Écrire depuis l’étrange — ce qui nous échappe, nous demeure étranger, présence irréductible et riche.
Écrire depuis le multiple — ces univers qui nous bordent, nous dépassent et nous constituent, leur présence plurielle.
Écrire depuis la parole de l’autre — celle du monde, celle d’autres artistes et écrivains qui nous sont voix, langage et représentation, chacune plurielle.
Tels pourraient être les principes de la Théorie des MultiRêves, cette enquête que Jean-Philippe Cazier publie aux éditions Dis Voir, conte cosmo-onirique déployant les multivers d’Aurélien Barrau comme les fictions de la science de Lovecraft, mais aussi les cartes postales de nos identités fictionnelles chez Derrida ou l’idée deleuzienne que le multiple est une féconde hétérogénéité.
Texte d’une densité rare et d’une beauté plurielle, cette Théorie se lit comme on entre dans un rêve multiple, un tissu bigarré et mobile qui interroge nos représentations et identités pour nous confronter à l’étrange(r), notion cardinale, esthétique comme politique. Lucien Raphmaj avait montré combien ce livre est une échappée des « constellations fixes », Diacritik y fait retour, dans un long entretien, engagé, avec Jean-Philippe Cazier.
Le livre est signé par toi, illustré par Andréas Marchal, il est en partie né d’un dialogue avec les travaux d’Aurélien Barrau, il met en forme un dialogue du texte et de l’image, une multiplicité vers laquelle le titre « multirêves » fait d’ailleurs signe dès la couverture. Est-ce que tu as conçu ce livre un peu comme une installation, au sens que l’on donne en art contemporain à ce terme ?
Danièle Rivière, qui dirige les éditions Dis Voir, m’a proposé d’écrire un texte de fiction en rapport avec les recherches de l’astrophysicien Aurélien Barrau. Se sont ajoutés Andréas Marchal pour les dessins, ainsi que d’autres auteurs que j’ai intégrés : Freud, Lovecraft, Kafka, etc. J’aime que l’écriture soit une communauté – pas le travail d’un seul, d’un sujet se croyant souverain, mais des points de vue, des styles, des champs différents qu’il s’agit d’essayer de faire fonctionner ensemble, en laissant apparentes, ouvertes, les disjonctions.
L’idée de l’écriture comme communauté pourrait être un effet de la « crise de l’auteur » qui parcourt la littérature depuis longtemps. Elle a aussi une signification politique et philosophique : travailler avec le monde comme communauté de différences, la paradoxale « communauté des célibataires » dont parle Deleuze à propos du Bartleby de Melville. J’ai essayé de faire un livre qui soit une communauté, ou une multiplicité. Il faut inventer des liens, des rapports, des passages qui ne sont pas donnés, qui ne vont pas de soi. Il faut produire des fractures, des distances là où l’on voit souvent de l’identique. J’ai tenté de réaliser ce travail de construction et de déconstruction pour toutes les composantes du texte : la langue, les chapitres, les paragraphes, la syntaxe, les thèmes – jusqu’aux mots qui sont traités selon, par exemple, des rapports d’assonance, d’allitération, des systèmes d’écho. Au final, le livre est, je l’espère, nomade, tenant par un ensemble de traces, d’images, de glissements, de suggestions, de rythmes, de liens fantomatiques – ce qui rejoint les quelques autres livres que j’ai publiés mais en incluant des contraintes, des règles nouvelles que Danièle m’avait données : écrire en rapport avec Aurélien Barrau, avec la physique, l’astrophysique, tendre vers une forme de récit plus que vers la poésie qui est mon champ habituel etc. Je n’ai pu respecter ces règles qu’en les subvertissant ou, en un sens, en les ignorant.
Ce système du livre était appelé par la référence au travail d’Aurélien et par la référence au rêve portée par la notion de « MultiRêves », qui est un jeu de mots à partir du « multivers » sur lequel travaille Aurélien. Mon idée était de créer un livre qui soit, sur le plan littéraire, quelque chose comme un multivers, que cette notion de l’astrophysique ait un équivalent pour moi dans ce domaine. Pour cela, il a fallu que j’intègre dans le récit et la langue l’idée de pluralité ou, par exemple, celle d’absence de centre absolu, de point de vue unique. Ce que je voulais, ce n’était pas inscrire tout cela seulement comme des thèmes mais en faire des principes créateurs d’une écriture, d’un dispositif narratif ou anti-narratif. Je voulais également que le livre fonctionne selon les processus du rêve tels que Freud a pu les analyser, bien que sur ce point aussi il a fallu que je cherche des équivalents littéraires qui fassent sens par rapport à ce qui me préoccupe dans l’écriture, quitte à distordre Freud et à l’oublier…
Alors, effectivement, tout ce que je dis là peut converger vers la notion d’installation dans le sens où celle-ci, d’abord, se distingue de l’exposition dans un espace, qu’elle implique la création de l’espace, que l’espace ainsi créé soit l’objet de l’exposition. Créer par le livre un nouvel espace du livre, n’est-ce pas ce vers quoi tout livre doit tendre ? Créer l’espace où le livre peut exister était dans mon cas un impératif, puisqu’il s’agissait de travailler à partir d’une logique de la pluralité des mondes, des multivers, logique qu’Aurélien travaille dans le cadre de l’astrophysique mais aussi à partir du théoricien Nelson Goodman, et qui pose explicitement la question de la possibilité de chaque univers non à partir d’un cadre unique, valant pour tous, mais à partir de cadres différents, voire divergents. La première question que j’ai été amené à poser a donc été : comment créer un cadre pour ce livre, quel cadre linguistique, sémiotique, psychique, etc. ?
Ce qui me retiendrait de même dans la pratique de l’installation, c’est qu’elle sollicite le spectateur autrement qu’un spectateur : elle en fait un habitant, en décalage par rapport à son univers habituel autant que l’explorateur d’un nouvel univers, une sorte d’astronaute, comme celui de 2001 – Odyssée de l’espace qui à la fin du livre, perdu dans l’univers, ne reconnait plus rien. L’écriture crée un univers déroutant, avec sa faune, sa flore, ses langues, ses créatures – même si mes fleurs, mes animaux, mes êtres sont des mots et des rythmes, l’essentiel étant que le lecteur ne puisse demeurer à distance du texte, qu’il le regarde de l’extérieur, mais qu’il y soit aspiré, s’y perde, que la lecture soit l’immersion dans un monde inconnu.
Le plus intéressant pour moi, et c’est peut-être surtout à ça que tu penses dans ta question, est lorsque l’artiste crée son installation à partir d’éléments divers, voire disparates, disposés sans signification ni référents évidents : c’est au visiteur de créer des liens par son parcours, par son corps, par son psychisme. L’œuvre inclut le visiteur comme un élément à part entière de l’œuvre, non comme un récepteur ou consommateur. C’est ce que j’ai voulu dans ce livre, comme dans les autres d’ailleurs : produire des relations très spectrales, très ténues, de sorte que le livre doive se construire dans la tête du lecteur ou de la lectrice, que la lecture soit un montage du texte en quelque sorte, une lecture-montage pour un texte commun, multiple. En dissolvant la narration, en disséminant la langue, en troublant les repères, j’essaie que le lecteur devienne comme un rêveur du texte, une intelligence créatrice. Et ceci résonne avec l’idée de multivers, chaque lecture devenant un univers, un monde, le livre que l’on a entre les mains restant à écrire, à construire psychiquement, existant selon des états différents à l’intérieur d’espaces mentaux différents.

