelle pour la nouvelle comme genre majeur de la fiction. La réédition de Dick en Quarto est ainsi un évènement éditorial conséquent ; on ne peut qu’espérer qu’il arrive la même chose à Ray Bradbury, l’auteur des Chroniques Martiennes, l’un des meilleurs nouvellistes du XXe siècle, grandiose fabulateur de l’imaginaire : l’habit Quarto lui siérait, aussi, merveilleusement bien.

 

Formation dickienne

La littérature de Dick est liée autant à son époque qu’à la vie chaotique de celui qui l’a écrite puisque, sans faire de lecture biographique qui n’aurait pas grand intérêt, force est de reconnaître que la sensibilité dickienne s’est forgée dans un grand recueil d’images matricielles.

Dick connaît les angoisses de la prime enfance, de la disparition de sa sœur jumelle Jane jusqu’aux images de son père racontant « sa guerre tout en manipulant masque et casque ; mais ce qui me faisait le plus peur, c’était quand il mettait le masque, parce que son visage disparaissait. » Visions d’horreur, de peurs, de névroses qui sont aux racines de l’œuvre à venir. Jeune lecteur, Dick apprend tôt la défiance envers l’imaginaire : « Ma passion dévorante pour les livres d’Oz [faisait que] les bibliothécaires me regardaient de haut en disant qu’ils « n’avaient pas de textes fantastiques » sous prétexte que ce genre entraînait les enfants dans un monde onirique et les empêchait de s’adapter correctement au monde réel ». Or il ne faut pas se tromper : chez Dick la non-adaptation, le non-conformisme aux normes du monde réel, est la preuve de l’appartenance à la véritable humanité, celle de ceux qui doutent face à l’image.

Dick est cet enfant qui a grandi « pendant la Grande Dépression sans le savoir. […] Je pensais que la morosité de la société qui m’entourait – les rues des villes et les maisons – provenait du fait que toutes les voitures étaient noires ». C’est tout un contexte géo-historique qui se met en branle pendant que s’écrit et se compose l’œuvre dickienne, et celle-ci n’est en rien insensible à son temps qu’elle répercute, diffractée par l’imagerie science-fictive, sous d’autres formes de cauchemars. Car Dick, c’est aussi l’Amérique des banlieues des années 50, les stigmates de la Guerre Froide, lui qui est né après le pire affrontement que l’humanité ait connu.

C’est à partir de cette réalité-là qu’il construira sa fiction : « On m’accuse fréquemment d’avoir pour protagonistes des antihéros (…) mais je ne fais que prendre pour modèle des gens avec qui j’ai travaillé, ceux qui étaient mes amis, mes camarades de travail ». Dick est à bien des égards un romancier médian, aux prises avec un monde qui se transforme, puisqu’il est aussi celui qui voit éclore, dans sa jeunesse, la culture de masse. Lui qui se prétendait « le seul auteur de SF marxiste » vit à l’époque de la nouveauté technologique :  la télévision d(750 000 foyers américains équipés en 1948), le micro-ordinateur d’Intel commercialisé en 1971. Il est hanté par la guerre atomique, par la notion d’humanité : « qui est humain et qui se fait simplement passer pour humain ? (…) je ne cesse de travailler sur ce thème, rien n’a davantage d’importance à mes yeux ».

Détail couverture Nouvelles II Quarto

Question de genres

Ces questions, Dick les posera à travers l’outil science-fictif, sans qu’il faille pourtant l’y réduire, puisque la disjonction entre littérature générale et littérature de genre a été la problématique de toute sa vie d’écrivain. S’il a beaucoup publié de son vivant, tous ses romans de littérature générale ont été systématiquement refusés par des éditeurs, sauf les Confessions d’un Barjo. Et Dick, à bien des égards, écrit une science-fiction marginale : elle est une vraie science-fiction, mais loin de certaines veines majoritaires. Norman Spinrad le dit assez justement : « Il n’y a pas ici de récits qui utilisent la formule de l’action et de l’aventure. Pas de space opera. Pas de quincaillerie. […] Dès le départ, Dick écrit comme si les conventions commerciales du genre SF n’existaient pas. […] Dès ses débuts, Dick réinventait la science-fiction en la transformant en un instrument littéraire pour ses propres préoccupations, et oui, ses obsessions ». Dick refuse l’affrontement guerrier direct, il en décrit plutôt les conséquences ; pas de sense of wonder chez lui, pas de grands paysages dépaysants, mais un monde de conflit, à la surface ou dans ses racines les plus enfouies. Les névroses du monde deviennent des archipels organiques qui battent la mesure sous le vernis de la fiction.

