Dans un Paris jaune éclatant, Étienne Dardel couvre manifestations et soulèvements, il documente l’urgence et les dérapages policiers. Sous cette identité fictionnelle, on reconnaîtra facilement David Dufresne, auteur du roman — c’est le terme revendiqué en couverture — le plus furieusement politique de ces derniers mois, Dernière sommation, sous couverture jaune paille, un récit qui articule les événements brûlants d’un quinquennat qui ne cesse de déraper.
Étienne Dardel, « compagnon des nuits sans sommeil » de Dufresne, a un patronyme que l’on pourrait penser issu de la nouvelle vague : il est surtout le dard planté dans l’époque, lui qui cible une violence d’État systématique (et systémique), lui qui signale et consigne sans relâche sur Twitter d’un « allo @Place_Beauveau » devenu viral, « mutilés, mains arrachées, yeux crevés, bras broyés » et autres usages d’armes de guerre sur des civils en plein Paris. Les manifestants, acte après acte, sont les abeilles qui « bourdonnaient, filles et affolées, nassées », « panique dans la ruche, les apiculteurs avaient mis le feu » : « Paris brûlait » et Dardel le dard dans la plaie béante. Dardel est ou a été journaliste (cesse-t-on un jour de l’être ?), désormais il n’a plus de carte de presse. Il avait, durant sept ans, laissé la France derrière lui, pour le Canada. Revenu, il a écrit sur Brel, a tenté de se détacher du journalisme d’actualité qui fut sa came, lassé de la « bassesse que suppose l’exercice », « sale métier ou métier salissant, au cœur des hommes, et de leur lâcheté, de leur petitesse ».
Mais ces manifestations, ces « actes », ces violences est-ce de l’actu ou la chronique du contemporain, un nouveau récit qui s’écrit à même les murs des villes — « La rue est à nous », « Paris, debout, soulève-toi » ? L’Arc de Triomphe voit s’inscrire la volonté de renversement d’un nouvel Ancien Régime — LES GILETS JAUNES TRIOMPHERONT tagué sur le pilier nord-est, « en mondiovision ». Est-ce seulement de l’actu, donc, quand un pays se soulève et trouve de nouveaux modes d’expression ? L’exergue du livre, citation de Michel Foucault, répond à la question : « Sans doute l’objectif principal aujourd’hui n’est-il pas de découvrir, mais de refuser ce que nous sommes ». On est bien au-delà de l’actu au sens journalistique, et pleinement dans le récit du pouls battant d’un pays, de ses nouveaux modes de prises de parole comme de ses modes de répression, médiatiques et étatiques, sombrement articulés.
Pour dire cette éclosion, en refusant d’aplatir ou linéariser sa force de surgissement, il faut une effervescence formelle. C’est bien pourquoi Dernière sommation articule fiction et non fiction, récit de soi et roman collectif, événements attestés et scènes imaginées (mais toujours au plus près du réel), tweets et vidéos puisque la parole non entravée se déploie désormais ailleurs — « une génération spontanée qui filmait ce qu’elle vivait au quotidien, l’injustice et l’écrasement ». Au cœur du livre non plus le « ça a été » dont Barthes faisait le noyau du fait divers mais un « c’était maintenant » dont la formulation même rend visible l’enjeu à la fois politique et narratif : écrire au moment précis où les événements se produisent, sans recul confortable, dans l’urgence d’une chronique — ce que fit Stendhal tissant fiction, bouts d’articles, proses diverses et observation pour produire la « chronique de 1830 » et de sa révolution en cours, justement journalistique, dans Le Rouge et le Noir.
Dernière sommation emprunte justement à tous les genres et discours, le roman noir, la chronique, le récit de soi, titres et articles de journaux, tweets, vidéos, posts Facebook, dans un texte qui fait de la polyphonie la seule réponse possible à la violence qui réprime et étouffe, tout doit entrer, dans son désordre, sa plasticité et, surtout, une absence de hiérarchie. Il n’y aurait pas, d’un côté la parole légitime, de l’autre celle que l’autre côté voudrait justement invisibiliser ; la somme des voix et focales répond aux sommations ; la fragmentation des courts chapitres articulée au refus d’une chronologie sans relief est la seule manière de dire le chaos, de lui donner forme, de rendre ce chaos qui est l’arme du soulèvement : « Ceux-là avaient compris que dans une société de flux, le blocage nomade était plus efficace que l’occupation sociale ». Partout, tournante, « cette prise du territoire, le seul qui comptait désormais, la rue, la route, la place (…). Tout devenait Zone à Défendre ». Désormais, « la domination n’était plus seulement sociale, économique, la domination était policière ». Et le journalisme s’écrit autrement, il s’est déplacé, son territoire ne peut plus être le même, il faut assumer de se situer, de repenser l’articulation du dire et du faire, de la subjectivité et de l’objectivité, de la fiction et des faits, ce dont David Dufresne prend la mesure avec une acuité proprement sidérante. C’est bien un « dire » qui est au cœur des actes des Gilets jaunes comme de la répression étatique, un pouvoir qui passe par la parole, le spectacle, une monstration : il faut écrire autrement, ce que fait Dufresne dans Dernière sommation.
En suivant Dardel mais aussi Vicky dans les rues, Frédéric Dhomme à la Préfecture de Police (« l’État dans l’État »), le lecteur est lui aussi nomade, il déplace son regard, voit autrement. Et s’il retrouve l’actualité récente, toujours aussi brûlante, c’est dans sa mise en perspective par un David Dufresne qui refuse de se laisser arraisonner et, élevant la voix, donne à entendre toutes celles qui s’élèvent, quand tout est « fractionné, libre, circulaire — fanzine et sauvage », dans un récit à la mesure de cette « déflagration-révélation », forcément « à suivre… ».
David Dufresne, Dernière sommation, Grasset, octobre 2019, 234 p., 15 €