Tout dialogue dans ce livre : le réel et la fiction, la science et la littérature, le texte et le dessin, la version française et la version américaine de ce livre (dans une traduction de Jeffrey Zuckerman), le présent avec le passé, l’individu avec l’univers, mais aussi ton nom avec celui de Lovecraft, et le texte avec d’autres référents qui sont cités en remerciements (Freud, Levinas, Deleuze évidemment, etc.). Une des parties du livre s’intitule « Le nom d’un caméléon ». Un écrivain est un caméléon pour toi, dans ce multiple, il est une chambre d’écho des discours du monde ou depuis le monde ?
Chez Dis Voir, quasiment chacun des livres édités sort simultanément en français et en anglais. Dans le cas de ce livre, le principe de la double parution est particulièrement cohérent, puisque le texte que j’avais écrit en français a été immédiatement traduit par Jeffrey Zuckerman, qui est le traducteur américain d’Hervé Guibert, d’Antoine Volodine, d’Eric Chevillard, etc. Par cette traduction, mon texte s’est dédoublé, devenant aussitôt autre que lui-même, n’étant plus tout à fait le mien, dans une sorte de structure en miroir où ce n’était pas le même qui apparaissait mais un autre différent, un autre univers rattaché à celui que j’avais inventé mais s’en éloignant, se différenciant. C’était intéressant par rapport à ce projet qu’il y ait cette double parution, en français et dans une langue, l’anglais, que je maîtrise mal, comme s’il s’était agi dès le départ d’engendrer un état non entièrement reconnaissable par moi de mon propre texte, un monde parallèle et différent du monde dans lequel existe le texte que j’ai écrit, où celui-ci existerait tout en étant différent.
Tu as donc raison de dire que cette traduction simultanée rejoint la ligne dialogique ou associationniste qui traverse le livre : les éléments y dialoguent, y sont reliés et existent par ce dialogue – mais c’est aussi un dialogue de sourds. Le dialogue n’est pas uniquement un jeu de questions/réponses, ou un seul discours se développant selon deux versants complémentaires. Dans le dialogue, il y a des incompréhensions, des parallèles qui par définition ne se rejoignent pas, des échos plus que des accords, des variations plus que de l’unité, des rapports qui demeurent différentiels. Il me semble que c’est davantage en ce sens que l’on peut ici parler de dialogue, de mise en écho : créer des liens, des rapports mais qui affirment la distance qu’ils parcourent et n’effacent pas, des relations dissonantes, l’inscription de traces dans la parole de l’autre, des variations, etc.
Pour réaliser le livre, il a fallu construire de telles associations paradoxales, c’était la condition de la multiplicité qu’est ce livre, son maintien dans une ouverture et une mobilité essentielles. C’est dans cette optique que l’on pourrait définir – toujours provisoirement – l’écrivain comme un caméléon, non car il s’adapterait au monde, qu’il l’imiterait, mais dans le sens où ce qu’il est, il l’est ou le devient dans un rapport à autre chose que soi : ce qui est écrit, est toujours relation, rencontre, « dialogue », inscription d’autre chose – l’écrivain n’étant au fond que cela, cette écriture, ou en tout cas, selon moi, devant aspirer à l’être, un caméléon aux couleurs du monde, aussi noir que la nuit, bleu comme le jour y compris et surtout en plein cœur de la nuit. La peau du caméléon est elle-même une puissance de transcription, une puissance de traduction du monde que par là elle transforme : l’imitation y est transformation, invention, création. C’est cette puissance qui définit la peau du caméléon, comme une surface, une page dont la puissance impliquerait la relation à autre chose que soi et l’invention, la création. Ce serait, de même, la puissance de l’écrivain.
Il y a un renversement des catégories auteur/personnage dans le livre, Lovecraft « fusionne » avec le héros de l’un de ses cycles, Randolph Carter, il est aussi ton porte-voix en quelque sorte, persona. En quoi ce jeu t’ouvrait-il des possibilités infinies pour déployer ce récit ?
C’est une question difficile, passionnante mais difficile. Derrida, par exemple, dans La carte postale, a analysé de façon vertigineuse le rapport auteur/personnage à partir du cas Platon/Socrate : qu’est-ce que ce rapport dit de l’écriture, qui écrit, Socrate est-il Platon et inversement ? Il y a un nombre incalculable de théories sur le personnage, sa fonction, ses implications, sa nécessité ou sa nécessaire disparition, etc. Et autant de théories sur l’auteur, ce qu’il est ou n’est pas, ce qu’il doit ou ne doit pas être. On s’y perd un peu et certainement que tout là-dedans n’est pas intéressant. J’en retiens l’idée que le personnage est moins une projection de l’auteur, sa reproduction sur le papier, qu’un moyen d’exploration, un intermédiaire ou un vaisseau spatial. Gilles Deleuze développait une idée du personnage, y compris en philosophie avec l’idée de « personnage conceptuel », le définissant comme la contraction de visions et d’auditions hors de l’habituel, la contraction de pensées impensables pour l’auteur, invivables pour l’écrivain, ou à la pointe, à la limite de ce que celui-ci peut penser et expérimenter. Le personnage est une expérience qui conteste l’auteur – et l’expérience peut être telle que le personnage et l’auteur tendent à disparaître, comme chez Nathalie Sarraute.
Dans le livre, j’ai voulu reprendre cette logique du rapport entre auteur et personnage en la transposant dans le monde du multivers et des multirêves. Quels personnages peuvent habiter le multivers ? Quels êtres peuvent vivre au sein des multirêves ? Ils ne peuvent être que fantomatiques, très peu formés, des ombres à peine existantes, aux identités plurielles et changeantes, multiples et confuses, davantage des évocations plutôt que des personnages de chair et de sang, si je puis dire. Ceci d’autant plus que le personnage ne peut seulement être dans un multivers, il doit lui-même en être un, comme il doit être un multirêve…
C’est ainsi que j’ai été conduit à travailler selon cette optique le rapport auteur/personnage et à brouiller les frontières et identités évidentes. Lovecraft, dans le livre, est autant auteur que personnage du livre, comme il se confond avec un de ses propres personnages, le John Carter de Démons et merveilles qui est une sorte d’astronaute à sa façon, parcourant des espaces-temps inédits, des dimensions cosmiques ou acosmiques, chaosmiques comme dirait Guattari, plurielles. Certains des textes qui composent le livre sont signés aussi bien par Lovecraft que par son avatar, ou par d’autres, et même par un chat. Tous ces rapports entre auteur et personnage, entre auteur et texte sont réversibles, instables, altérés par une altérité qui est d’abord un processus d’altérisation. Même les théories scientifiques, les lois physiques apparemment indépassables y sont traitées comme des personnages de fiction pris dans un imaginaire qui peut les inscrire dans des propositions absurdes d’un point de vue scientifique.
