Geneviève Brisac et le « pouvoir de suggestion » de ses Mots sauvages

Geneviève Brisac © Christine Marcandier

« Sauvage » donc que le dictionnaire non raisonné que propose Geneviève Brisac, un inventaire non domestiqué, énergique et subjectif, au cœur même de l’articulation du poétique et du politique, de l’intime et du collectif. Ce n’est pas même un dictionnaire puisqu’« il n’y a rien de plus sauvage, de plus libre, de plus irresponsable, de plus indomptable que les mots, disait Virginia Woolf », citée par Geneviève Brisac en prologue de son abécédaire inédit, de A comme « Abstention » à Z comme « Zouave ».

Tout abécédaire est un autoportrait (à peine) déguisé. Les lecteurs de Geneviève Brisac retrouveront dans chacune des définitions l’univers de la romancière, ses topiques et tropismes, ses colères, ses passions. Si, comme l’écrit Woolf, « les mots ne vivent pas dans les dictionnaires ; ils vivent dans l’esprit », ils s’épanouissent aussi dans les œuvres, ils muent, ils prennent un sens à jamais associé à une scène, un personnage, une situation. Pour moi, parapluie ou poussin, c’est à jamais Proust, Axt ou Meer Kafka, poireau ou trottoir, définitivement Geneviève Brisac.

Ses lecteurs retrouveront, dans le choix de ces mots qui égrainent un rapport au monde, ce qu’est l’engagement pour l’auteure de Dans les yeux des autres, ce qu’est la littérature, ce que nous disent les femmes (Annie Dillard, Grace Paley, Charlotte Delbo), ils retrouveront la mère impossible et son rapport amoureux au grec (Le chagrin d’aimer), le père qui lui demandait de ne pas faire le zouave (Une année avec mon père) ; ils entendront les échos de mai 68 de Petite ou les heures sombres du XXe siècle de Vie de ma voisine ; les autres découvriront la force de ses colères et de ses refus (le mot « Bien » qui « ressemble à un petit fauteuil », avec sa « pliure » sur le i), comme l’énergie de ses passions.

Notons d’ailleurs que nombre de ces Mots sauvages sont ceux que n’aime pas Geneviève Brisac (et elle leur en substitue d’autres) ou dont elle se méfie comme d’une peste (brune) parce qu’ils charrient autorité, surveillance, colonialisme, racisme… Observons, aussi, que ce ne sont pas des définitions que tisse Geneviève Brisac mais plutôt des commentaires traversés par une forme de dialogisme, un débat avec les idées reçues ou les a priori. Les textes qui suivent chacun des mots choisis sont tout ensemble des explorations linguistiques, sociales, politiques et littéraires, ce sont, à proprement parler des « entrées » et non des définitions figées sous naphtaline. Un mot que Geneviève Brisac ne pourrait que détester (du moins, on le suppose).

Ce beau dictionnaire est comme un cabinet de curiosités qui recompose l’univers fictionnel ou critique de Geneviève Brisac, le remet en mouvement, ouvre à de nouveaux récits offerts à l’imaginaire du lecteur, transforme les définitions compassées en prises de position, en histoires (« dont nous avons besoin, comme nous avons besoin d’eau… ») et offre en définitive une seule définition, en mouvement, fragmentaire, à recomposer de mots en mots, celle de la signataire et auteure du livre, peut-être sertie dans les premières lignes du mot « Gauche » :

« Le plus difficile c’est d’oser être soi-même, écrivait Virginia Woolf.
Oser être soi-même : une femme, un outsider. Pas de l’espèce des dominants, pas de ceux qui gagnent à tous les coups, qui écrasent les autres, souvent s’en même s’en apercevoir, qui sont contents d’être, justement, eux-mêmes.
Le plus difficile, c’est d’être soi-même ».

Geneviève Brisac, Mes Mots sauvages, éditions Points, novembre 2018, 183 p., 9 € 90