Serait-il, alors, malgré le genre dans lequel il opère, un auteur aux prises avec le houleux concept du réalisme ?  « Le concept du réel comme subjectif que l’on trouve dans mes textes, et le fait que le point de vue objectif ne soit qu’un simple recueil de plusieurs subjectivités, vient de ma lecture d’À la recherche du temps perdu de Proust quand j’avais dix-neuf ans. Swann était littéralement ce qu’on pensait de lui ; et cela m’a donné l’idée que la vérité se trouve dans les esprits humains et pas quelque part dans le monde, objective ». Savoir qu’un des plus grands écrivains de science-fiction trouve l’un de ses élans créateurs fondamentaux dans une œuvre phare de la littérature classique ne devrait surprendre que ceux qui établissent une distinction entre les deux domaines de la fiction ; d’autant qu’à Proust Dick ajoute Joyce : « J’ai toujours été intéressé par la technique de Joyce de démarrer avec plusieurs intrigues et les faire se rejoindre plus tard dans le livre ». Nouvelle preuve, s’il en est, que la littérature ne se cloisonne pas à des catégories commerciales, qu’elle cherche aussi ses sources dans d’autres domaines : « Je me rappelle avoir lu Hume à dix-neuf ans, et tout comme Kant, je n’en suis pas revenu, il a détruit toutes mes certitudes ». Hume ou Kant, ersatz d’Ubik ?

Nouvelles au fil du temps

L’inventivité prodigieuse de cette veine novelliste illustre les différentes manières dont Dick contamine un genre et le remodèle. Sur cette question de l’évolution de la science-fiction, il peut être bon de donner la parole à Dick lui-même : j’écrivais à une « époque où la science-fiction était si mal considérée qu’elle n’avait pratiquement aucune existence en Amérique ». Dick s’est rêvé toute sa vie en écrivain mainstream : « Faire attention à ne pas trop m’égarer avec Vulcan’s Hammer [Les Marteaux de Vulcain] et cette idée de Don Wolheim qui prétend que la SF est ma véritable vocation. Cela risque de me détourner de mon vrai travail, qui est bien sur le contrat pour le roman de littérature générale ».

Pourtant c’est dans la science-fiction qu’il trouvera d’abord le moyen de donner une forme sensible au monde. Kim Stanley Robinson – l’auteur de la trilogie Mars mais aussi d’une thèse sur Dick – formule justement ce pas en avant que permet de faire Dick : Le Maître  du Haut Château « est une amélioration considérable dans la qualité de ses propres romans, comparable, dans la carrière de F. Scott Fitzgerald, à l’écart entre Les Heureux et les Damnées et Gatbsy le Magnifique – sauf que, dans le cas de Dick, il écrivait dans un genre où la grande majorité des œuvres étaient du niveau des Heureux et les Damnées […] et qu’il aida donc un genre dans son ensemble à progresser avec lui ». Son ambition est d’établir de réunir ou d’effacer ses frontières, comme il le dit lui-même à propos du Maître du Haut Château : « Il me semblait avoir jeté un pont entre le roman réaliste expérimental et le roman de science-fiction. Tout à coup, j’avais trouvé le moyen de faire ce que je désirais faire en tant qu’écrivain » ; l’endroit où les contraires – factices – ne s’opposent plus.

Détail de « Ne pas se fier à la couverture », Philip k. Dick, Folio SF

Les nouvelles de Dick peuvent parler autant à ceux qui connaissent déjà Dick comme à ceux qui lui sont rétifs ; car si le roman est une entité organique, la nouvelle, elle, se construit sur une idée. L’intérêt des nouvelles tient à la concentration narrative qui s’y joue : elles sont des épures qui ne prennent pas le temps de l’enrobage romanesque. Elles y gagnent, par rapport à son grand frère mieux connu, une efficacité narrative. Les idées de fictions de Dick sont souvent brillantes, et ne gagnent pas forcément à être étirées sur un plus long temps romanesque. L’on pourrait ainsi voir dans les meilleures nouvelles de Dick une succession d’alephs borgésiens qui contiendraient non le monde mais l’univers fragmenté de la fiction dickienne. Ce sont de rapides et fulgurants coups d’œil vers un monde effrayant. Rappelons d’ailleurs que ce sont plus essentiellement les nouvelles, et non les romans de Dick, qui furent adaptés à la télévision et au cinéma (récemment l’honorable série Philip K. Dick’s Electric Dreams).

