Depuis deux ans, quel journal a bien pu parler à la fois d’Aube dorée, des mutations de La Poste, des écoutes made in France en Lybie, du lobby des pro gaz de schiste, du SAC du Général de Gaulle, des affaires de Nicolas Sarkozy et de l’histoire du journal Pilote ou de l’assassinat du juge Renaud ? Libération ? Le Nouvel économiste ? Mediapart ? Non. Trois fois non. Tous ces sujets et ces articles ont paru dans La Revue Dessinée qui, comme son nom le suggère, propose reportages, documentaires et chroniques en bande dessinée et s’applique à raconter l’actualité et à expliquer le monde dans lequel nous vivons.
Avec son numéro 10 estampillé Hiver 2015-2016, le trimestriel continue sans relâche son travail d’information d’édification, voire d’éveil des consciences, en mettant au sommaire le réchauffement climatique, les attentats contre Charlie Hebdo vus par des membres de la Brigade Criminelle, le grand cirque des parcs d’attractions dans les années 80 et l’anesthésie à travers les âges… Un grand écart ? Oui et non. Depuis son premier numéro, La Revue Dessinée s’applique à raconter, relater le fruit d’heures et d’années d’enquêtes, grâce au travail conjoint de journalistes et de dessinateurs, faisant de la revue un média unique en son genre.
Réalisant l’accord parfait entre l’information écrite et la puissance évocatrice des images, du dessin, LRD occupe désormais une place d’importance dans le paysage journalistique français. Là où XXI innovait en son temps en offrant à ses lecteurs des unes dessinées et un reportage graphique tous les trois mois, quand Libération fait une fois l’an (au moment du Festival d’Angoulême) un journal tout en images en donnant les clés de la rédaction à des auteurs et dessinateurs de BD, La Revue Dessinée repart chaque trimestre depuis deux ans sur la voie de l’information traitée à pas lents et en images, pour poser une réflexion qui tranche avec l’immédiateté ambiante.
Comme le souligne Franck Bourgeron en entretien : « il y a à la fois une proposition d’information absolument incroyable » et « en même temps on manque de fond, de sujets qui nous expliquent les mécanismes. Et pour ça, le dessin est un outil formidable ». Le tout avec « une totale liberté journalistico-artistique », en associant « un journaliste et un dessinateur qui vont trouver ensemble des méthodes, un vocabulaire » qu’on ne trouve pas dans les grands médias traditionnels.
D’où la singularité et le côté « laboratoire » revendiqués par le co-fondateur et rédacteur en chef de la revue : les sujets de société font partie intégrante de la ligne éditoriale du journal depuis son origine. Ainsi, LRD est revenue sur les grands faits de l’histoire récente ou plus ancienne, sur l’actualité encore tiède de ces derniers mois ou années écoulées, proposant un autre traitement, un regard différent, par le biais de l’analyse a posteriori, en mettant en scène (mais pas systématiquement) les auteurs (acteurs et rédacteurs de leur histoire), en mode immersif, ou en usant de procédés didactiques et pédagogiques. Inventant un nouveau journalisme, engagé sans être militant, La Revue dessine (au sens propre comme au sens figuré) une nouvelle manière de raconter l’actualité, de dire ce qui a fait ou fait l’information, et de rappeler ce qui dans l’histoire permet de comprendre la société d’aujourd’hui.
Comprendre les accords TAFTA, qce qu’est la géo-ingénierie (alors que toutes les télés parlent des embouteillages pour cause de COP21), se souvenir que le 19 octobre 1995 un juge français a été retrouvé mort près de l’Anse du Diable sur la mer Rouge et que toute la lumière n’a pas été faite sur le « suicide presque parfait du juge Borrel »… bref, informer en bande dessinée, une gageure, un pari impossible ? C’est le pari relevé par Franck Bourgeron qui revient pour Diacritik sur deux ans de Revue Dessinée, pour expliquer les vœux originels, les prises de position passées et le futur de la revue.
Deux ans, c’est le « bel âge » ?
Deux ans, c’est le moment où on peut commencer à faire un constat. Et celui-ci est plutôt positif : on a un lectorat qui s’affirme, en termes d’éditorial on commence à avoir des sujets qui commencent à peser, à être intéressants. Mais ça prend du temps. Il faut que les réseaux se fassent, que les habitudes se prennent, il faut que les lecteurs comprennent ce qu’on a essayé de faire. Aujourd’hui on rentre dans une période où l’on va commencer à travailler sérieusement. Avant on était dans une sorte d’apprentissage.
Qu’est-ce qui a changé en deux ans ?
Il n’y a pas eu de changement de fond, les auteurs et les journalistes ont compris ce qu’on voulait faire. Au début, il fallait vraiment aller chercher les auteurs, les journalistes, les sujets, aujourd’hui on n’a plus systématiquement à expliquer dans le détail ce que l’on souhaite faire. C’est déjà beaucoup plus simple, les choses sont acquises de ce point de vue. Surtout, en termes économiques, la revue se porte plutôt bien, ce n’est pas extraordinaire, mais on a fait notre trou, notre place… On existe, ce qui n’est déjà pas si mal pour des gens qui, comme nous, partaient sans support de presse ou de groupe derrière eux, sans grande maison d’édition (même si Futuropolis est présent dans le capital à une hauteur assez faible). On est vraiment un collectif d’auteurs partis la fleur au fusil. De ce point de vue une fois encore on a réussi notre coup.
