Ce pourrait être un conte de Noël, avec pingouins, lapins, « armée de chats », un rat sauvé de l’institut Curie, Flush l’épagneul auquel Virginia Woolf consacra un livre et même une « poule qui marchait à reculons ». Un roman, une fable, de ces textes magiques qui échappent aux catégories. Il est signé Geneviève Brisac qui attend de voir passer un pingouin, image pour dire « la lutte épuisante contre l’effacement de tout ». Invitation à une double rencontre : un livre, son auteur.
« La littérature, ce sont des ragots sublimés », disait Marcel Proust que cite Geneviève Brisac — des récits de soi comme des autres dont l’écriture sait extraire l’essence. Moi, j’attends de voir passer un pingouin, ce sont des tranches de vie, mêlant anecdotes et souvenirs de lectures, un concentré quotidien. La vie d’une femme écrivain, de son fils Nelson, du grand-père, de Céleste, « concierge et femme de ménage. On encourage aujourd’hui des expressions plus modernes telles que : gardienne et aide ménagère ou technicienne de surface et soutien à la personne, mais Céleste préfère que je dise concierge et femme de ménage. Et même elle argumente.
— Excusez-moi, mais la surface chez vous, ça se discute, c’est pas le point fort, et technicienne pour moi, c’est plutôt exagéré ».
La galerie de personnages du Pingouin est haute en couleurs, Céleste — échappée du temps perdu (et retrouvé) de Proust —, Nelson (« prénom à risques ») qui voudrait transformer l’appartement maternel en arche de Noé, recueillant lapins nains éclopés, rats de laboratoire, chats : « Nelson ne peut s’empêcher de sauver des êtres, de jeter tout son poids dans le plateau de la balance où sont pesées les bonnes et les mauvaises actions. La lutte contre la misère, la cruauté envers les animaux et les expulsions en tout genre est son rayon ». Sa spécialité ? recueillir des Philippe : Philippe, le rat de laboratoire miraculeusement sauvé que Jean-Pierre, clochard qui lit Faut-il manger les animaux ? ne peut garder — Philippe, petite chatte blanche aveugle.
Les animaux sont le fil rouge du récit, lui-même arche de Noé. Leur place dans nos vies urbaines révèle notre rapport à la nature, à la compassion mais aussi notre volonté de puissance (ces animaux esclaves, cobayes dans les labos), notre cruauté (l’astrakan), ils incarnent l’absurdité de nos systèmes de valeurs lorsque Grateful, le lapin nain, a la patte sectionnée par la fenêtre de la terrasse : une fortune passe en vétérinaire, opérations, rééducation. « Un civet de un kilo a un milliard de fois plus de chances de survie qu’une petite fille née en Somalie ».
Comme toute fable, Moi, j’attends de voir passer un pingouin est un récit de révoltes, un texte politique. Qui refuse que l’on confisque leur parole aux plus faibles (l’animal, l’enfant), s’énerve contre les « mots épidémiques » (« souci« , « c’est sympa« ), ces termes « paresseux qui font écran, poisseux » que l’écrivain doit refuser comme il donne un sens nouveau à tout ce que l’on oublie de regarder : ainsi les poireaux, que vous ne verrez plus jamais de la même manière. La narratrice du récit offre « des crèmes hydratantes pour le corps, et des poireaux » à Céleste. « Les poireaux, ces légumes légèrement démodés, unissent les concierges et les écrivains. A cause de leurs queues vertes et gênantes qui dépassent du cabas (le cabas, l’histoire, c’est tout comme) ». On pense à la soupe de poireaux de Marguerite Duras. Geneviève Brisac à Doris Lessing : « Quand des paparazzi se jetèrent sur Doris Lessing, qui revenait du marché avec ses poireaux dépassant du caddie et qu’ils lui annoncèrent qu’elle avait le prix Nobel, elle sut que c’était vrai à cause de son embarras ».
