Charles Coustille : « Parking Péguy a commencé par une erreur d’aiguillage sur Internet »

© Parking Péguy Flammarion

La saison des essais n’a pas encore débuté que Charles Coustille et Léo Lepage viennent déjà, avec Parking Péguy, de signer en cette rentrée littéraire l’un des plus remarquables et plus neufs essais critiques de ces dernières années. Parking Péguy interroge ainsi l’œuvre de Charles Péguy, son legs et sa postérité, à la manière d’une exploration, notamment photographique, de la France par les lieux qui portent le nom de Péguy. Jamais la critique littéraire n’a été aussi plastique : roman photo, feuilleton politique, anthologie photographique, instantanés de chercheur devant l’œuvre. Un tel essai ne pouvait manquer d’interpeller Diacritik qui est allé à la rencontre de Charles Coustille pour revenir avec lui sur cette nouvelle écriture critique.

Ma première question voudrait porter sur les origines de votre neuf et stimulant Parking Péguy dont vous signez le texte et qu’accompagnent les très belles photos de Léo Lepage. Charles Péguy n’est pas un nouveau venu dans votre réflexion critique puisqu’il était déjà convoqué dans votre précédent essai, Antithèses mais comment avez-vous, en premier lieu, découvert son œuvre ? Vous évoquez vos lectures de Deleuze et Latour qui citaient notamment Péguy dans leurs textes : comment cela s’est-il déroulé ? En quoi cette découverte, qui s’est accomplie hors des sentiers battus de l’institution scolaire comme vous le soulignez vous-même, vous a-t-elle semblé immédiatement révélatrice de la position qu’occupe la figure de Péguy dans l’histoire littéraire ?

Pour comprendre à quel point Péguy est génial, il faut ouvrir ses livres. Et la chose ne va pas de soi tant il traîne une réputation d’écrivain catholique ennuyeux. C’est effectivement le Différence et répétition de Deleuze qui m’a ouvert les yeux : Péguy apparaît aux côtés de Nietzsche et Kierkegaard en tant que « penseur privé », aux antipodes des professeurs de la Sorbonne, et bien sûr en tant qu’écrivain de la répétition, puisqu’il ne cesse de revenir aux mêmes thèmes, de multiplier les reprises et variations sur les mêmes formules. La force de ce ressassement, sa capacité à tout emporter sur son passage, c’est ce qui m’a tout de suite plu ; j’y retrouvais la même rage que chez Thomas Bernhard que je lisais alors. Récemment, j’ai d’ailleurs découvert que Bernhard considérait Péguy comme une influence majeure.

Il est vrai que Péguy n’a pas une place de choix dans les programmes scolaires. Cela peut surprendre au regard de sa biographie : il est, comme on dit, un pur produit de la méritocratie républicaine. Mais il ne rentre dans aucune des grandes catégories génériques enseignées : il n’a pas écrit de roman, son théâtre est à peu près injouable et sa poésie est trop catholique pour l’école laïque. À ma connaissance, il n’a jamais été au programme de l’agrégation, ni de lettres ni de philosophie, agrégation qu’il avait lui-même délaissée pour se consacrer pleinement à la cause dreyfusarde. Il louait pourtant « l’humble répétition » de la leçon d’agrégation, le bachotage en quelque sorte, qu’il opposait à la démarche universitaire, scientifique, avide de « nouveautés ».

Peut-être est-ce une vue de l’esprit mais j’ai l’impression que la réputation de Péguy est en train de changer : Bruno Dumont a adapté la Jeanne d’Arc de 1897 dans deux films particulièrement audacieux, des personnalités aussi différentes que Fabrice Lucchini, Yann Moix ou Benoît Poelvoorde le citent régulièrement en public, et, à l’université, une nouvelle génération étudie son œuvre. Je suis prêt à parier que dans moins de cinq ans il sera au programme de l’agrégation, et que dans moins de vingt ans il fera son retour dans les manuels scolaires.

Dans les « Préparatifs » de votre essai, vous indiquez que votre texte est né à l’occasion d’une recherche Internet dont le titre que vous avez choisi dit tout : Parking Péguy. Pourriez-vous nous en rappeler les circonstances ?
En quoi, immédiatement là encore, vous est-il apparu que donner le nom de Péguy à un parking pouvait être paradigmatique du destin de son œuvre dans notre présent ?
Peut-on parler d’une topocritique qui dégagerait, de manière benjamienne, l’aura d’une œuvre dans ce qu’il en reste, et cela depuis le cadastre ?