On a une démarche citoyenne.
Diriez-vous que vous avez réussi à imposer un ton, notamment par vos choix éditoriaux, cette volonté de traiter de sujets de société ?
On a une démarche citoyenne, c’était et c’est toujours d’avoir une ligne éditoriale qui tourne autour des sujets de société, des sujets politiques, qui concernent les Français. On avait et on a toujours une volonté de décortiquer les grands sujets qui traversent le paysage… et dont on entend tous parler sans avoir le temps ni l’énergie pour se plonger dedans. On considère que la bande dessinée a ce pouvoir d’expliquer dans le détail. On l’a fait sur des sujets économiques (les emprunts toxiques, les PPP…), on va continuer, c’est ce qui nous intéresse. Je pense qu’il y a une nécessité de faire cela en ce moment. C’est très paradoxal : il y a à la fois une proposition d’information absolument incroyable — il suffit de se brancher sur n’importe quelle chaîne d’info en continu — et en même temps on manque de fond, de sujets qui nous expliquent les mécanismes. Et pour ça, le dessin est un outil formidable.

La revue fait le pari de la lenteur. Est-ce un besoin dans le monde hyper connecté d’aujourd’hui ?
Je ne sais pas si on comble un manque, on n’est pas les seuls d’ailleurs, d’autres ont fait ce pari et font cela très bien. Nous, on le fait en dessin, c’est notre singularité. On associe un journaliste et un dessinateur et ils vont trouver ensemble des méthodes, un vocabulaire qu’un journaliste n’a pas forcément l’habitude d’utiliser. De fait, ça ouvre des voies. On est un laboratoire, dans la forme et dans le traitement des sujets. On essaie de faire en sorte qu’il n’y ait pas qu’une chapelle, qu’il n’y ait pas qu’un seul ton graphique ou journalistique. Il faut que les choses s’essaient, qu’il y ait une diversité dans le traitement des sujets, dans la manière de les mettre en scène. Il ne faudrait pas qu’on se fige.
D’ailleurs, chaque sujet est traité différemment…
Tout à fait, d’abord parce qu’il y a une totale liberté « journalistico-artistique », le dispositif et la mise en scène sont de la responsabilité des auteurs, ensuite parce que c’est une volonté de La Revue de ne pas rester dans une forme qui serait toujours la même, soit parce que les journalistes se mettraient toujours en scène, ou jamais… les auteurs s’approprient la mécanique et font ce qui leur convient le mieux. Là-dessus, notre intervention est limitée. On ne veut rien imposer. Je me répète mais il faut que les choses s’essaient, que l’on continue d’être un laboratoire. C’est important pour nous.
Au début, il fallait convaincre.
C’était un pari osé de traiter l’actualité en bande dessinée : y a-t-il eu des critiques lors de la création ?
On n’a pas connu un démarrage difficile, le public, les lecteurs, les critiques ont été bienveillants, je n’ai pas entendu de choses très négatives. Ça continue, il y a bien sûr des gens qui trouveront à redire, mais de l’intérieur, avec les moyens qu’on avait, avec les ressources dont on dispose (pas simplement financières, mais aussi en termes de dessinateurs), le milieu de la BD est relativement restreint, avec des pratiques et une logique de l’album plutôt que de traiter un sujet en 25 pages. Compte tenu de tout cela, on a réussi notre pari pour l’instant.
Aujourd’hui, vous attirez des dessinateurs qui ne seraient pas venus naturellement dès le début ?
Au début, il fallait convaincre. Ce n’était pas facile, on était quatre, cinq auteurs à se lancer, on n’était pas les seuls, il y avait d’autres initiatives mais on avait la chance d’être auteurs et de bien connaître le milieu de la BD. On a commencé avec les amis, qui nous ont vraiment soutenus. Ce n’était pas simple. Aujourd’hui, la revue s’inscrit dans le paysage, des auteurs viennent vers nous sans qu’on les sollicite, c’est plus simple. Du côté des journalistes, c’est un peu différent. Ils ont davantage cette pratique d’aller proposer leur travail à des journaux, des supports. Aujourd’hui on bénéficie d’un réseau, c’est moins compliqué qu’avant. On a toujours des difficultés, quand il faut trouver un auteur à la dernière minute par exemple, ça reste un exercice périlleux. De funambule presque. La bande dessinée est une discipline lente.
Du numéro 1 au numéro 10, quels seraient les trois sujets à (re)mettre en avant ?