Ce sont tous les marqueurs de l’identité que j’ai essayé d’inclure dans ma logique personnelle du multivers, c’est-à-dire que tout ce qui existe dans le livre doit exister en même temps à cheval sur plusieurs mondes possibles, différents, que tout soit comme une synthèse disjonctive de plusieurs mondes en même temps : plusieurs identités, plusieurs lieux, plusieurs temps, etc. Ce qui, par exemple, m’a amené à construire certaines phrases de façon à ce qu’une même phrase soit moins l’énoncé homogène d’une signification que la contraction en elle de plusieurs mondes distincts, différents, de plusieurs temps, de plusieurs points de vue. Et cette façon de procéder vaut pour chaque paragraphe, chaque partie, l’agencement entre les parties, etc.
Le sous-titre du livre énonce « enquête ». Sur le site de ton éditrice, il est présenté, aussi comme un « conte ». On pourrait dire aventure, voyage, poème en prose. Est-ce que la pluralité de ces désignations potentielles est une manière de dire son refus de tout genre, qui serait une limite ?
Oui, le sous-titre est : Une enquête cosmo-onirique de H.P. Lovecraft. Bien sûr, c’est un énoncé pour rire, pour mimer un sérieux institutionnel qui n’est pas du tout réel dans le livre. C’est un sous-titre qui, comme le titre, annonce quelque chose qui n’est pas dans le livre : on indique une chose et en fait on rencontre autre chose. Pourtant, simultanément, il est aussi question d’une enquête, en deux sens, et même trois : une enquête policière, une enquête au sens d’histoire, puisque « histoire » vient du grec « istoria » qui signifie « enquête », et une enquête au sens de la philosophie empiriciste, celle de Hume qui a écrit une Enquête sur l’entendement humain. J’ai utilisé ces trois significations en les mélangeant. Par exemple, le livre évoque une disparition mystérieuse et il peut être lu comme une enquête, au sens policier, au sujet de cette disparition – mais une enquête « faible » puisqu’elle est aussi autre chose qui l’attire vers une autre forme. En même temps, le livre se présente comme une succession de textes, de fragments plus ou moins développés et de genres différents qui sont comme un ensemble de documents, une sorte d’archive au sens historique mais sans que les liens entre ces documents ne soient explicités. Ici, je reprends la logique de l’enquête historique mais je m’arrête en chemin car je ne fais pas, contrairement à l’historien, le travail de mise en relation et d’explicitation ou d’interprétation de ces documents, c’est au lecteur de le faire ou pas. Donc, l’enquête policière ralentie, différée, est exposée selon la forme de l’enquête historique, chacune se mélangeant à l’autre, les deux étant également conditionnées par une suspension du sens propre au poétique, au rapport poétique au monde. L’enquête devient fragmentaire, trace d’une enquête plutôt qu’enquête menée à son terme, et connectable à d’autres formes de discours que tu évoques.
La notion de conte est elle-même plurielle et je l’ai utilisée, conformément au souhait de Danièle, mais là encore de manière tordue. Le résultat est, je l’espère, un livre hybride, un livre, comme tu le soulignes, hors genre. Sortir du genre, sortir de la logique des genres est un mouvement qui me paraît de plus en plus accentué dans la poésie actuelle, qui est bien avancé dans le champ des arts plastiques, qui pourrait être plus poussé dans le cadre de la fiction littéraire ou dans celui du cinéma. Ce mouvement de sortie hors de soi est nécessaire, voire inéluctable dans la mesure où tout cadre implique certaines possibilités et en exclut d’autres, et qu’une fois épuisées les possibilités du cadre, les artistes, écrivains, philosophes, scientifiques ont besoin d’en changer, de remettre en cause le cadre lui-même. Chaque genre est un cadre, l’idée même de genre telle qu’elle est pensée est un cadre dont on voit les limites et les conséquences problématiques dans tous les domaines : des censures s’y exercent, des possibles sont étouffés dans l’œuf…
Il me semble qu’il faut moins tendre vers un rejet de l’idée de cadre ou de genre que, d’une part, passer au crible de la critique les cadres et genres institués et, d’autre part, s’efforcer de produire de nouveaux cadres, de nouveaux genres travaillés en eux-mêmes par le hors-cadre, par le hors-genre – produire des cadres et genres relatifs, provisoires, mobiles, incluant une pluralité la plus hétérogène. Cette problématisation du cadre me paraît fondamentale, combinant des dimensions esthétiques, politiques, éthiques. Lorsque Manet peint son Olympia, il se demande ce que le cadre du tableau, ce que le cadre esthétique de son époque inclut et exclut, et il décide d’y inclure ce qui en est habituellement exclu : il y place une femme ordinaire, un corps non idéalisé, celui, de plus, d’une prostituée. Lorsque les cinéastes de la Nouvelle Vague se mettent à filmer, la question qu’ils se posent est : que mettre dans le cadre ? Et ils y mettent la rue, des non acteurs, des situations triviales, banales.
Godard, avec Vivre sa vie, a fait à sa façon son Olympia. Jacques Rancière a évidemment beaucoup travaillé sur ces questions d’un point de vue esthétique et politique. On pourrait lire tout Judith Butler à partir de cette problématisation du cadre, son questionnement du genre, dans Troubles dans le genre, étant un moment de cette problématisation.
Récemment, Patric Chiha a réalisé Brothers of the Night, qui associe d’une façon nouvelle documentaire et fiction, produisant un décadrage incessant de chacun des deux genres.
Et ce qu’écrit Amandine André, est-ce de la poésie, de la prose, du politique, de l’érotisme ? Ce qu’écrit Frank Smith, est-ce de la poésie, du documentaire ? Les livres de Sylvain Courtoux, est-ce de la poésie, de la BD ? Kathy Acker explosait tous les cadres, et Liliane Giraudon fait elle-même ce travail de décadrage permanent, de nomadisation de chaque cadre, en produisant des textes entre prose, poésie, théâtre, énoncé politique, etc.

Il me semble que ce sont ces formes hybrides qui se développent actuellement et qui incluent dans l’idée de cadre une nécessaire mobilité, une nécessaire ouverture, un nécessaire rapport à autre chose : le cadre est ouvert et appelle sa propre altération. Ce sont les conditions de cette altération qu’il faut penser. J’essaie d’explorer ce genre hybride en inventant des moyens pour cette exploration. C’est ce que j’essaie de faire dans mes derniers livres en général et particulièrement dans celui-ci, puisque, d’une part, le projet même appelait cette hybridation pour ne pas tomber dans la simple illustration, et que, d’autre part, l’idée de multivers telle que je l’entends inclut une pluralité actuelle, simultanée, qui est celle d’une réalité où les frontières et limites sont transgressées, reconfigurées pour produire de nouvelles formes mais ouvertes, en elles-mêmes changeantes. Ainsi, mes textes en général sont par définition instables, décadrés…
Pourquoi Lovecraft ? Qu’est-ce qui a fait naître cette fascination ou cet intérêt pour son univers ?