Ce livre a en effet commencé par une erreur d’aiguillage sur internet. Par paresse, plutôt que de me lever et d’attraper Clio de Péguy dans ma bibliothèque, j’ai cherché le texte sur internet. Mais j’étais, sans m’en rendre compte, dans Google maps. Je suis alors arrivé au Parking Péguy à Stains, en Seine-Saint-Denis. L’endroit était d’une tristesse totale. Péguy était garé là, en attente, relégué dans un parking de banlieue.

Cette découverte suivait de peu l’année du centenaire de la mort de Péguy, 2014, lors de laquelle on a cessé de répéter que l’écrivain était « profondément d’actualité », sans qu’on n’explique correctement ce que l’on entendait par là. Or, au XXIe siècle, il est tout à fait possible que le nom de Péguy soit plus connu comme nom de rue ou de parking que comme celui d’un écrivain. Partir des toponymes pour revenir à l’œuvre, c’était s’intéresser à une autre actualité de Péguy. Confronter des images de la vie contemporaine à une œuvre du début du XXe siècle, c’était montrer à quel point cet auteur peut être actuel et inactuel à la fois. C’était aussi une expérience formelle aux résultats imprévisibles : on passe vite du politique au poétique, ou même au comique…

Quant à Walter Benjamin, c’est surtout la question du « montage littéraire » qui me renverrait à son œuvre, puisque Parking Péguy réunit un matériel hétéroclite : des extraits de l’œuvre de Péguy qui répondent aux photos prises par Léo Lepage, mais aussi des fragments d’un journal de voyage, des statistiques, des archives. La question du montage était décisive pour essayer de construire un tout harmonieux.

Pour en venir au cœur même de votre démarche, Parking Péguy propose de lire Péguy d’une nouvelle manière, de se ressaisir de son œuvre afin de le redécouvrir au-delà de son « statut périphérique » notamment par rapport à Victor Hugo qui, pour sa part, donne son nom à de larges boulevards comme vous l’indiquez. Doit-on ainsi considérer Parking Péguy comme une manière de réhabilitation d’un écrivain majeur devenu, avec le temps, un minores ?
Aviez-vous à cœur de jeter une lumière neuve sur son œuvre dont votre livre s’offrirait alors comme le premier geste ? Et, incidemment, comment avez-vous pensé cette relecture de l’œuvre qui entend, dans le même geste, défaire Péguy de toutes les lectures dont il a pu être victime et qui l’ont laissé, en somme, comme au parking ? S’agissait-il pour vous à propos de Péguy de sortir de ce que Péguy lui-même nommait « l’histoire endimanchée » ?

Bien sûr, un des buts essentiels du livre est de faire lire un écrivain sous-estimé. Toutefois, il ne faut pas s’y tromper : Péguy n’a jamais vraiment été considéré comme un auteur absolument majeur de la littérature française. Il occupe bien une place de choix dans le Lagarde et Michard du XXe siècle, mais il n’a jamais eu un grand succès populaire. Ce qui a nui à sa postérité, c’est l’absence d’une œuvre-phare, accessible, facile à lire, voire enseignable. D’où notre proposition d’anthologie : c’est à partir d’extraits courts qu’on rentre le mieux dans son œuvre. Sur ce modèle Péguy a d’ailleurs publié de son vivant des Œuvres choisies, aujourd’hui à peu près introuvables.

Cet écrivain a toujours fait l’objet de lectures contradictoires : encore aujourd’hui, Alain Finkielkraut et Edwy Plenel se disputent son héritage dans les médias. Du côté de la philosophie, inutile de dire que Gilles Deleuze, Bruno Latour, Daniel Bensaïd ou Jean-Luc Marion ne retiennent pas les mêmes concepts et raisonnements. Pendant la Seconde Guerre mondiale, le Général de Gaulle vantait les mérites du poète, en même temps que Marcel Péguy essayait de tirer l’œuvre de son père du côté du régime de Vichy. Péguy disait qu’un auteur est responsable de sa réception, de ses héritiers, et de leurs interprétations. C’est une théorie assez contre-intuitive, que sa propre réception rend problématique. C’est une théorie qui nous donne en tout cas une grande responsabilité pour faire vivre à nouveau ses textes sans les trahir.

