« Comment écrire la vie d’une personne qui a choisi de la rêver ? » : Geneviève Brisac (Le Chagrin d’aimer)

Geneviève Brisac © Christine Marcandier

« J’aimerais pouvoir écrire ce récit à la manière des gens qui se souviennent de tout » : cette phrase, extraite d’Une année avec mon père, pourrait dire le nouveau livre de Geneviève Brisac, Le Chagrin d’aimer, portrait diffracté, tendu, presque buté d’une mère impossible, Jacqueline, dite Hélène ou Mélini. Elle est ici tout autant mère de la romancière que personnage de fiction, d’ailleurs déjà présente en vieille dame indigne Dans les Yeux des autres, figure excentrique, ruant contre tous les carcans imposés aux femmes. Comment être la fille d’une telle femme, qui ne laisse de place à personne, de cette Mélini qui demande à accompagner son écrivain de fille dans un atelier d’écriture au Vésinet et finit par l’animer seule, concluant l’épisode, dans la voiture du retour, d’un cinglant « tu n’as pas compris ce que j’ai voulu faire. Nous ne nous comprenons jamais » ?

Livre après livre, Geneviève Brisac construit un univers en fragments et constants déplacements, dans lequel chaque récit vient trouver sa place tout en approfondissant et réorientant l’ensemble.

Le Chagrin d’aimer ne déroge pas à la règle : dix ans après Une année avec mon père, le livre revient sur la figure de la mère et l’accident de voiture qui lui a coûté la vie, il est le versant biographique de la figure romanesque de Mélini qui irradiait Dans les yeux des autres, il évoque Petite et naît, comme l’écrit Geneviève Brisac en quatrième de couverture, des conversations avec Jenny évoquant sa mère, à l’origine de Vie de ma voisine.
Tout, chez Geneviève Brisac trouve son origine dans les autres et surtout des femmes, dans leur manière paradoxale, rebelle, de se construire contre le monde.

La mère de Jenny était une figure du sacrifice. Arrêtée comme l’ensemble de sa famille durant la guerre, elle sauve sa fille, s’efface pour que l’enfant échappe à la déportation, à une mort certaine. Elle était « l’amour d’une mère ».
A contrario, la mère de Geneviève Brisac « n’en savait ni les mots ni les gestes », elle était le paradoxe même d’une surprésence confinant à l’absence, une femme libre et insaisissable, peinant à se couler dans le moule du « il faut » (savoir conduire, savoir nager), finissant par faire de ses incapacités premières une manière d’être. La mère est dans l’excès, la représentation de soi (des objets sont des extensions de son être, sa voiture, ses cigarettes, sa machine à écrire), le « trop » qui est un « pas assez » pour sa fille, enfant comme adulte : excentrique, théâtrale, fumant comme un pompier, heureuse de demander, quarante fois par jour, du feu dans la rue.

Un jour l’enfant l’entend crier en grec, elle ne comprend pas, se demande encore : « Qu’est-ce que cela veut dire une mère dont on ignore la langue ? Que signifie alors langue maternelle ? » Ce trop est aussi un « trou noir », celui d’une femme qui balaye les questions sur sa famille, ses origines, sa vie d’avant. La princesse apatride qui épousa un jeune homme de bonne famille se définit par la négative : elle déteste Sagan, Beauvoir, les bébés, les enfants, les imbéciles ; elle manie l’épigramme comme un « scalpel », part sans payer, chaparde dans les magasins, « elle n’aime que les princes et les clochards » et se dit désespérée « d’avoir engendré un être aussi conventionnel que toi », sa fille qui lui ressemble tant, mais elle ne le voit pas.

« A quel moment ce qui était gai et libre devient-il triste ? »

D’elle, dix ans après sa mort, demeurent des épisodes, des bribes de couleur (les ongles rouges, la Remington noire, un maillot de bain jaune), des questions surtout, à jamais sans réponse. Comment devient-on une telle femme, « où sont les voix qui s’évaporent ? »

© Christine Marcandier

Le Chagrin d’aimer est la tentative de retrouver sa mère malgré cette double absence, celle de sa mort et celle qui tissa son existence, obstinément. Il faut affronter le chagrin, sans devenir une forme de lypémaniaque dont la mère, justement, donne une définition en apparence détachée, « tu sais bien que lypé signifie en grec tristesse ou peine. Les lypémaniaques sont des fous de chagrin, des maniaques du désespoir ». Chez Geneviève Brisac, la peine se dit dans l’élégance et l’ironie, il faut « dominer » son chagrin, la douleur ne transparaît qu’entre les lignes, dans les blancs séparant les courts chapitres, chacun affrontant une nouvelle énigme en titre, sous une forme paradoxalement assertive et définitionnelle, « ma mère aime… », « ma mère ne sait pas… », « ma mère est… ».

Pour tenter de comprendre d’où elle vient, qui elle fut, il faudra les souvenirs mais aussi le rêve et la fiction, passer par l’amour et retrouver les pierres d’un destin qui fut lutte constante contre la menace des ruines, l’élégance légère et excentrique depuis une histoire que l’histoire de l’Europe n’a cessé de balayer.

« Comment écrire la vie d’une personne qui a choisi de la rêver ?
Mélini n’était pas du genre à mourir. Elle disait en ricanant : si je meurs un jour, et la phrase restait suspendue dans les airs ».

Ni Livre de ma mère, ni lettre à cette dernière — « cet étalage de bons sentiments ne fait aucun bien à quiconque », Le Chagrin d’aimer est le refus que « le mur entre nous » soit « épais comme un mur de pierres », une enquête sur une énigme, sur une filiation trouée, c’est l’écriture comme lutte obstinée contre ce qui manque et construit depuis le manque, le portrait d’une mère tout entière dans cette « phrase suspendue dans les airs » qui est sa douleur et sa grâce comme l’éternité que lui offre ce récit.

Geneviève Brisac, Le Chagrin d’aimer, Grasset, février 2018, 162 p., 16 € (10 € 99 en version numérique).

Le précédent livre de Geneviève Brisac, Vie de ma voisine, sort demain en poche chez Points (192 p., 6 € 50) — Lire ici l’article paru dans Diacritik lors de la publication du livre en grand format, accompagné d’un entretien avec l’auteur.