Amélie Mougey est la rédactrice en chef de La Revue Dessinée depuis plus de quatre ans et alors que le numéro d’été 2020 vient de paraître au moment où la France peut enfin se rendre à nouveau en librairie, revenons avec elle sur la poursuite d’une aventure éditoriale (presque une quête), sur ce qui fait de LRD un journal d’information rigoureux et engagé qui a à coeur de chercher et donner des clés pour comprendre le monde.
Depuis sa création en 2013, La Revue Dessinée a fait bien mieux que trouver sa place parmi les acteurs majeurs de la presse d’information en réussissant à contribuer au débat public à force de choix éditoriaux pointus, de sujets d’intérêt général et un traitement unique en son genre : en proposant reportages, documentaires et chroniques en bande dessinée. Exercice difficile s’il en est, que de raconter l’actu en dessin, même si comme le soulignait Franck Bourgeron en 2015 : « en associant un journaliste et un dessinateur qui vont trouver ensemble des méthodes, un vocabulaire qu’on ne trouve pas dans les grands médias traditionnels, avec une totale liberté journalistico-artistique, le dessin est un outil formidable ». A une époque où la qualité de l’information est (parfois) sacrifiée sur l’autel de l’immédiateté, voire de l’urgence. Avec quatre parutions par an, La Revue Dessinée est un « média de temps long » d’après les termes d’Amélie Mougey sa rédactrice en chef en 2020. Les sujets et les thèmes qui sont abordés, décortiqués, scrutés et déclinés en dessin au fil de 228 pages ne cèdent qu’à un impératif sacerdotal : informer, expliquer, dire, montrer, « faire des enquêtes avec un point de vue critique et une volonté de traiter des sujets d’intérêt général, d’intérêt public avec l’ambition de donner des clés de compréhension ». Une ambition bien récompensée, LRD a aujourd’hui plus de 8000 abonnés et trois fois plus de lecteurs.
Peut-on faire un retour sur le précédent numéro, le 27ème, sorti début mars, quelques jours avant le confinement décrété par le gouvernement ? Comment définir ce numéro qui a connu un sort particulier ?
Amélie Mougey : c’est le numéro de la frustration, il est sorti dix jours avant le confinement… et il est resté en librairie quelques semaines de plus qu’en temps normal, c’était volontaire de notre part à la suite du confinement, d’autant que c’est un numéro important par les sujets qu’il aborde et notamment la question des lobbys, sujet traité par Aurore Gorius et Vincent Sorel. Aurore Gorius travaille depuis plusieurs années sur cette question des lobbyistes, de leurs champs d’actions, de leurs méthodes et de leur place dans la vie politique. Il nous paraissait intéressant d’explorer ce sujet, que l’on connaît de manière un peu abstraite, de nous plonger dans les rouages de cette profession, ces « consultants », ces « conseils », et de voir quelles sont les répercutions, l’influence qu’ils ont sur le jeu démocratique. C’est un sujet assez révélateur de ce que peut faire La Revue Dessinée : faire des enquêtes avec un point de vue critique et une volonté de traiter des sujets d’intérêt général, d’intérêt public avec l’ambition de donner des clés de compréhension. C’est sur cette ligne de crête que l’on navigue, c’est cette exigence d’avoir des sujets fouillés. Tout en apportant un traitement, de l’humour, un récit, tout ce que permet la narration en bande dessinée, avec une forme de sensibilité aussi et l’efficacité du dessin pour dire beaucoup de choses…

Pour cette enquête sur les lobbys, le dessin nous a permis d’aborder la complexité du sujet et de montrer le caractère absurde, voire cocasse des pratiques des lobbyistes. Pour les représenter avec tout ce qu’il peut y avoir de métaphorique et de symbolique : le ruban de Moebius par exemple nous permet de montrer le pantouflage et les allers et retours des acteurs entre public et privé. On a donc deux langages qui s’entremêlent, le texte et le dessin. C’est d’autant plus intéressant que ça provoque une certaine sidération : avec les exemples, en démontant les mécanismes, on a des réactions de lecteurs qui nous disent que ça nourrit la colère. Et c’est plutôt une bonne chose… ça nous conforte dans notre souhait de donner des clés pour comprendre les logiques à l’œuvre, d’avoir une démarche engagée, d’avoir un rôle de contre-pouvoir de média critique et nourrir le débat public.