Ce qui frappe d’abord, c’est la très grande variété des quelques deux cent vingt nouvelles de ce double volume. Dick n’écrit pas que de la science-fiction ; certaines nouvelles sont d’obédience réaliste et n’empruntent aucun des chemins de l’imaginaire, mais dépeignent directement une Amérique en proie à ses névroses : « Le Constructeur » met ainsi en scène un homme revenu de la guerre, devenant progressivement asocial, s’acharnant à construire dans son jardin un bateau qui ne naviguera jamais.

Dick déploie une palette générique bien plus large que la seule étiquette réductrice de « science-fiction ». « La dame aux biscuits » est une nouvelle fantastique qui propose une variation sur le thème de l’ogre et du vampire. Dick s’aventure parfois dans la fantasy, avec la bizarre nouvelle du « Roi des elfes », sorte de Bilbo le Hobbit condensé à la sauce urbaine où un pompiste assomme des trolls à coup de pelle. « L’heure du wub » est la dérangeante histoire d’un cochon parlant et intelligent, discutant de l’Odyssée, mais qui finira dans la marmite d’hommes insensibles. Ce wub reviendra dans « Ne pas se fier à la couverture » : sa peau est utilisée pour une édition de bibliophile de De Natura Rerum de Lucrèce, mais l’on s’aperçoit ensuite que le texte ne correspond pas à la version traduite ; la peau de wub a réécrit le livre qu’elle recouvre.

L’efficacité narrative de Dick, que la disposition chronologique du recueil permet de suivre, est remarquable. « Petit déjeuner au crépuscule », histoire d’une famille nucléaire catapulté dans un futur apocalyptique, est une admirable nouvelle attrape-gorge, efficace comme un marteau piqueur qui vous pilonne les côtes. Il y a aussi chez Dick une grande force de déstabilisation. Ainsi « le Père Truqué », où une mère dit à son enfant : « Va prévenir ton père au garage ». Le gamin hésite, la mère insiste, et il finit par dire « Je ne sais pas lequel prévenir. Ils sont tous les deux pareils. » Autre exemple avec « Le retour des explorateurs » : des astronautes reviennent d’une longue mission sur Mars et atterrissent sur terre. Or tout le monde les fuit ; le FBI arrive et leur dit que le vaisseau qui avait été envoyé sur Mars s’est détruit en atterrissant, et qu’on a rapatrié leurs corps. Certaines nouvelles sont diablement efficaces et vous retournent le cerveau :  »Au service du maître » ou encore le fameux duo gagnant, « Souvenirs à Vendre » (Total Recall) et « Rapport Minoritaire (Minority Report), modèles absolus du genre. Peut-on aussi résister à convoquer la vieille arlésienne d’un Dick ne sachant pas écrire, n’ayant pas de style ? S’il n’invente pas une langue à lui, il sait mieux que beaucoup d’autres raconter une histoire, agencer un récit. Mais c’est aussi un grand constructeur d’images : une vieille dame de trois cent cinquante ans (sic) parle, et sa voix est comme « un bruit d’herbes sèches caressées par le vent ». La nouvelle en question, « Planète impossible », est d’ailleurs l’une des plus belles. Une vieille femme veut revoir la Terre avant de mourir ; mais on lui répond que la terre est une légende…

Que cherche à faire Dick, avec une constance remarquable qui est la preuve d’une véritable entreprise littéraire ? Il ne fait que reprendre et généraliser une attitude de défiance face au réel qui est presque celle de Descartes. Dick, dans tous ses meilleurs livres, fait l’hypothèse du mauvais génie :  « Je supposerai donc, non pas que Dieu (…) mais qu’un certain mauvais génie, non moins rusé et trompeur que puissant, a employé toute son industrie à me tromper ; je penserai que le ciel, l’air, la terre, les couleurs, les figures, les sons, et toutes les autres choses extérieures, ne sont rien que des illusions et rêveries dont il s’est servi pour tendre des pièges à ma crédulité ; je me considérerai moi-même comme n’ayant point de mains, point d’yeux, point de chair, point de sang ; comme n’ayant aucun sens, mais croyant faussement avoir toutes ces choses (…) : c’est pourquoi je prendrai garde soigneusement de ne recevoir en ma croyance aucune fausseté, et préparerai si bien mon esprit à toutes les ruses de ce grand trompeur, que, pour puissant et rusé qu’il soit, il ne me pourra jamais rien imposer. »

Que fait Descartes ? il interroge le rapport à la réalité et le remet en cause : le réel est différent de la perception que l’on a du réel. Que fait Dick ? Pareil à Descartes, il met en doute le rapport au réel. Les fictions de Dick sont donc un instrument pour interroger notre monde : elles fracturent la réalité. Il faudrait penser l’art de Dick comme un art de la perturbation. Sa littérature est l’émission d’une fréquence radio qui vient perturber l’image projetée de la réalité. Pendant un instant, la projection holographique est brouillée, et l’on aperçoit la vraie nature hideuse de ce qui était caché. Cette perturbation n’est pas à prendre dans un sens littéral (sauf dans Ubik) mais comme une métaphore de l’entreprise de déstabilisation que permet la fiction dickienne, qui opère comme des phares qui voudraient éclairer l’opacité du brouillard. La littérature de Dick ouvre des failles qu’elle ne referme pas.