Lorsque Danièle Rivière m’a proposé d’écrire ce livre, j’ai d’abord refusé car je ne voyais pas comment faire, je ne pensais pas être capable de le faire. Je ne voulais pas faire un livre qui aurait été une illustration des recherches d’Aurélien, recherches que de plus je maîtrise plus que très très mal. Je ne voyais pas non plus comment construire un récit alors que la poésie que j’écris est en partie motivée contre l’idée de récit, qu’elle est centrée sur le discontinu, l’incohérence. En réfléchissant, j’ai compris que je pouvais m’emparer de l’idée de récit pour lui faire subir certaines torsions et déformations et la transformer en quelque chose qui pouvait m’intéresser. Je l’ai clairement perçu en regardant un film de Raoul Ruiz, Les trois couronnes du matelot, que Danièle, décidément perspicace, m’a amené voir à la cinémathèque. Les liens que Ruiz établit dans ce film entre narration et temporalité labyrinthique m’ont donné des pistes.
Mais, à ce stade, je ne savais toujours pas clairement comment faire. J’ai pensé à Lovecraft dont je connaissais les livres et qui me plaisait déjà. Lovecraft travaille à l’intérieur d’un univers qui est, à sa façon, un multivers : des mondes différents y coexistent, interfèrent, se combinent, des mondes dont les logiques sont distinctes, un multivers qui inclut des temporalités plurielles, des mondes dont chacun a ses propres lois. Cet univers, ce multivers qui est celui de Lovecraft, est peuplé de créatures tout à fait étranges, selon une ontologie paradoxale. C’est sur ce point que j’ai pu faire la connexion entre Lovecraft et Aurélien et que la logique générale du livre a commencé à se mettre en place dans mon esprit, avec un ensemble de possibilités qui m’ont beaucoup intéressé. Cette inclusion dans le projet de départ de l’œuvre de Lovecraft a amené la thématique du rêve et le passage du « multivers » aux « multirêves » – et, à partir de là, une série de chaînes logiques autant qu’imaginaires se sont mises en place.
La référence à Lovecraft était d’autant plus évidente que lui-même lisait la science de son temps, qu’il parle, dans je ne sais plus laquelle de ses fictions, d’Einstein et de la relativité, de Freud, qu’il s’intéressait aux explorations scientifiques qui, sur Terre, partaient à la découverte d’autres mondes. Ses livres ne sont pas des mises en scène de ce que la science établissait alors, puisque Lovecraft était littéralement immergé dans son propre univers et qu’il n’avait aucun besoin d’illustrer le monde de quelqu’un autre. Ce qu’il faisait, c’était lire des textes scientifiques pour développer son propre univers, pour les absorber, s’en servir comme une possibilité de faire croître celui-ci et lui donner de nouvelles dimensions plus complexes. Dans cette démarche, ce qui est frappant, c’est que son propre univers conjoint deux mondes : celui de la science et celui de l’imaginaire qui forment alors comme un multivers où il s’agit d’agencer ces deux pensées du monde, de les agencer dans le monde lui-même, en créant une ontologie scientifico-imaginaire où dans l’être même la raison et l’imaginaire sont indissociables. Chez Lovecraft, l’imaginaire est une dimension du monde, une dimension objective si l’on peut dire, et ses personnages font l’expérience de ces deux dimensions, du factuel le plus banal à l’horrible le plus fou. Dans les textes de Lovecraft, le rêve est un des moyens de cette expérience – ce qui m’a donné l’idée de reprendre cette logique et ontologie scientifico-imaginaires et de faire du rêve une catégorie de l’être, une réalité matérielle du monde, autant qu’un élément de la logique du livre, de la construction de son dispositif.
Il y a d’autres aspects chez Lovecraft que j’ai tenté d’utiliser. Lovecraft est préoccupé par l’horreur, par ce sentiment qu’il pousse au-delà de ce que l’humain peut ressentir et exprimer. L’horreur, chez Lovecraft, touche une région inhumaine où tout ce qui est humain disparaît : l’expérience de l’horreur est celle d’un autre monde ou d’un autre dans le monde qui est irréductible aux catégories humaines. Chez lui, la chose horrible n’est jamais qualifiée précisément ou décrite, elle n’est donnée à la perception du lecteur que par ses effets sur les personnages, elle demeure au-delà du langage et de la représentation, de la présentation, au-delà des catégories de la pensée et de la perception par lesquelles quelque chose peut être présent pour nous. L’horrible ne peut pas être dit mais évoqué, suggéré. L’horrible n’est pas un être, une chose, un objet, il est au-delà de l’être et de l’objet. Lovecraft développe ainsi une écriture de l’évocation, de la suggestion qui n’existe que sur le fond d’un imprésentable, d’une absence, d’un irreprésentable – une écriture de signes qui tendent vers l’énigmatique et l’obscur. Cet aspect-là m’intéresse particulièrement, puisque ce que j’essaie de faire dans ce que j’écris concerne la langue en tant qu’ensemble de signes énigmatiques plutôt que signifiants, que j’évoque plus que je ne présente. Cette logique est constitutive du livre : la théorie des multirêves est évoquée plus qu’exprimée, les personnages sont des formes très floues dont on parle mais ne sont jamais clairement présents. Il en est de même pour les situations, pour la disparition d’un des personnages qui n’est jamais montrée ou expliquée mais qui est suggérée, etc. Ce qui m’intéresse, c’est la construction d’une langue qui fait signe vers ce qui la dépasse, comme si le livre était l’ombre portée d’autre chose qui n’apparaît pas dans le livre, qui pourtant n’existe que par le livre – comme l’horreur chez Lovecraft, la chose horrible qui n’apparaît pas sous l’œil du lecteur mais existe pour lui par certains effets qui, eux, sont décrits tout en demeurant partiellement inintelligibles.
Une autre chose qui m’intéresse dans les textes de Lovecraft concerne les représentations de l’écriture et du livre qui traversent son œuvre. Celles-ci abondent : carnets, grimoires, livres, bibliothèques, hiéroglyphes, parchemins, cartes, lettres, archives, inscriptions, stèles, etc. Le monde de Lovecraft est un monde écrit, empli de signes qui sont le moyen d’une connaissance supérieure mais jamais réellement énoncée, le moyen de passer d’un monde à l’autre, les témoins d’autres mondes inconnus. Le cas le plus célèbre est ce livre, le Necronomicon, qui est évoqué dans plusieurs œuvres de Lovecraft et pour lequel celui-ci invente des généalogies variables, des auteurs tout aussi variables et incertains, et un contenu qui n’est jamais présenté. On ne sait pas ce que contient précisément le Necronomicon, tout ce que l’on sait est que cela est au-delà de l’horrible et de ce que l’homme peut supporter. Si cet ouvrage fictif est emblématique de ce qu’est l’écriture pour Lovecraft, il m’a donné l’occasion, là encore, de construire une certaine logique du texte et de ses dimensions : écrire un texte qui soit l’évocation de quelque chose plus que la chose elle-même, construire un livre dont le contenu est en quelque sorte absent, en tout cas sans cesse suspendu. Dans mon texte, je fais référence à des livres dont il est question mais qui ne sont pas présents : le manuscrit de la Théorie des MultiRêves, rédigé par John Lovecraft-Carter, dont le livre donne des fragments, et un autre livre, Das Sensible Chaos, supposément écrit par Lovecraft, dont les pages réelles sont illisibles car absentes de l’ouvrage lui-même – Das Sensible Chaos reprenant en fait le titre d’un livre réellement existant, écrit par le physicien des fluides Theodor Schwenk…

Les dessins d’Andréas Marchal occupent une grande place dans le livre et ils ne se contentent pas d’illustrer, ils entrent en dialogue, sont d’autres lignes de fuite ou d’espaces de rêves. Comment s’est fait la rencontre avec son univers ?