À cette nouvelle lecture critique de Péguy correspond chez vous aussi plus profondément à un nouveau geste critique d’écriture et à une interrogation profonde sur la manière même dont s’élabore la critique littéraire. A ce titre, Antithèses interrogeait déjà la manière dont l’écriture de la thèse se donnait un lieu actif d’écriture et de réflexion méthodologique sur l’acte critique et créatif : vous développiez notamment avec l’aide de la thèse de Péguy l’idée selon laquelle critique universitaire et littérature ne cessaient de se défier pour que l’écrivain trouve et vivifie, in fine, sa puissance d’écriture même.
Ma question sera ici double : est-ce que, par sa puissance à contrevenir aux critiques universitaires établies sur Péguy, Parking Péguy ne constitue pas votre antithèse ? Ce qui, immédiatement, pose une autre question : est-ce que vous considérez Parking Péguy comme un anti-manuel de thèse sur Péguy et votre acte premier en écriture ? Finalement, est-ce qu’Antithèses ne dessinait pas implicitement votre projet de poétique critique ?

Je vous remercie de m’avoir lu aussi attentivement. Antithèses est bien un livre universitaire, d’histoire de la littérature, issu de ma propre thèse, qui montre que certains écrivains ont écrit contre les représentations qu’ils se font des normes universitaires ; et la chose est d’autant plus flagrante lorsqu’ils ont eux-mêmes tenté l’aventure du doctorat. On peut dire que le style de Péguy est exactement opposé à ce qu’il identifiait comme le style des historiens de la Sorbonne, qu’il exécrait. Le véritable anti-manuel de thèse sur Péguy, c’est la thèse de Péguy elle-même, ne cherchons pas plus loin.

Ma propre thèse avait une dimension réflexive : elle obligeait à réfléchir aux formes universitaires à mesure qu’elles se créaient et elle aboutissait à l’idée que toute thèse qui se respecte implique un effort d’écriture. Antithèses comme Parking Péguy reposent sur la conviction que les formes de la critique, universitaire ou non, ne sont pas données par avance ; elles méritent à chaque fois d’être repensées en fonction de leur objet. L’objet « thèses d’écrivains » appelait selon moi un traitement sous forme de thèse, quitte à questionner les exigences mêmes de la thèse. L’objet « rues Charles Péguy » amenait à mobiliser des ressources très différentes (la photographie, l’écriture diariste, le montage littéraire, etc.) pour articuler un propos cohérent. Je suis convaincu que plus le critique a d’outils à disposition, plus il aura de chances de transformer l’objet de sa curiosité en un sujet digne d’intérêt pour le lecteur.

Parking Péguy s’impose comme un acte critique dont la question formelle et générique ne cesse, de chapitre en chapitre, d’être ouverte et relancée, comme si l’essai devenait un lieu d’écriture et d’invention critique presque sans limite. Comme en écho diffracté aux propositions d’Antithèses, s’agit-il pour vous, dans cette contre-thèse qui est la vôtre, de considérer l’essai comme le plus haut lieu de la plasticité de l’écriture, une plasticité à tenir comme une contestation des conventions académiques, une manière active, comme le disait déjà Péguy, de « se méfier des habitudes académiques » ?

Tout au long du XXe siècle, le genre de l’essai a été d’une remarquable plasticité : tout ce qui n’était ni roman, ni théâtre, ni poésie, était un essai. Aujourd’hui, il me semble que l’appellation par défaut des œuvres littéraires difficiles à classer serait plutôt « non-fiction ». L’installation ou le montage littéraire que constitue Parking Péguy défie évidemment les classifications rapides, mais les catégories génériques sont par définition imparfaites.

Quant aux « habitudes académiques », je ne m’en méfierais sûrement pas au point de condamner l’essai universitaire en tant que genre. Pensons à Conspirations d’un solitaire d’Alexandre de Vitry ; a priori, c’est un livre conventionnel sur Péguy, une thèse à vocation historique, là encore. Toutefois, si on s’engage à lire les 700 pages, on se trouve plongé dans un tourbillon de références qui progressivement renversent les critiques que Péguy pouvait faire à l’histoire de la littérature.
Le livre paraîtra « académique », inutilement épais, à quelqu’un qui connaît mal Péguy et qui ferait effectivement mieux de commencer par lire Clio (ou Parking Péguy) ; par contre, pour le spécialiste, c’est une source de joie et d’idées presque inépuisable.
À condition de ne pas se laisser intimider par les injonctions à la « neutralité », l’essai universitaire peut s’avérer étonnamment plastique. Pour revenir à ce que je disais précédemment, plutôt que d’opposer l’essai universitaire à l’essai littéraire, je crois qu’il y a tout intérêt à varier les formats en fonction des objets qu’on se donne, en espérant que ces objets soient les plus surprenants possible.