C’est difficile de choisir… Il y a l’enquête d’Aurore Glorius et Vincent Sorel sur les grands communicants… j’ai trouvé que c’est exactement ce qu’on devait faire pour décrypter ce qui se cache derrière le mot information et qui est souvent l’œuvre des communicants (dans le numéro 9, NDLR) ;
il y a l’article sur les emprunts toxiques par Catherine Le Gall et les dessins de Benjamin Adam, qui a d’ailleurs reçu le prix du meilleur article financier, catégorie « journalistes confirmés » (#5, automne 2014)… Encore une fois, c’est difficile de choisir un plus qu’un autre, mais je dirais que le travail qui a été fait par Benoît Collombat et Etienne Davodeau est nécessaire : il y avait une forme de devoir civique à parler de l’assassinat du juge Renaud (« La mort d’un juge », #5). C’était une vraie démarche citoyenne de ressortir ce fait, beaucoup de gens ne sont pas au courant ou ont oublié, rien n’arrive ex nihilo, on s’inscrit dans un grand courant historique et le comportement de nos hommes politiques d’aujourd’hui est issu d’une certaine tradition et c’est bien de le rappeler, de faire un documentaire sur celle-ci. Il faut savoir que Nicolas Sarkozy est un enfant du SAC et il faut le savoir pour comprendre son comportement aujourd’hui.
C’est une forme d’engagement ?

Oui, on est engagés, on n’est pas une revue militante, mais on s’engage dans le choix des sujets. On ne traite pas le gaz de schiste, le SAC par hasard. C’est un engagement citoyen une fois encore. Pour reprendre la maîtrise des affaires publiques ou en tout cas être bien renseignés, informés sur ce qui se passe en France. Je pense qu’on y contribue, on n’est pas les seuls, mais on y contribue avec cette capacité du dessin à le faire.
Et ce n’est peut-être que le début, je pense que l’on peut aller plus loin. Mais il faudrait plus de moyens, mais je pense que la démarche est là. Je trouve que la part, dans la presse en général, donnée au dessin a tendance à diminuer. Quand il s’agit d’infographie, c’est assez pauvre, la place du dessin devrait être plus importante : par du dessin, de l’illustration. Dans les quotidiens, je n’ai pas l’impression de voir plus de dessin qu’il y a quinze ou vingt ans… J’ai la sensation que la presse ne se sert pas du dessin comme elle devrait s’en servir.
Le dessin, c’est une pédagogie. Il faut savoir lire un dessin.
Ces derniers mois, on a beaucoup parlé du dessin de presse, à cause de Charlie et des attentats du 7 janvier…
Le dessin, c’est une pédagogie. Il faut savoir lire un dessin. On l’a bien vu en janvier, s’il y a eu une attaque contre des dessinateurs, c’est qu’il y a une force du dessin. Une force politique indéniable. Et si on ne fait pas cette pédagogie, si on ne fait pas ce travail nécessaire d’apprendre à lire un dessin de presse…
À La Revue Dessinée on met souvent sur nos réseaux sociaux, les dessins de la rédaction, de Thibaut Soulcié, de James et quelques amis, on voit à la réaction des gens, dans les commentaires, qu’il y a une sorte d’incompréhension. Pour certains, c’est une information. Or un dessin de presse ce n’est pas un fait, ni une info, c’est une prise de position. C’est décalé, humoristique… et il y a parfois un écart entre la volonté du dessinateur et la réception. Manifestement il y a un travail d’explication à faire. C’est ce que l’on essaie de faire, notamment avec Topo, qui sortira en août 2016 et qui est une déclinaison de LRD à destination d’un public d’adolescents (4ème, 3ème, 2nde). On va expliquer les grands sujets du monde en BD, avec des moyens tournés vers la pédagogie. Pour que l’apprentissage se mette en place.
Le sommaire du numéro 10 ?
Ce numéro est malheureusement dans l’air du temps : il y a les accords TAFTA, ce sont des négociations qui sont loin des citoyens, pour des raisons qu’on peut comprendre puisque ça concerne l’Europe et les États-Unis, mais qui se passent dans des conditions de secret, avec une pratique compréhensible mais particulière ; il a Charlie, qui reste malheureusement d’actualité et puis il y a un sujet qui est peut-être un peu plus léger mais qui a cette particularité de s’inscrire dans la continuité de Davodeau et Collombat, c’est celui sur les parcs d’attraction dans les années 80-90… c’est un sujet qui est venu très tôt, parce que dans les années Mitterrand, il y a eu une espèce de flambée pour pallier la désindustrialisation des régions minières.
Il y a aussi un article sur la géo-ingénierie qui avec la COP 21 est complètement d’actualité. Malgré la temporalité compliquée, parce qu’on est un trimestriel, on essaie le plus possible de coller à l’époque. Comme on a essayé de l’être avec la FIFA (L’empire du jeu, #8), on essaie de saisir ce qui fait l’actualité.
La Revue Dessinée, collectif, magazine trimestriel, numérique et papier, de reportages, documentaires et chroniques en bande dessinée, 228 pages sur tablette, en librairie, par abonnement. 15 € l’exemplaire. Dernier numéro paru #10 Hiver 2015-2016.
La liste exhaustive des auteurs et journalistes, ici ; tous les numéros, là.