Vous parlez des réactions des lecteurs, à une époque où tout est commenté en direct sur les réseaux sociaux, La Revue Dessinée est un trimestriel, au format papier, avec des reportages, des enquêtes parfois en décalage avec l’actualité à chaud…
AM : les réactions, ce sont les mails, les commentaires sur les réseaux quand on partage des extraits, des planches, les lecteurs portent eux aussi un regard critique. On est dans une forme de dialogue. Les retours qui nous sont faits vont vers une demande d’une information qui pose les questions qui dérangent.
Après 7 ans d’existence, on peut dire que le pari initial de faire du journalisme en BD est gagné… qu’est-ce qui a changé depuis la création ? Ou à l’inverse, qu’est-ce qui n’a pas changé ?

AM : L’appétit pour l’enquête n’a pas changé. On aime gratter là où on estime qu’il faut creuser… On est un peu moins dans le scandale politico-financier qu’au début, on se tourne davantage vers des enquêtes sur l’environnement et les questions sociales. On réfléchit avec l’époque, pour parler de problématiques qu’il nous apparaît nécessaire de traiter. Je peux citer par exemple le sujet sur l’industrialisation de la forêt par Déborah Jacquot dessiné par Florent Grouazel (qui a fait des pleines planches de forêts vivantes magnifiques) ; et le sujet sur l’enfouissement des déchets nucléaires à Bure dans la Meuse et la fabrique de l’acceptabilité sociale (comment on fait accepter un projet démesuré à la population). C’est un sujet très politique, qui a des implications environnementales et écologiques avec ces tonnes de déchets radioactifs qu’on laisse sous les pieds des générations futures. Ce sont des questions de fond, qu’on traitait peut-être moins au début mais qui nous préoccupent davantage aujourd’hui. C’est aussi une question de générations et de sensibilités : dans la rédaction plusieurs générations se côtoient et les regards, les obsessions différentes, les sujets de prédilection des uns et des autres font qu’on ouvre le spectre.

