Socrate : taille sur tes réponses, et si je dois te suivre,
Fais-les plus courtes
Platon, Protagoras (334a)
Brachylogie : le volume collectif Réinventer la brachylogie remet à l’honneur ce mot qui pourrait sembler démodé, entre pratiques anciennes et contemporaines. Cet ensemble, dirigé par Patrick Voisin, témoigne de la vitalité et de la modernité d’une notion peu connue et qu’il faut réinventer parce qu’elle fut considérée comme « un trope de valeur péjorative classée dans les figures de rhétorique ».
Dans la présentation critique de ce mot ancien (brakhulogia en grec ancien et son calque latin tardif brachylogia), on apprend que le procédé fut condamné par Littré qui y voyait un vice d’élocution conduisant à l’obscurité du style. Qu’en est-il de nos jours ? Le parcours est ardu et décevant car le critique se retrouve dans un désert de définitions contradictoires. Si on considère la brachylogie comme une figure, on la voit rapprochée, dans certains dictionnaires, de l’ellipse et aucune définition satisfaisante ne peut être trouvée dans différents ouvrages de références passés en revue. On peut cependant réinventer une brachylogie en la considérant comme une élocution concise qui rejette tout ce qui est superflu et loin de toute éloquence ornementale, selon la vision de Platon. Notons que Quintilien la définit d’ailleurs comme « une brièveté parfaite ».
La brachylogie peut recevoir trois définitions, une polysémie « qu’il ne faut pas la considérer comme un flou insupportable mais bien comme une richesse héritée de l’histoire du mot » (43). Dans un premier sens, il s’agirait de l’ellipse, vertu selon Socrate ou vice selon Littré. Dans la deuxième définition, elle correspondrait au cum paucis multa dicere — dire beaucoup en peu de mots — un less is more, ou brevitas selon Quintilien. Dans son troisième et dernier sens, elle rejoindrait ce qu’est la voix juste demandée par Protagoras. Le discours serait alors caractérisé par sa densité. La brachylogie ne serait plus rhétorique mais poétique. Cette multiplicité d’approches va donner lieu, dans le collectif dirigé par Patrick Voisin, à des articles très différents qui déploient nombre d’aspects de cette notion jusqu’à lui donner une apparence très contemporaine.
À travers les textes sacrés, la Bible et le Coran, Aurelia Hetzel analyse l’histoire de Jonas, une grande histoire en miniature selon les termes de la critique, qui réalise la définition de Saint Augustin — le signe en plus d’être chose détermine un autre objet. Cette histoire fait signe dans les Évangiles et le Coran parce qu’elle signifie plus que ce qu’elle raconte : récit allégorique, conte théologique, apologue, l’histoire est courte mais elle est « symbole du légendaire, du trop de sens. Jonas sursignifie (…). C’est une parabole des paraboles », selon les termes de Meschonnic.

L’histoire de Jonas dit cette vie à échelle humaine, une expérience singulière exemplaire car elle est immédiatement partageable. Elle illustre symboliquement les questions fondamentales de la grande histoire humaine et surtout les liens qui déploient le destin individuel : l’amour et le pardon. Dans Les Troyennes de Sénèque, la parole se réduit au point de devenir cri au moment où le fils d’Hector et d’Andromaque, Astyanax est emporté par Ulysse pour être sacrifié.
Suétone, pourtant surnommé plaisamment le pipelet du Palatin, réussit dans le chapitre XXI de La vie des douze Césars l’exploit d’une description assez simple de l’empereur Claude, au point que Pline le Jeune, dans une lettre, le complimente sur sa perfection. Mais on peut lire en filigrane derrière ce portrait bref et caustique comme une sorte d’anthologie de la littérature antique, à reconstituer entre les lignes. C’est aussi d’intertextualité qu’il s’agit dans les quatre vers d’Haspparen (inscription trouvée dans les fondements de l’église Saint Jean en 1660) qui nous disent le cursus honorum d’un certain Verus. Leur aspect simple ne doit pas tromper le visiteur des lieux, car on bascule du court au bref dans une pratique brachylogique. L’analyse de ces vers révèle, selon l’analyse de Mathieu Pelat, des échos de Virgile, de Lucrèce et d’Ovide. On a ici toute la puissance d’évocation de l’écriture brachylogique dont les références ne pouvaient échapper à un visiteur cultivé. La structure, la scansion, la métrique, les coupes, les accords inattendus, tout signifie dans ce court poème.