Lorsque s’est posée la question des illustrations, j’avais plusieurs idées de dessinateurs mais ils n’étaient pas disponibles. D’autres que l’on m’a suggérés ne me convenaient pas. Danièle Rivière a demandé conseil à Patric Clanet et à Sandrine Rebeyrat, de L’école européenne supérieure de l’image, qui ont proposé une série de noms. En regardant les travaux de chacun de ces dessinateurs, j’ai tout de suite été attiré par le travail d’Andréas, il m’a semblé très rapidement que c’était lui qu’il nous fallait pour ce projet. L’univers de ses dessins rejoignait le texte que j’étais en train d’écrire, avec des êtres hybrides, parfois monstrueux, un rapport à l’organique paradoxal. J’étais frappé aussi par des processus de prolifération qui structurent parfois ses dessins et qui trouvent un écho dans mon écriture. J’aime aussi son trait sans fioriture, direct, qui peut être pourtant complexe. Autant au niveau des thèmes que des techniques, ça me semblait correspondre à ce que l’on recherchait, c’est donc lui que j’ai choisi – et le résultat est parfait.
Le travail sur les dessins s’est fait à trois, avec des échanges entre Andréas, Danièle et moi. Andréas a fait des propositions que l’on a discutées, j’ai souligné certaines parties du texte à privilégier, ce que l’on a également discuté. A chaque fois arrivaient de nouvelles idées, orientations, propositions. Andréas a fait beaucoup de dessins et tous ne sont pas dans le livre. C’est lui qui a eu l’idée de la série de portraits de Lovecraft transformé en une sorte d’être métamorphique lié au cosmos, à l’animal, au monstrueux. Là encore, Lovecraft est présent dans le livre mais comme objet d’une élaboration artistique, non comme simple référence ou illustration. Comme tu le dis, un enjeu des dessins et de leur insertion dans le livre est qu’ils devaient ne pas illustrer le texte, le refermer sur une signification, mais le déplacer, l’ouvrir à autre chose qui est l’imaginaire d’Andréas, comme si les dessins étaient des sortes de rêves du texte. On a beaucoup travaillé tous les trois pour arriver à cet équilibre.
Le troisième univers en expansion dans le livre est celui d’Aurélien Barrau, complexe à définir tant il joue d’une « indiscipline » (je cite le joli terme qu’emploie Vincent Message pour le désigner), entre sciences dures — l’astrophysique, la cosmologie, les particules, les trous noirs… —, philosophie et poésie. Aurélien est un multivers à lui seul, comment est née cette rencontre et en quoi a-t-elle influé sur tes propres textes et sur ce livre en particulier ?
J’ai rencontré Aurélien par l’intermédiaire de ses livres pour le grand public. Je ne comprends rien à la science, mais en même temps ça m’intéresse. Il est donc évident que je n’ai pas accès au travail qu’Aurélien rédige pour ses pairs. Par contre, il est un très bon pédagogue et je peux m’y retrouver dans ce qu’il écrit pour rendre accessibles au plus grand nombre certains des états de la physique contemporaine, et en particulier de l’astrophysique qui est son domaine – même si Aurélien a plusieurs domaines et qu’il est étonnant dans sa « multiversité », si l’on peut dire : astrophysicien de très haut niveau, épistémologue, docteur en philosophie, il peut passer d’Einstein ou Heisenberg à Derrida, réciter un poème par cœur, tenir un discours pro-animal très articulé et engagé, etc. Bon, un esprit tout de même peu commun…
J’avais donc lu ses livres pour le grand public, j’avais fait des articles à leur sujet ainsi que des entretiens avec lui. Je lui avais envoyé certains de mes livres de poésie qui lui ont plu. Comme Danièle Rivière s’intéresse à la science dans son rapport à l’imaginaire, elle a peut-être vu ces échanges entre Aurélien et moi par articles, entretiens et livres interposés et a eu l’idée d’une collaboration – je ne sais pas, je ne le lui ai pas demandé. Le fait est qu’elle m’a proposé cette collaboration dans le cadre d’une collection des éditions Dis Voir qui, pour chaque volume, associe littérature, science et dessin. Très vite, s’est posée la question : à quel traitement soumettre les textes d’Aurélien pour ne pas que le livre n’en soit qu’une illustration, ce qui ne m’intéressait absolument pas, et Danièle non plus ? La réponse que j’ai trouvée consiste à les appréhender, justement, comme des textes, non comme les vecteurs d’une vérité que d’ailleurs ils problématisent suffisamment pour ne pas prendre cette problématisation en compte. Je les ai donc considérés comme des textes relevant du registre scientifique mais en y prélevant surtout des thèmes, des images, un style, des références, en y cherchant des possibilités narratives, en m’interrogeant sur l’imaginaire impliqué par ces textes scientifiques, comme je l’aurais fait en étudiant un texte littéraire. J’ai pris le parti de considérer le texte scientifique comme un texte de fiction, de rabattre l’un sur l’autre ces deux univers. C’est à partir de ce travail que j’ai pu faire des rapports avec mes préoccupations littéraires et construire un texte qui intègre un maximum de ce que j’ai pu trouver chez Aurélien. Dans tout cela, l’essentiel pour moi est que j’ai pu trouver à partir de l’idée de multivers un dispositif narratif à la fois nouveau pour moi et me permettant de renouveler certaines des choses que j’avais pu faire jusqu’alors. Ce qui m’a peut-être donné des idées pour le futur, on verra…
Il y a une ironie constante dans ce livre, ouvrir sur une date qui est une planète (mars), les clins d’œil des remerciements, c’est aussi la distance qui permet « l’hétérogène », la position qui évite d’être « un connard de fasciste » ? ou c’est, plus simplement, le refus du sérieux de toute théorie ?
