La cuisine de Marguerite, de Doris, de Geneviève… et des poireaux

La cuisine de Duras © CM

Querelle d’héritiers : publié après la mort de Marguerite Duras par son fils Jean Mascolo aux éditions Benoit Jacob (1999), La Cuisine de Marguerite a été interdit par son dernier compagnon et exécuteur littéraire Yann Andréa.

30 recettes, du Thit-Khô au Rougail, de l’omelette vietnamienne aux boulettes à la grecque, sans liens, sinon le métissage, et le temps passé aux fourneaux, dans l’attente du partage. Marguerite Duras les avait rassemblées dans son cahier rouge, « Le Cahier du Camion », en attente d’une publication, pourquoi pas, dans La Vie matérielle. Et puis non.

“À Neauphle, souvent, je faisais de la cuisine  au début de l’après-midi. Ça se produisait quand les gens n’étaient pas là, qu’ils étaient au travail, ou en promenade dans les Étangs de Hollande, ou qu’ils dormaient dans les chambres. Alors j’avais à moi tout le rez-de-chaussée de la maison et le parc. C’était à ces moments-là de ma vie que je voyais que je les aimais et que je voulais leur bien. Le sorte de silence qui suivait leur départ je l’ai en mémoire. Rentrer dans ce silence c’était comme entrer dans la mer. C’était à la fois un bonheur et un état très précis d’abandon à une pensée en devenir, c’était une façon de penser ou de non-penser peut-être, – ce n’est pas loin – et déjà, d’écrire”, La Vie matérielle (1987)

Dans La Cuisine de Marguerite, pot au feu, potée, bortsch, bœuf mode, un inventaire comme le tour d’un lieu, d’un placard. Des notes, des brouillons, des renvois (« Confiture aux oranges amères – voir recette agenda 1980 16 mars »), un fouillis, les repas que l’on voudrait au salon, plus grand et tous les invités qui se retrouvent, se serrent, se rassemblent dans la cuisine. Et l’humour de Duras, si souvent oublié :

Le steak. Ça se rate toujours comme la tragédie. Mais à des degrés différents. Et comme pour la tragédie on peut toujours essayer (Marguerite Duras)

Préparer la cuisine, comme une tendresse à venir, un don de soi. La solitude, l’attente, les odeurs, le temps, l’importance du temps dans ce livre. La tarte au citron, le cake, la cuisson du riz, la liste d’épicerie, ces produits qu’il faut toujours avoir à la maison.

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Liste d’épicerie de Marguerite Duras, reproduite en couverture de La Vie matérielle, éditions Folio
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Photographie du livre © Christine Marcandier
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Photographie du livre © Christine Marcandier
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Photographie du livre © Christine Marcandier

 

23531127-10959314igsxeEt puis, la soupe de poireaux, la fameuse soupe de poireaux, forcément : « On croit savoir la faire, elle paraît si simple, et trop souvent on la néglige. Il faut qu’elle cuise entre quinze et vingt minutes et non pas deux heures — toutes les femmes françaises font trop cuire les légumes et les soupes. Et puis il vaut mieux mettre les poireaux lorsque les pommes de terre bouillent : la soupe restera verte et beaucoup plus parfumée. Et puis aussi il faut bien doser les poireaux : deux poireaux moyens suffisent pour un kilo de pommes de terre ». Trop cuite, cette soupe est « triste, morne, et elle rejoint le fonds commun des « soupes de légumes » »

9782264060815Les poireaux, ces légumes littéraires. On pense à Geneviève Brisac aussi. Quand on a lu son si beau Moi j’attends de voir passer un pingouin, on ne voit plus jamais les poireaux de la même manière. La narratrice du récit offre « des crèmes hydratantes pour le corps, et des poireaux » à Céleste. « Les poireaux, ces légumes légèrement démodés, unissent les concierges et les écrivains. A cause de leurs queues vertes et gênantes qui dépassent du cabas (le cabas, l’histoire, c’est tout comme) ». Apparaît Doris Lessing : « Quand des paparazzi se jetèrent sur Doris Lessing, qui revenait du marché avec ses poireaux dépassant du caddie et qu’ils lui annoncèrent qu’elle avait le prix Nobel, elle sut que c’était vrai à cause de son embarras ».

 

Sur la maison de Neauphle, se reporter, aussi, à La dernière à gauche en montant de Michèle Manceaux, Nil, 2010 (Lire ici)
Geneviève Brisac, Moi j’attends de voir passer un pingouin, 10/18, 128 p., 6 €