L’inscription sur le mur est analysée par Rebecca Josephy — Mane, Thécel, Pharés (ou parsin). Cette expression du livre de Daniel est tirée de l’un des rares épisodes bibliques où la parole divine se manifeste par l’écrit. Au cours d’un repas organisé par le roi babylonien Balthazar, une main apparut et des doigts se mirent à écrire sur le plâtre du mur ces trois mots qui parurent d’abord une énigme.
C’est en les comparant avec des pièces de monnaie qu’un chercheur en découvrit le sens : Mesuré, pesé, divisé. La nuit même, le présage s’accomplit : le roi est retrouvé mort et son royaume est divisé entre les Perses et les Mèdes. Rebecca Josephy examine ensuite la postérité de cette inscription qui, de Proust à Melville en passant par Agrippa d’Aubigné, Alexandre Dumas, Raymond Roussel, James Joyce, Jean Giraudoux ou Maurice Leblanc pour n’en citer que quelques-uns, va faire florès. L’exemple sans doute le plus éloquent est celui de Roussel qui s’inspire de la citation sans le dire clairement mais le précisera plus tard : « Après avoir été chargée de multiples sens pendant des siècles, l’expression revient vers ses origines, c’est-à-dire d’être un jeu de langage ». Le roman à énigmes et le roman policier vont entretenir ce côté ludique, ainsi dans les textes récents que sont L’Emploi du Temps de Michel Butor (1956) ou le Nom de la Rose d’Umberto Eco (1980). Ces trois mots manifestent une extrême richesse. Et Rebecca Josephy de conclure qu’ils représentent parfaitement l’écriture brachylogique : trois mots pour un étoilement de sens illimité, qui va se poursuivre à travers les langues et les siècles.

Les Adages d’Erasme, évoqués par Étienne Wolf, abordent des sujets infinis en une forme brève mais l’auteur se laisse aller parfois au plaisir de la digression et de l’excursus. Les petites pierres ne sont-elles pas supérieures aux gros rochers ? Mais comment échapper à l’obscurité lorsque la brièveté témoigne d’une extrême concision ? Les proverbes de Bonaventure des Periers, les maximes de La Rochefoucauld témoignent pour le premier de la sagesse populaire et introduisent une dimension subversive. Quant au second on ne peut que remarquer l’originalité stylistique de l’auteur.
L’article consacré par Inès Zahra aux illustrations des Contes de Perrault par Gustave Doré nous introduit dans un univers iconique qui est par définition brachylogique puisque l’essence du conte est condensée en quelques coups de crayon.
Les contes sont eux-mêmes des raccourcis au style concis, microstructures transcrivant un substrat culturel, une véritable aubaine pour l’illustrateur. L’indétermination spatio-temporelle, la simplicité du schéma narratif, l’épuration des descriptions des personnages, la dimension performative du verbe et son incidence sur l’action et le jeu de l’équivoque sont autant d’éléments du conte qui favorisent l’illustration.
La traduction, autre grand chapitre du volume, permet de mettre en regard deux langues et deux visions du monde. Les images de l’ailleurs dans le roman d’Alphonse Karr, Sous les tilleuls, sont remaniées par Mustafa Lutfi al-Manfaluti (1876-1924), célèbre auteur égyptien qui s’adonne aux travaux de traduction sans connaître la langue source le français. Selon Manel Belhadj Ali, le texte traduit en arabe ne garde que le schéma narratif. Les chapitres sont raccourcis dans une démarche brachylogique. Certains passages sont supprimés pour adapter l’œuvre au goût du public concerné et ne pas heurter religion et traditions. Il s’agit également de traduction dans l’article intitulé Brachylogie et traduction signé Ghassan Lufti. Dans nombre de textes, la traduction selon l’optique française, héritée de la copia de la Renaissance, est toujours explicitation donc allongement de l’énoncé. C’était déjà le cas du passage du latin plus concis au français. De l’arabe au français le même problème se pose. Le texte célèbre des Mille et une nuits est rendu différemment, de façon beaucoup plus concise, par Bencheikh et Miquel que par Galland. Des exemples divers illustrent ces différentes positions. Le mythe de la clarté se fait Procuste, brachylogique.