Je suis pour la théorie, pour le sérieux théorique. Je crois que l’on a besoin, nous aujourd’hui, de ce sérieux, de la rigueur du raisonnement pour faire advenir d’autres modes de pensée. On a besoin d’autres façons de penser et nous avons du mal à les produire. Ce qui se fait de plus intéressant tend vers des ruptures épistémologiques, vers l’émergence de nouveaux modes de pensée, qui seraient aussi de nouveaux mondes, mais il est difficile de produire une pensée qui fasse événement comme Marx a pu le faire, ou Kant, ou Nietzsche, Foucault, Deleuze, Derrida. Je constate que les choses les plus intéressantes pour moi se développent selon ce que j’appellerai des « petites formes », selon la forme du fragmentaire, de l’essai ponctuel, circonscrit : il y a les livres de Judith Butler qui vont dans ce sens, ceux d’Etienne Balibar, il y a Jean-Clet Martin qui continue ses lignes souterraines, ou par exemple Elsa Dorlin et son travail récent sur la violence. Peut-être que ces entreprises qui développent des formes non totalisantes sont indicatives d’une nouvelle façon de penser, de nouveaux modes de la pensée qui restent encore à construire. Ce qui est frappant dans les cas que je cite est que la théorie est pratiquée en rapport avec du non théorique, que le sérieux de la théorie inclut une révision de ce que signifie une théorie, de ses conditions et effets, et l’inclusion du non théorique : des théories ouvertes, dialogiques en un certain sens, c’est ce qui me parait le plus intéressant actuellement. De ce point de vue, le dernier livre d’Elisabeth Lebovici, Ce que le sida m’a fait, est exemplaire.
La production de théories sérieuses me paraît également indispensable pour lutter contre ce qui actuellement usurpe le nom de philosophie et n’est qu’une insulte à la philosophie. Je suppose que la même entreprise de rabaissement de la pensée est à l’œuvre dans d’autres domaines. En tout cas, je constate que la philosophie est devenue une étiquette servant à faire vendre des choses immondes qui n’existent que parce qu’elles sont médiatisées, qu’elles sont le fait de cette chose monstrueuse que sont les intellectuels médiatiques, ou qu’elles sont calibrées en fonction des impératifs de la logique télévisuelle. On le voit pour la philosophie, pour la littérature, pour le cinéma, etc. Et on le voit pour le discours politique : Le Pen, Macron, La Manif pour tous, c’est la politique télévisuelle, la politique selon la forme de la télévision, les médias de la presse écrite étant devenus pour la plupart des décalques des exigences de la télévision. Face à cette catastrophe, je crois qu’il faut comme moyen de résistance qu’existe une production théorique importante, rigoureuse, radicale, et que la théorie soit une arme autant qu’une ouverture pour s’échapper et vivre autrement.
Les théoriciens qui m’intéressent le plus sont ceux et celles qui problématisent la théorie elle-même, et dans le domaine de la science, Aurélien Barrau le fait très clairement, par exemple par son questionnement de la notion de vérité. Derrida est un de ceux qui a poussé le plus loin la problématisation du théorique, produisant des théories incluant leur propre altération. C’est pareil pour Foucault ou Deleuze. Ce qui me plaît, c’est lorsque le sérieux théorique le plus rigoureux conduit à concevoir les limites de ce sérieux et à produire des théories qui incluent du « non sérieux », du délirant, de l’humour, de l’affect, de l’irrationnel. C’est souvent ce que l’on entend comme critiques à l’encontre de Deleuze ou Derrida : « ce n’est pas sérieux ». Oui, justement, c’est le but !
Il me semble que mon livre, qui n’est pas, malgré le titre, un livre théorique, s’ancre dans cette zone du « non sérieux » pour affirmer, contre une rationalisation paralysante du monde et de la pensée, une irrationalité peu sérieuse. Ce qui est drôle, au moins pour moi, c’est que cette irrationalité se présente sous le label d’une « théorie » alors que les quelques fragments de celle-ci qui sont donnés dans le livre sont délirants, ou en tout cas contiennent cette dimension du délire. Ce hiatus me paraît intéressant à utiliser et rejoint effectivement quelque chose qui est définitoire de ce livre et que tu soulignes : toute chose est autre chose, tout y existe en rapport avec ce qui l’altère et le différencie de lui-même. Les résonances, les échos qui construisent le livre servent cette idée pour le coup très sérieuse, mais aussi les quelques effets humoristiques discrets, comme le fait, c’est vrai, d’inclure à la fin du livre une liste de remerciements où l’on trouve aussi bien Kafka ou Freud qui, et pour cause, n’ont aucune idée de mon livre, que mon chat Minou.
J’ai parlé de poésie, de malice, de philosophie, de sciences, de dessins, mais pas encore de politique. Chacun de tes textes est très engagé et dans la cosmogonie que constitue aussi ce livre, dans la manière même dont l’univers est construit, dont ce livre est l’image, il serait difficile de ne pas entendre les mots d’altérité, pluralité, identités multiples, mouvements et migrations dans leur sens politique. C’est évidemment une dimension assumée de cette Théorie des MultiRêves ?
Oui, complètement. Je crois que ce que le livre rejette comme un poison mortel, c’est l’identité. Il affirme à tous les niveaux la pluralité, la multiplicité comprise comme articulation de différences, l’agencement d’hétérogènes, le franchissement des frontières du genre, de l’espace, du temps, de la grammaire, de la logique. L’identité est statique, redondante, appauvrissante, politiquement mortelle. Il est difficile de ne pas dire « moi », « je suis », de ne pas décliner pour soi et les autres des attributs fixes et contradictoires ou homogènes : « nous sommes », « ils sont »… C’est difficile puisque tout nous porte à penser le monde selon des catégories impliquées par l’identité, des catégories binaires et fixes, naturalisées, clivantes et excluantes.
Or, on se rend bien compte que l’identité est ontologiquement problématique et politiquement réactionnaire, voire criminelle. Les discours et actes politiques qui aujourd’hui se réclament de l’identité entendue en ce sens-là ont pour horizon la précarisation des existences, l’impossibilité pour le plus grand nombre des conditions de la vie, la mort de populations entières que l’on ne tue pas mais que l’on fait ou laisse mourir. C’est cette logique et cette politique qui signent la façon dont le gouvernement de Macron traite les migrants : on ne les tue pas directement mais on fait le maximum pour empêcher les conditions minimales de leur survie. De fait, les gens meurent, deviennent fous, se suicident après avoir fui la guerre. C’est une politique de la mort, à la lettre criminelle. Cette politique mobilise toutes les implications de la notion d’identité et se justifie au nom d’identités fantasmées. Il s’agit d’une forme nouvelle de fascisme, liée au néolibéralisme qui va dans le sens d’une privatisation des conditions de la survie, d’une marchandisation de ces conditions, qui est aussi liée à une privatisation de la planète au profit de certaines populations exclusivement. C’est cette politique qui va se généraliser dans le futur, et il s’agit de ce dans quoi nous sommes déjà : un néofascisme souriant et jeune, dynamique, arrogant, économique, d’une bêtise abyssale. Je suis consterné de découvrir à quel point Macron est bête. Et son entourage politique, tu les as vus ? On ne sait lequel est le plus crétin.
Dans le même temps, on assiste à l’apparition ou au renforcement de discours et pratiques non identitaires, ou à l’affirmation d’identités qui n’en sont pas puisqu’elles appellent l’autre, le différent en soi, l’altération essentielle de soi par l’autre, selon un processus infini. C’est cette logique qui traverse le livre : tout y est dans un rapport à l’autre qui altère, selon des ouvertures, des frontières poreuses, rien n’y est fixe, identique à soi. Tout circule. Comme tu le vois bien, le motif de tout cela est autant esthétique que politique. A un certain moment, dans un des textes du livre, j’écris quelque chose comme : « je suis pour un cosmopolitisme radical, universel », et : « je ne suis pas un connard de fasciste ». On peut avoir l’impression que ça arrive comme un cheveu sur la soupe mais pas du tout : cette dimension politique est consubstantielle au livre.
