Geneviève Brisac au miroir des autres (Dans les yeux des autres)

Geneviève Brisac © Christine Marcandier

Geneviève Brisac revendique sans ambages sa filiation avec Doris Lessing, Virginia Woolf… Dans les yeux des autres est ainsi un « appel à la liberté » et à « marcher ensemble ».

« J’écris ce livre sous le coup de la colère ou sous le coup du chagrin.
 » C’est sur cette phrase que s’ouvrait La Marche du cavalier (Éditions de l’Olivier, 2002), un essai partagé entre des émotions qui ne sont contradictoires qu’en apparence : la colère et le chagrin, l’engagement et le rire, un doute et une croyance en « la force des mots ». Écrire revient à « éloigner le chagrin et la colère et revenir aux mots », dans un refus radical de la « décoloration ». Dans cette Marche, dix femmes — Virginia Woolf, Jane Austen, Alice Munro ou Cassandre, la prophétesse « mère de tous les écrivains » –, dix voix pour dire l’importance des histoires et récits pour exprimer et comprendre, revendiquer des filiations. Mais aussi interroger la place des femmes dans cette marche du monde.

De l’aveu même de Geneviève Brisac, son nouveau roman, Dans les yeux des autres, est né de la réflexion amorcée dans La Marche du cavalier. Le récit tisse des voix, entrelace des destins, des années 1970 à nos jours, autour de la question de l’engagement et de l’action. Anna est écrivain, sa sœur Molly médecin, Marek est mort en prison, au Mexique, après l’échec d’une lutte armée, Boris tente de poursuivre le combat via militantisme et engagement politique. À travers eux comme Melina, ce « patchwork d’émotions envolées, de sonorités nouvelles », c’est une génération que peint Geneviève Brisac, dans ses espoirs déçus, sa quête d’une énergie nouvelle, sa défense de valeurs et « principes », ce mot si galvaudé.

Le récit est centré autour de plusieurs « cellules », ce « drôle de substantif » qui est aussi une « unité de fonctionnement » biologique, familial, carcéral et politique, retraçant les parcours et marches de chacun sans jamais réduire différences ou contradictions. Sans doute la médecine qu’exerce Molly est-elle proche de la littérature dans cette volonté donquichottesque de s’intéresser aux autres, les entendre, voire les sauver. Les deux sœurs sont « si différentes et si semblables », sont comme « deux versions, deux interprétations d’un même destin ». À travers leurs engagements, leurs amours, leurs voix, c’est une fresque politique et sociale que brosse Geneviève Brisac. La littérature n’est pas coupée du monde, elle est engagement et combat, plongée « dans les yeux des autres », « un Opinel pour dépiauter la réalité. Un couteau à mille lames pour ouvrir, effiler, râper, creuser, sculpter la réalité ».

brisac dans les yeux des autres« La phrase se déploie. La phrase s’élance, conquérante. Il semble alors que les mots sont plus forts que tout. Il suffira de les porter dans les rues, de s’amasser nombreux derrière eux, de leur donner corps. (…) Oui, ce que nous aimons par-dessus tout, c’est cela : marcher au milieu de la rue, au milieu du boulevard, en se tenant crochetés par les coudes, bras dessus bras dessous, et en chaîne sauve de tout vertige. Nous sommes ensemble. Dans la rue ensemble. Et c’est comme un appel à la liberté. Montez des usines, descendez des collines, camarades, descendez de vos appartements, vous qui nous regardez passer, accoudés à vos balcons, le nez collé à vos vitres, descendez, camarades, marchons ensemble. Nous marchons aujourd’hui, hier nous peignions, c’est tout à fait la même chose, en réalité. »

« La plupart des espoirs sont sans nom. » Dans les yeux des autres, il s’agit d’Anna et Molly Jacob, déjà personnages du Carnet d’or de Doris Lessing, à leur manière Filles impertinentes. Geneviève Brisac a aussi repris de son aînée les carnets dans lesquels Anna consigne ses notes, noir, rouge, jaune, bleu, pour les réflexions politiques, intimes ou littéraires, des domaines indissociables qui tissent une vie. Le roman s’écrit dans une filiation revendiquée, celle de Doris Lessing, mais aussi celles de Virginia Woolf, Rose Ausländer – titre et épigraphe, « nous sommes devenus des épines dans les yeux des autres » – .

Le roman, souvent drôle, parfois cinglant, dit une colère, des passions, sans complaisance et sans manichéisme. La prose mêle récits, scènes, carnets, lettres et articles de journaux, hier dialogue avec aujourd’hui, l’écrivain s’adresse à ses lecteurs : car toujours « les voix l’appellent » et interpellent Anna, Geneviève Brisac ou le lecteur. Pour chacun, « il s’agit de faire de sa vie la matière d’une désillusion à décrire ». Ce n’est en rien le signe de la fin des utopies, plutôt l’idée que chacun, cavalier en son genre, doit poursuivre la marche. C’est ce que lit Boris chez David Grossman, ce que Geneviève Brisac nous donne à entendre : « Plus d’une fois j’ai eu l’impression qu’en trouvant le mot juste je réparais quelque chose d’infime. Je ménageais pour moi-même et pour ceux qui liraient ce livre une maison dans un monde devenu presque entièrement exil. »

Geneviève Brisac, Dans les yeux des autres, Éditions Points, 288 p., 7 € 30