Dick est certes écrivain de science-fiction, mais il est aussi, après Poe et Lovecraft, avant King, un grand écrivain de l’horreur – du fantastique horrifique, pour être plus précis. Les œuvres les plus célèbres de Dick dans la culture populaire sont en effet celles qui construisent leur tension littéraire, leur tremblement métaphysique, autour de la question du doute, dimension fondamentale du fantastique que Todorov a mise en lumière : cet homme est-il un androïde ou un humain ? Suis-je moi un homme ou un robot ? Ce souvenir est-il une fiction ? Est-ce que je rêve ce que suis en train de vivre ? Puis-je empêcher le futur meurtre que je me vois commettre ? Qu’est-ce qui est réel ? Tout l’art de Dick tient à la savante machination qu’il construit autour de cette simple mais insondable question, dont la réponse n’est jamais tranchée. Fantastique réalité anticipée de notre futur, qui nous renseigne sur notre présent : c’est peut-être cela, la faille qu’arrive à ouvrir l’outil science-fictif dans notre réel.

Bolaño, dans Entre Parenthèses, synthétise à sa manière l’importance unique de l’auteur d’Ubik : « Dick est l’un des dix meilleurs écrivains du XXe aux États-Unis, ce qui n’est pas peu dire. Dick était une sorte de Kafka passé par l’acide lysergique et par la colère. (…) Dick écrit à certains moments comme un prisonnier, parce que, réellement, éthiquement es esthétiquement, c’est un prisonnier. […] Dick est celui qui s’approche de la manière la plus effective, dans Ubik, de la conscience ou des lambeaux de conscience de l’être humain et sa mise en scène, la combinaison entre ce qu’il raconte et la structure de ce qui est raconté est plus brillante que certaines expérimentations dues aux plumes de Pynchon ou de DeLillo. (…)
Dick est bon, même quand il est mauvais. »

Concluons par la plus courte nouvelle écrite par Dick, qui résume bien cet art si particulier de la perturbation : « Dans une société ravagée par la guerre et les bombes à hydrogène, les jeunes femmes nubiles se rendent dans un zoo futuriste où elles ont, dans les cages, des rapports sexuels avec diverses formes de vie contrefaites, non humaines. Dans le cas qui nous préoccupe, une jeune femme rafistolée à partir des corps abimés de plusieurs autres a des rapports sexuels avec une extraterrestre femelle, là, dans la cage, à la suite de quoi, grâce à la science du futur, elle conçoit. L’enfant naît, la jeune femme et la femelle de la cage se battent pour se l’approprier. L’humaine l’emporte et dévore promptement le rejeton – cheveux, dents, orteils, tout. Là-dessus, elle se rend compte que c’était Dieu. » Le titre de cette micronouvelle ? « L’histoire qui met fin à toutes les histoires ».

Philippe K. Dick, Nouvelles complètes I (1947-1953), Édition et préface de Laurent Queyssi, Trad. de l’anglais (États-Unis) par Pierre Billon, Hélène Collon, Michel Demuth, Michel Deutsch, Alain Dorémieux, Pierre-Paul Durastanti, Denise Hersant, Emmanuel Jouanne, Bruno Martin, Jacques Parsons, Jean-Pierre Pugi, Pierre K. Rey, Suzanne Rondard, Mary Rosenthal, Marcel Thaon, France-Marie Watkins, Ben et Christine Zimet et révisé par Hélène Collon, Gallimard, Quarto, octobre 2020, 1280 p., 28 €

Philippe K. Dick, Nouvelles complètes I (1954-1981), Édition et préface de Laurent Queyssi, Trad. de l’anglais (États-Unis) par Guy Abadia, Marcel Battin, Hélène Collon, Michel Demuth, Michel Deutsch, Alain Dorémieux, Daphné Halin, Emmanuel Jouanne, Bruno Martin, Jean-Pierre Pugi, Bernard Raison, Christine Renard, Mary Rosenthal, Marcel Thaon, France-Marie Watkins et révisé par Hélène Collon, octobre 2020, 1184 p., 27 €

Le coffret, 2464 pages, Gallimard, Quarto, octobre 2020, 55 €