L’adjectif « étrange » revient comme une ponctuation dans ton texte. Je lui trouve une fonction très singulière, qui n’est justement pas adjectivale. Je le lis comme un pivot entre ce que l’on pense connaître (le conte par exemple, la science, ou la science-fiction dont l’étrange est un axe et une composante repérable) et ce que l’histoire que tu (dé)construis nous donne à découvrir comme un impensé ou un invisible soudain mis devant nos yeux (l’étrange, à nous étranger puisqu’une note page 69 unit les deux mots). « Étrange » serait un pivot donc, ou, puisque le rêve est omniprésent dans le livre, une de « ces portes d’ivoire ou de corne qui nous séparent de l’invisible » pour citer Nerval. Est-ce que ce terme « étrange » avait cette fonction pour toi ? Est-ce, plus largement, la manière dont tu uses de la langue en recontextualisant les mots, donc en déplaçant leur sens, pour les rendre eux aussi multiples ?
Je relie l’étrange et l’étranger – non pas l’étranger au sens administratif mais ce qui n’est pas moi. Je pense à l’expérience de « l’inquiétante étrangeté » dont parle Freud, lorsque l’on se perçoit comme un autre, dissocié de soi, étranger à soi. Si je répète le terme « étrange », c’est parce que, comme tu le comprends très clairement, il n’est pas uniquement un adjectif mais une catégorie de la pensée autant qu’un mode de l’être. Penser, c’est inclure l’étranger en soi, et percevoir le monde, c’est percevoir son étrangeté, être dans l’évidence que je ne le reconnais pas. Il y a l’évidence que je suis étranger à moi-même, que je suis face à moi comme face à l’univers le plus obscur, à la nature extérieure la plus étrange. C’est une idée qui est fondamentale chez Freud, par exemple. Je sens bien, souvent, que mon cerveau fonctionne sans moi, pas seulement durant le rêve, que je ne sais pas bien d’où sortent les idées qu’il produit, que je ne les comprends pas toujours. C’est aussi l’expérience de soi que fait chaque écrivain : qu’est-ce que c’est que cette chose qui sort de moi, ce flux d’écriture, d’où est-ce que ça vient ? Chaque livre est pour l’écrivain qui l’écrit une sorte d’alien.
Se rapporter à l’étrange ainsi, comme catégorie et mode, implique un type particulier de rapport à soi et au monde où ce qui s’impose d’abord, où ce qui est à rechercher, où ce qui serait la vérité, c’est l’autre, l’inconnu, le différent – et être attiré par cela, cette sorte de nuit. Ne pas savoir, ne pas pouvoir sont aussi des états enviables, nécessaires. C’est cet état qui est impliqué par le rapport à l’animal lorsque l’on ne se contente pas de le bouffer, ou le rapport au paysage lorsqu’on le contemple, comme on peut contempler le ciel ou la mer.
Quoi de plus étrange que la mer ? Ou le rapport à l’art. Les œuvres les plus passionnantes sont celles qui sont particulièrement étranges. Ça doit faire trente ans que je lis les livres de Gilles Deleuze et j’ai toujours l’impression, face à ces pages, d’être devant un paysage martien, celui des premiers âges du monde. Deleuze m’avait dit une fois : « le monde est bizarre », et cette affirmation très plate est comme un condensé extrême de sa philosophie et du rapport au monde le plus profond qu’elle implique : le monde est effectivement bizarre, étrange, et il s’agit de penser cette étrangeté en la maintenant vivante. Je pense aussi à cette phrase de Bowie, dans Changes : « turn and face the strange », ou ailleurs : « believe in the strangest things, loving the alien ». L’étrange est ici autre chose qu’un adjectif : il est un mode d’existence du monde, un mode auquel il faut se rapporter en tant que tel et aimer pour lui-même.

Lovecraft avait une idée très précise de tout cela. Dans son œuvre, le monde est étrange, et l’expérience de l’horreur est la forme la plus tragique du rapport à cette étrangeté. Chez lui, l’écriture s’articule à cette étrangeté du monde, elle la fait exister sans jamais la réduire, la rationaliser, au contraire. Pour mon compte, il me semble que j’écris en faisant en sorte qu’émerge cette étrangeté, en m’efforçant de maintenir le lecteur face à celle-ci, l’étrangeté du texte qui est aussi l’étrangeté du monde. Ce qui implique, comme tu le soulignes également, que la langue doive elle-même devenir étrange, étrangère. Ceci appelle, entre autres, ce travail dont tu parles de décontextualisation et de recontextualisation des mots, leur insertion dans des rapports qui les pluralisent, qui diffractent leurs significations habituelles, leur répétition à l’intérieur de séries qui les font varier, glisser d’un sens à l’autre, sans conclure sur une signification privilégiée mais en faisant l’effort de les maintenir dans une dimension où ce qui est dit demeure effectivement étrange, bizarre. C’est rendre possible cette expérience de l’étrangeté du langage et du monde que je recherche d’abord, avant de considérer la production d’un sens.
Dans le chapitre intitulé « Régions incertaines de la réalité du rêve » est évoqué un livre « étrange » dont Carter dit à Parks « qu’il l’aiderait à ouvrir les portes de dimensions et de royaumes qu’il n’avait pu visiter qu’au cours de rêves trop brefs ». Ce livre, qui est une des clés de la disparition de Carter, est-ce que l’on peut aussi le considérer comme l’image de ton livre, sa miniature et le livre retrouvé ?
Le rapport à l’étrange, chez Lovecraft, prend la forme de toute une mythologie un peu kitsch, de formulations parfois pompeuses. J’ai utilisé en partie cela comme un clin d’œil, mais aussi pour inscrire mon texte dans l’œuvre de Lovecraft, dont je reprends d’ailleurs des passages en les transformant, en les altérant. Il fallait que Lovecraft soit présent dans le livre comme personnage, mais aussi que son écriture soit présente puisque l’on ne sait qui écrit précisément : lui, moi, un autre ? Cependant, j’ai abordé ces énoncés de Lovecraft comme un discours qui devait s’écrouler dans le texte, un régime de signification soumis à une sorte de désertification, pour lui substituer des formulations plus sèches, plus arides. Donc, dans mon livre ne se révèle aucun royaume fantastique. C’est sans doute par là qu’il tend davantage vers la poésie que vers le fantastique ou la science-fiction. Par contre ce que j’ai retenu, c’est la présence d’un livre qui ouvre sur autre chose, dont on ignore le contenu, un livre étrange, justement, « dicté des lèvres d’une louve ». Cette image du livre exprime ce que je voudrais que mon livre soit, elle correspond, j’espère, au livre que j’ai écrit, qui inclut les dessins d’Andréas, un livre ouvert dont le contenu se dérobe sans cesse, se diffracte sans cesse, se déplace toujours, qui demeure dans sa virtualité, encore à écrire. C’est vers cette dimension que mon livre fait signe, un royaume où règne le chaos.