Flaubert est abordé dans deux articles. Salammbô (1862) étonna les lecteurs par son extravagance et sa luxuriance baroque, parfois contrastées par des énoncés brefs. Pour Annie Rizk, la brachylogie est justement « l’impensé de ce roman historique dans lequel la part d’imagination mythologique domine la vérité historique ». Hérodias, l’un des Trois contes, est analysé par Jihane Tbini qui montre que « Il faut que lui grandisse et que moi je décroisse », phrase de Saint Jean Baptiste selon l’Évangile de Jean (3.30), reprise par deux fois de façon différente chez Flaubert, joue le rôle d’une phrase-manifeste qui exprime une poétique brachylogique.
Chez Michaux, l’homme et la poésie sont marquées par l’excès. Mais la poésie selon Mathieu Perrot cache « la redite qui n’est que du bref en écho ». Il faut retrouver, selon les mots d’Yves Bonnefoy appliqués à Rimbaud, la brièveté de l’essentiel. La poésie de Cioran tient son aspect brachylogique d’un élément de sa vie. Ayant, comme Ionesco, abandonné sa langue maternelle (le roumain) pour le français, il arriva à maîtriser parfaitement la deuxième mais en détesta toujours son air distingué et sa rigidité, « ce mélange de camisole de force et de salon ». Tous ces exemples illustrent un aspect assez « académique » de la brachylogie. Mais elle se manifeste aussi dans les discours du quotidien, médias, publicité et feuilletons télévisés.
Les derniers articles nous introduisent dans un aspect contemporain du discours, le discours médiatique. Si la brièveté des énoncés médiatique fait courir un risque au contenu, le flux continuel des informations s’inscrivant dans un phénomène social global, ces échanges brefs relancent et favorisent la dynamique des relations comme le montre Jean Bernard Cheymol. L’image publicitaire repose elle aussi sur le principe de l’économie ; le minimum pour dire le maximum. Le message rapide incite à la découverte d’un produit spécifique. Les séries courtes que l’on peut voir désormais à la télévision, les shortcoms, ouvrent à « des questions intéressantes sur la temporalité télévisuelle ». Conçues pour s’insérer dans des grilles déjà surchargées, elles répondent à une logique précise et à une temporalité déterminée, comme dans les films (Crash de Cronenberg) et dans les feuilletons à succès (Game of Thrones). La brachylogie apparaît dans l’écriture et dans les acronymes, repères facilement identifiables qui renvoient à une véritable esthétique du bref.
Dans les dernières pages de cet ensemble riche et stimulant, Patrick Voisin analyse l’écriture de Rabelais dans le quart-livre, et particulièrement l’épisode de la tempête, ce topos qui se retrouve dans la Bible, L’Odyssée ou encore L’Énéide, reproduisant une humanité en réduction, donc brachylogique. Quant à André Chénier, poète guillotiné en 1794, il réussit l’exploit de faire entrer l’épopée dans un poème de quatorze vers, La mort d’Hercule, sans en réduire la portée. La brachyologie n’y est donc plus seulement un procédé rhétorique mais une forme-sens.
De la dialectique à la poétique en passant par la rhétorique, on comprend en parcourant ce volume combien la brachylogie, nom savant pour un procédé assez simple et courant, assimilé souvent à la brièveté, parcourt les textes anciens et les discours récents. Pour terminer, arrêtons-nous un instant avec Bertrand Sajaloli sur les bords d’une mare : cette modeste étendue d’eau, œil de terre aux puissants enchantements, concentré de souvenirs d’enfance et de réminiscences littéraires, est une brachylogie vivante.
Réinventer la brachylogie, entre dialectique, rhétorique et poétique, Sous la direction de Patrick Voisin, éditions Classiques Garnier, Collection Rencontres n°429, 2019, 624 p., 65 € (broché), 99 € (relié).