© Parking Péguy / Flammarion


Dans ce même élan plastique d’écriture, Parking Péguy s’impose comme un essai sont les entrées génériques sont multiples, et je voudrais, si vous me le permettez, que nous les évoquions, tout du moins pour celles qui apparaissent majeures.
La première entrée générique de votre essai concerne bien évidemment celle que vous notez d’emblée dans les « Préparatifs ». Vous rapprochez votre projet de celui d’Édouard Levé, en particulier d’Amérique qui, photos à l’appui, interrogeait de l’autre côté de l’Atlantique des noms de métropoles internationales. Cette référence appelle immédiatement deux questions : la première concerne la place des photographies dans votre essai. Comment s’est déroulé concrètement le travail avec Léo Lepage et comment s’est-il imposé à vous ? Comment avez-vous choisi les photos ? Comment avez-vous choisi de faire dialoguer les photos avec votre texte et avec les extraits choisis de Péguy ? Est-ce que les photos d’Edouard Levé se sont imposées comme un fil conducteur guidant vos propres choix ?

Après avoir découvert l’existence du parking de Stains, j’ai commencé à trouver sur internet d’autres lieux qui portaient le nom de Péguy. Mes captures d’écran m’ont vite semblé tristes et uniformes. Il fallait des photos pour saisir l’esprit des lieux. Je connaissais Léo Lepage depuis plusieurs années et quand je lui ai parlé d’un vague projet autour des rues Péguy, il a tout de suite été enthousiaste et il a su trouver les moyens techniques et artistiques pour que les choses prennent formes.

Avec Streetview, nous avons passé en revue les 427 lieux Péguy, puis nous avons donné une note à chacun en fonction de son intérêt potentiel : beaucoup de lotissements ont été exclus d’emblée, mais nous avons quand même visité plus de 150 rues Péguy (pour ne conserver qu’une petite cinquantaine d’images). Au retour de chaque voyage, Léo faisait une sélection de photos sur des critères purement esthétiques. Ensuite, à partir de lectures et relectures des œuvres complètes, j’essayais de confronter les images choisies avec des textes de Péguy. Finalement, il y a eu un très long jeu d’ajustements pour parvenir à la sélection finale et à un découpage en six chapitres thématiques.

Pour revenir à Édouard Levé, il n’est pas une influence déterminante pour Léo ; c’est plutôt sa démarche de voyager en se laissant guider par les toponymes qui nous a séduite.


La seconde question, plus large, renvoie à la nature générique même d’un récit de voyage. Si Levé traite d’une Amérique dépaysée, s’agissait-il pour vous incidemment d’offrir avec Parking Péguy l’image d’une France dépaysée par l’exploration d’un cadastre Péguy ?

En se promenant uniquement à travers les rues Péguy de France, il y a un effet de coupe étonnant, on découvre une sorte d’échantillon, plus ou moins représentatif, des paysages français. Et notre échantillon, établi à partir d’un auteur de seconde catégorie dans le classement des écrivains de la République, nous a surtout relégué dans des zones périphériques. On imagine mal une impasse du Général de Gaulle à côté d’une décharge publique, alors qu’une impasse Péguy, ça ne froisse pas grand-monde…

Les divers lieux Péguy, photographiés de manière crue et frontale, dessinent un portrait assez contrasté de la France, de ses habitants et de leur quotidien. L’esthétique générale du livre pourrait se définir à la fois en parallèle et en opposition à La France de Raymond Depardon : comme chez lui, le regard de la « carte postale » glorifiant le patrimoine national est déplacé vers des lieux moins exposés dont le photographe dévoile la beauté. La contrainte des noms de rue a obligé Léo à un deuxième décalage : il ne s’agit plus de saisir une France intemporelle et objectivement belle, mais bien de prendre acte de la prolifération d’espaces moyens ou intermédiaires. Moins éblouissants d’un point de vue pictural, ils sont certainement plus représentatifs de la réalité du territoire et le lecteur de Parking Péguy se rendra bien compte que leur beauté n’a rien de canonique. Parcourir les rues Charles Péguy de France impliquait de capter le défaut de caractère des nombreuses zones périurbaines, ce qui amène naturellement vers la thématique de « l’avilissement du monde moderne », chère à l’écrivain. Malgré l’architecture standardisée, les photos laissent toujours percevoir une certaine singularité : elles montrent la tension entre des situations mortifères et la vitalité émergeant d’endroits inattendus. Que les habitants soient présents ou non sur les images, une part d’incertitude est maintenue entre des compositions géométriques et des formes déstructurées, entre la pose et la surprise, entre le visible et le caché, entre le profane et le sacré, entre la « politique » et la « mystique », dirait Péguy.