Tel est ce livre : inclassable, tout dépasse. Le réel si beau ou si dur qu’il est fiction. L’imaginaire, les textes, lus, relus, cités qui entrent dans la vie et résonnent (« J’aime penser que ce qu’écrit un écrivain que j’adore est encore plus vrai pour moi »). Svevo, Kafka, Woolf, tant d’autres. Et Rosa Luxembourg, « son nom, si beau », et cette image, lorsqu’emprisonnée en décembre 1917, elle pleure en voyant passer des buffles battus par des soldats. Tout le livre de Geneviève Brisac est là : unir animaux et révolte, littérature et insolite, rires et larmes, apparente simplicité et profondeur. Comme elle nous le confie dans un sourire, elle veut « raconter des histoires qui restent fraîches, vibrantes, garder la vibration. Ce sont donc des éléments assez complexes mis au service d’un résultat qui doit sembler simple. Il ne faut pas aller trop vite quand on lit mes livres, sinon on rate le fait que c’est — exactement comme dans la vie — un peu plus subtil, contradictoire, violent, profond qu’on en a d’abord l’impression. Il ne faut jamais se fier aux apparences : l’histoire d’un lapin nain est tout aussi importante et grave que celle de l’assassinat de l’archiduc d’Autriche ».
Moi, j’attends de voir passer un pingouin est un texte qui obéit à une double contrainte : une première version fut diffusée dans les Microfictions de France-Culture. Puis il entre dans la collection « Pabloïd » des éditions Alma, qui recueille des titres entrant en écho avec les thèmes fondamentaux de l’art selon Picasso, « la naissance, la grossesse, la souffrance, le meurtre, le couple, la mort, la révolte et peut-être le baiser » (le livre est désormais disponible en poche chez Points). Le Pingouin — version moderne de l’Albatros baudelairien, l’homme dans sa fragilité, sa gaucherie chaloupée, l’artiste — répond à la révolte. « C’est une collection qui se crée et j’aime essuyer les plâtres. J’aime la contrainte », explique Geneviève Brisac, « elle permet de prendre des chemins de traverse. Ce qu’est la littérature ».
« Il s’agit d’attraper la vie. On raconte avec le langage d’aujourd’hui mais aussi avec la culture qui est la sienne et dans cette manière de raconter, on ne sait plus ce qui est fiction et ce qui est réel, et d’ailleurs quelle importance ? Ce qui importe c’est que cela reste ».
Moi j’attends un pingouin est un récit mémoriel : la vie, les livres, des instants qui passent comme un pingouin attendu. Une existence romancée, entre réalité et fiction. « C’est mon lieu », nous confirme Geneviève Brisac. L’écrivain aime la vie telle que Virginia Woolf l’a définie, « si semblable à une bordure de trottoir au-dessus du gouffre ». Une vie qui (se) joue des frontières, rassemble le plus disparate. Où l’on garde une âme d’enfant, mais pas l’enfant des images d’Épinal — l’enfant qui refuse les phrases toutes faites, les « c’est la vie ». Qui est ailleurs, dans les béances, les interstices, les rencontres sidérantes.
Alors que nous parlons du Pingouin, Geneviève Brisac nous dit aimer les cartes postales, leur « modestie », au point de presque les préférer aux tableaux quand elle se rend dans un musée. Elle les collectionne, mais, confie-t-elle dans un grand rire, « une collectionneuse un peu particulière : je les envoie ». Ce serait une superbe définition Moi, j’attends de voir passer un pingouin. Un recueil de cartes postales que l’écrivain nous envoie, une collection de moments, d’instants, de trouées dans le réel, comme ces photographies qu’elle demande au lecteur d’imaginer. Ainsi un pingouin ou un portrait de Rosa Luxembourg dont la légende donne une des clés du récit : « Immer das laut zu sagen, was ist », « dire fort ce qui est », écrire contre l’ordre du monde, contre l’amnésie, se révolter mais aussi savoir reconnaître les moments uniques.
Drôle de titre pour un livre d’une sensibilité extrême, drôle et aigu, renversant. « Moi, j’attends de voir passer un pingouin, cette phrase qui m’habite et semble dépourvue de sens est un mantra pour desserrer l’étau », refuser l’esprit de sérieux, privilégier le surréalisme qui dit tant de nos quotidiens. Le livre est d’ailleurs dédié à un « Olivier, ami des pingouins belges ». Nous allons tous devenir amis des pingouins belges.
Geneviève Brisac, Moi, j’attends de voir passer un pingouin, 10/18, 96 p., 6 € 10