A l’occasion de la coupe du monde de football féminin vous aviez interrogé l’histoire du foot féminin par exemple…
AM : Oui, on tente d’être éclectiques tout en parlant de ce qui nous apparaît nécessaire. On parle de choses qui ont cette dimension sociale forte : l’uberisation du travail, les libertés publiques, les systèmes de notation (de la note donnée à son plombier jusqu’à l’évaluation de son collègue de travail), la question du démantèlement des services publics… On essaie vraiment d’avoir un rôle de vigie sur des questions d’intérêt public. La crise sanitaire a mis en évidence les lacunes du système de santé français, le manque de moyens était criant face à l’ampleur de l’épidémie… mais on n’a pas été forcément surpris même si l’ampleur était colossale : on avait déjà fait un reportage sur le mode de financement des hôpitaux et la tarification à l’acte à l’automne 2018 et les mécanismes à l’origine des difficultés de l’hôpital en temps crise étaient déjà identifiés. Et c’est ça la force de la revue, d’un média de temps long, c’est d’aller au-delà de l’événement, de ne pas participer d’un emballement médiatique et au contraire d’aller chercher des lames de fond, de chercher ce qui doit inquiéter, ce dont on peut se réjouir (tout n’est pas noir). Pendant le confinement à cause de la pandémie, on bouclait un sujet qui est dans le numéro du 24 juin sur la collapsologie, sur l’effondrement, un sujet qu’on préparait depuis un an et qui a pris une résonance certaine avec ce que l’on vient de vivre.
Il y a quelques jours, et comme en écho avec le contexte actuel, a été annoncée la sortie prochaine d’un hors série intitulé « Ne parlez pas de violences policières, Emmanuel Macron » en partenariat avec Mediapart…
AM : Oui, c’est un hors-série de 160 pages avec des enquêtes des journalistes de Mediapart, des entretiens, des éclairages… et un reportage réalisé par Marion Montaigne sur « le flic du futur » et qui est allé au salon Milipol pour voir ce que nous réservent les industriels de l’armement en matière de maintien de l’ordre. Cette édition spéciale était bouclée et devait partir à l’imprimerie le 16 mars… Ça ne s’est pas fait à cause de la pandémie mondiale. On parle des manifestions, des gilets jaunes, des violences policières en temps de mobilisation sociale et nous avons voulu le réactualiser. (Au sommaire, L’affaire Geneviève Legay, le mouvement Black Lives Matter, l’utilisation du LBD ; des entretiens avec Assa Traoré, Fabien Jobard, Vanessa Codaccioni, David Dufresne et Michel Forst – NDLR). Il est en prévente en ce moment et sortira en librairie à l’automne. Si on raisonnait seulement en termes de moment il serait plutôt pertinent en paraissant aujourd’hui. Mais en même temps, on préfère ne pas courir après l’événement et prendre le temps d’avoir une réflexion sur ces questions de répression, de restriction des libertés, de racisme dans l’exercice du maintien de l’ordre, en balayant quelques années d’autoritarisme, des Gilets jaunes à aujourd’hui. Pour expliquer et comprendre le phénomène dans ses multiples dimensions.
« Expliquer et comprendre », un credo sans cesse répété, dans chaque numéro trimestriel comme dans l’édition spéciale conçue avec Mediapart. La Revue Dessinée est un laboratoire, un creuset pour les journalistes, les auteurs, les illustrateurs et les dessinateurs. La Revue a d’ailleurs vocation à devenir éditeur de bandes dessinées, pour prolonger la lecture en album, « avec la volonté d’avoir ensemble des projets à long terme ». Non content d’avoir osé le papier et choisi d’être un média de temps long, La Revue Dessinée propose à ses lecteurs de regarder le monde et de lire l’information autrement. Une promesse (tenue) qui va à l’encontre de l’actualité prête à lire, relayée sans filtre et souvent balayée par l’info suivante, sur Internet ou les chaînes de hard news. Face à la frénésie, LRD est un journal singulier. Par ses choix, par sa ligne éditoriale, la revue démontre qu’elle est un média nécessaire quand il s’agit d’alerter, de dénoncer, de mettre à jour les faits, de se faire le messager auprès du plus grand nombre sur des questions cruciales (la surveillance numérique, les inégalités territoriales, les scandales sanitaires dans les prochains numéros, les violences policières avec Mediapart aujourd’hui…). Pour céder à la paraphrase facile, La Revue Dessinée porte le pinceau dans la plaie… Et avec toutes les possibilités que permet le 9ème art dans le traitement et la représentation des sujets, des thèmes, la vigilance n’empêche pas la légèreté, Amélie Mougey l’assure : « nous essayons d’aller sur des thèmes qui permettent de rire un peu, pour qu’il n’y ait pas que la gravité du monde qui nous assaille » .
La Revue Dessinée, collectif, magazine trimestriel, numérique et papier, de reportages, documentaires et chroniques en bande dessinée, 228 pages sur tablette, en librairie, par abonnement. 15 € l’exemplaire. Dernier numéro paru #28 Eté 2020.

Hors-série « Ne parlez pas de violences policières, Emmanuel Macron », une édition spéciale des rédactions de Mediapart et La Revue dessinée. 160 pages. Avec : Marion Montaigne, Assa Traoré, David Dufresne, Fabien Jobard, Pascale Pascariello, Vanessa Codaccioni, Camille Polloni, Louise Fessard, Claire Rainfroy, Benjamin Adam, Vincent Bergier, Michel Forst, Aurore Petit, Thierry Chavant, Géraldine Ruiz. Sortie en librairie le 30 septembre, disponible dès mi-juillet en pré-commande sur le site de LRD.
Au sommaire du numéro 28 (été 2020) : sur les traces des bourreaux du régime de Bachar Al-Assad ; les rouages des tribunaux d’arbitrage ; les profits réalisés par les sociétés autoroutières sur le dos des usagers et des pouvoirs publics ; une virée dans la Drôme pour tenter de cerner l’influence, la pertinence et les limites des théories de l’effondrement. Auteurs & illustrateurs : Claire Alet – Angela Bolis – Camille Drouet – Cécile Cazenave – Fabrice Erre – Daphné Gastaldi – Isabelle Jarjaille – Clément Le Foll – Mathieu Martinière – Jean-Christophe Mazurie – Amélie Mougey ; Amélie Fontaine – Alfred – Aurel – Chloé Cruchaudet – Tristan Fillaire – James – Jérémy Capanna – Pierre Lecrenier – François Maumont – Nicolas Moog – Nicoby – Vincent Sorel – Fabien Toulmé.