Toujours ce même effort de traversée d’un pays, Parking Péguy trouble avec insistance les frontières génériques : ne pourrait-on pas, à l’instar encore de Levé, considérer Parking Péguy comme un journal de voyage, un journal intime où vous vous exposez aussi bien ? Et dans le même temps, un journal d’écriture et de lecture : une traversée biographique de Péguy dans vous-même ?
La question de l’image, centrale dans l’essai, ouvre également à nouveau à un questionnement générique : cette traversée, avec Léo Lepage de la France, semble aussi regarder du côté du cinéma, road movie et buddy movie : diriez-vous cela de Parking Péguy ?

Le journal de voyage est apparu comme un format permettant de donner des informations sur notre voyage et, par libre association, au fil des paysages et des rencontres, de distribuer des éléments sur la biographie et l’œuvre de Péguy, ainsi que sur leur contexte historique. Inévitablement, je me dévoile un peu dans ce journal, et je ne cache pas mon appréhension toute subjective des écrits de Péguy. Les extraits choisis répondent d’abord aux images, mais aussi, inévitablement, à mes goûts : par exemple, les écrits socialistes de jeunesse apparaissent beaucoup moins que les œuvres des dernières années, notamment la Note conjointe, dont le livre comporte de nombreux fragments.

Dans le trouble générique concerté de l’écriture, Parking Péguy se dessine aussi bien comme une enquête critique et bibliographique, comme si évoquer les lieux qui aujourd’hui portent le nom de Péguy, c’était enquêter sur Charles Péguy comme on revient sur les lieux du crime. Considérez-vous que votre exploration du territoire tenait lieu d’enquête, répondait à une structure herméneutique proche de l’enquête littéraire de terrain ? On voit que vous rejetez la sociologie, comme le faisait en son temps Péguy : en quoi une enquête sociologique, à laquelle pourtant votre objet semble destiné, vous semble insuffisante ?

Notre livre tient tout à fait de « l’enquête littéraire de terrain », celle-là même dont Laurent Demanze a tiré les traits dans Un Nouvel âge de l’enquête à partir d’œuvres de Jablonka, Carrère, Artières, Modiano… Il va de soi que l’enquête littéraire est très différente de l’enquête sociologique. Les critiques de Péguy contre les sociologues, leurs enquêtes, leurs statistiques, leur foi en la science, leurs systèmes, sont hilarantes, je ne le nie pas (et certaines de ces critiques sont relayées dans le livre). Toutefois, j’estime avoir agi comme un sociologue des politiques publiques en écrivant à toutes les mairies ayant un lieu Péguy pour savoir quand et pourquoi il avait été nommé ainsi. J’ai reçu un très grand nombre de documents administratifs en guise de réponses. Peut-être que le traitement apporté à ses réponses manque de « scientificité », le lecteur en jugera… Enfin, n’oublions pas que Pierre Bourdieu a glissé une citation de Péguy en ouverture d’Homo academicus afin de critiquer les universitaires qui acceptent de tout critiquer sauf leur propre discipline.

Évoquant enfin la plasticité de votre essai, Parking Péguy fait de la critique littéraire le lieu d’une installation artistique comme les photos invitent à le considérer. Vous vous qualifiez vous-même d’« artiste contemporain attentif au territoire ». Ma question sera la suivante : la critique littéraire peut-elle désormais puiser ses ressources herméneutiques du côté de l’art contemporain comme vous le suggérez ?

Toute forme d’hybridation est bienvenue pour la critique littéraire. Les croisements avec l’art contemporain amènent habituellement à faire sortir la littérature hors du livre. De mon côté, je m’intéresse plutôt aux manières dont l’art contemporain permet de repenser le format même du livre, dont la légitimité est mise en cause par le texte numérique. Les livres de Sophie Calle ou certaines des expérimentations de Kenneth Goldsmith iraient dans cette direction : ce sont des objets singuliers, qu’il n’y a pas grand sens à consulter sur un écran. De la même façon, avec l’éditeur, nous avons été très attentif à la matérialité de Parking Péguy. J’aime croire que nous avons construit un objet à part entière, et non pas un simple assemblage de textes et d’images qu’on pourrait aussi bien trouver sur un site internet.

L’expression d’« artiste contemporain attentif au territoire » n’est pas dénuée d’une certaine ironie, tant il me semble qu’une bonne partie des artistes sont aujourd’hui forcés d’être « attentifs au territoire » pour obtenir des subventions de collectivités territoriales exigeant des œuvres en rapport avec un lieu ou une région donnée (je précise que nos propres demandes d’aides ou de subventions ont toutes été refusées).

S’agissant toujours du rôle et de la fonction des photographies, Parking Péguy met ces images en regard des textes de Péguy, qui forment à terme une anthologie des extraits les plus remarquables de son œuvre. Le traitement de l’anthologie amène aussi à une question par l’équivalence, sur double page, qui est posée entre photo et texte : s’agissait-il aussi pour vous d’offrir une anthologie qui, littéralement, donne à voir le texte, comme autant d’instantanés de Péguy ?

Je pense qu’il est juste de parler d’instantanés lorsque le regard balaie une image dans un temps environ égal à celui de la lecture du fragment de Péguy. Cela a lieu deux ou trois fois dans le livre, avec les citations les plus courtes, les plus percutantes. Le reste du temps, le lecteur observera plutôt un mouvement d’aller-retour entre le texte et l’image, établissant des parallèles et remarquant aussi d’inévitables écarts. Mais je parle ici de ma manière de parcourir ce livre ; j’espère en fait que chaque lecteur fera ses propres associations, suivra son propre rythme.

© Parking Péguy / Flammarion


Vous concluez votre parcours sur la France des Gilets Jaunes dans un élan qui fait s’interroger sur l’actualité politique de Péguy : vous rapprochez le combat des Gilets Jaunes du combat de Péguy. Quel point de convergence et de limite voyez-vous ? Est-ce que finalement, à rebours des considérations démagogiques et réactionnaires, la critique n’a pas pour but aussi de redonner une dignité culturelle et une légitimité politique à ceux qu’on voudrait ignorer ?

Un de nos voyages coïncidait en effet avec les deux premières semaines de mobilisation des gilets jaunes. Nous avons pu voir comment le mouvement prenait de l’ampleur, notamment autour de Lyon et Saint-Étienne. En est ressorti un chapitre intitulé « De Dreyfus aux gilets jaunes ».

Dans Aurais-je été résistant ou bourreau ?, à partir des actes de son père et de ses propres traits de caractère, Pierre Bayard se demandait quel rôle il aurait tenu pendant la Seconde Guerre mondiale ; j’ai inversé l’exercice de transposition historique en me demandant si Péguy, de nos jours, aurait porté un gilet jaune ou non. Pour cela, j’ai essayé de prendre en compte tout ce que je savais de son engagement politique, notamment lors de l’Affaire Dreyfus. La comparaison est prolongée par les photos de Léo qui nous plongent dans une « France périphérique », en partie assimilable au petit peuple que Péguy idolâtrait. Si un tel exercice de simulation historique a ses limites, le chapitre termine toutefois par une réponse tranchée.

La visée générale n’est pas militante : Péguy n’est pas utilisé pour ou contre les gilets jaunes. Le risque que court une critique littéraire cherchant à parler au nom des opprimés, c’est de mobiliser des références plus ou moins savantes pour prêcher des convaincus, sans que rien ne change pour les opprimés. Le but premier de la critique, me semble-t-il, est de donner envie de lire des œuvres à ceux qui ne les liraient pas forcément ; si Parking Péguy permet de faire lire et aimer Péguy à des personnes qui avaient un a priori négatif sur cet écrivain, ou mieux, à des personnes qui ne savaient pas qui était Péguy, alors l’exercice critique est réussi.

Charles Coustille, Parking Péguy, photographies de Léo Lepage, Flammarion, août 2019, 192 p., 21 € — Lire un extraitLire ici l’article de Jacques Dubois sur Parking Peguy