La disparition de Carter, donc, les interstices entre des mondes pluriels et des univers potentiels qu’explore cette enquête, le jeu sur les parenthèses que tu ouvres pour toutes les refermer ensemble, les blancs de certaines pages, le jeu sur les typographies, etc. tout compose un texte qui est un paradoxe, à la fois plein et débordant, pour une part romanesque même, et évidé, jouant d’absences et effacements. L’effacement, écris-tu, est « ce qui passe » (mouvement comme disparition), « effacer, c’est l’écriture ». Ici s’énonce, il me semble, une poétique centrale de ton œuvre…
Écrire, c’est effacer, écrire ne consiste pas à tracer des mots, à bourrer une page avec des mots, à coller des mots les uns après les autres pour dire je ne sais quoi. Je crois qu’on se trompe lorsque l’on considère qu’écrire, c’est écrire des mots, écrire quelque chose. Évidemment, il n’y a pas d’écriture sans langage, sans langue. Mais s’il s’agit uniquement d’utiliser la langue, je vois mal ce qu’est le propre de l’écriture. Celle-ci, à mon sens, consisterait moins à poser des mots sur une page qu’à faire apparaître ce qui existe entre les mots, ce blanc qui habituellement n’est pas perçu. L’important, c’est la page blanche, pas le langage. L’important, c’est ce qui par le langage apparaît du blanc de la page et qui est le blanc du monde, la blancheur non écrite du monde. Les mots et leurs rapports habituels construisent un monde qui est mort, d’où les possibles non humains sont exclus, d’où d’autres vies que les nôtres sont exclues. Je crois que casser les mots, casser les liens ordinaires de la langue est une condition pour rendre le monde vivant. En ce sens, effacer le langage, y faire proliférer le désert est une condition de la vie du monde. Beckett a dit quelque chose comme ça : écrire, c’est perforer le langage, le creuser de trous par lesquels ce qui n’est pas perçu du monde devient perceptible.
Effacer, dans ce que je dis, ne signifierait pas supprimer le langage mais en ôter ce qui l’encombre, le travailler pour qu’il se confonde avec le blanc de la page, ôter de la page tout ce qui l’envahit spontanément comme clichés, énoncés déjà dits mille fois, syntaxe pauvre, images d’une platitude totale. Effacer les mots, les phrases, c’est leur rendre leur vie, comme effacer le monde, le vider, c’est lui rendre sa vie, son étrangeté que l’on ne peut qu’admirer. Évidemment, je ne veux pas dire qu’il faut nécessairement valoriser les livres dans lesquels on ne trouve que trois mots par page. Proust ou Virginia Woolf, c’est rempli de mots, pourtant c’est écrit de bout en bout. Mais effectivement, j’ai le sentiment qu’il y a, dans les livres que je lis, souvent trop de mots, trop de phrases, que beaucoup de livres ne sont faits que de ce trop, de cet excès dégoutant, cet excès du dire. La France vient d’offrir à d’Ormesson des funérailles quasi nationales en tant qu’écrivain, alors qu’il est l’anti-écrivain par définition, pur verbiage et dégoulinage de mots. Kafka est écrivain, pas d’Ormesson qui ne faisait que parler, qui confondait parler et écrire. Si je devais faire des ateliers d’écriture, je crois que la première chose que je dirais, et peut-être la seule, ce serait : faites silence, effacez, enlevez, dégraissez et commencez à écrire avec ce qui reste, qui peut n’être qu’un mot, une phrase, une page blanche. Il s’agit d’arriver à une tension du langage, pas à un discours…
Et pour finir une question sur cette phrase qui est comme un monostiche : « je ne suis pas un homme mais un idiome fantomal ». Cela pourrait dire ta position d’auteur, dans la labilité de cette définition, le refus d’une identité fixe ?
Ce serait la position idéale, la limite vers laquelle tendre en tant qu’écrivain, celle qui doit envahir le texte et le fait d’écrire pour qu’il y ait écriture. Écrire « je ne suis pas un homme » est un énoncé qui découle de Lovecraft qui a des formules similaires : « je suis étranger », « je ne suis pas humain », etc. C’est une proposition qui pourrait venir de Kafka aussi bien. Cette formulation est intéressante et problématique parce qu’elle est écrite, énoncée. Donc se pose la question : comment ce qui n’est pas humain peut-il écrire, parler un langage humain ? C’est une formulation qui introduit un trouble dans l’énonciation, qui fait surgir dans le monde humain un non humain qui n’est pas explicité mais existe par son énoncé paradoxal et inquiétant, ce qui est certainement le centre de la poétique de Lovecraft et un point où quelque chose comme le multivers qui existe dans le livre peut être senti. La phrase que tu cites est d’autant plus bizarre que dans le texte elle est donnée sans contexte, non à l’intérieur d’un paragraphe mais seule sur une page par ailleurs entièrement blanche.
En un sens, cette phrase résume le livre, elle en contracte plusieurs dimensions : la sortie hors des identités et genres, le refus de s’y soumettre, le rabattement de l’être sur un type de langage qui en permet la dispersion, la disparition, l’existence selon un mode plus vivant, même si cela est paradoxal puisque ce langage est « fantomal ». C’est peut-être, effectivement, une phrase qui pourrait résumer l’idée que je me fais de l’écrivain qui ne serait plus qu’écriture, une écriture par laquelle se lèvent des fantômes, écrite par d’autres qui sont des fantômes, écrite par une écriture qui est elle-même un spectre.
Cette phrase correspond au type de phrases que j’ai essayé de produire dans ce livre, dans les précédents également mais particulièrement dans celui-ci : des phrases justement fantomatiques et étranges, qui existent en tant que réalité langagière sans support rationnel, logique, sans référent matériel extérieur – une phrase qui flotte seule, comme un fantôme. Je ne sais plus si c’est le cas pour celle-ci mais certaines phrases du livre ont été simplement rêvées : ce sont des phrases venues en rêve, que j’ai notées au réveil ou juste avant de me rendormir. Il y a une phrase dans le livre qui me plaît particulièrement, qui m’est venue en rêve, je n’ai fait que la transcrire : « je suis mort d’une certaine bouche mais d’une certaine bouche encore ». Je ne sais pas ce que ça dit, mais je la trouve très belle. Il est évident que lorsque je rêve cette phrase, je ne suis pas un homme mais un idiome fantomal, et peut-être que je suis au plus près de l’écriture, donc que je n’ai plus d’identité puisque ce à quoi se résume ce que je suis dans ce cas est cette phrase qui advient à ma pensée la plus nocturne.
Il m’a semblé nécessaire d’introduire dans le livre ce rapport entre langage et rêve, non pas simplement comme un thème mais comme un procédé ou un processus de génération du texte. Puisque la référence au rêve était apparue avec celle à Lovecraft, j’ai pensé qu’il fallait non pas me contenter de parler du rêve, d’en faire un thème, mais de l’introduire dans la création du texte, qu’au moins des parties de celui-ci devait venir du rêve. Ce qui était également un moyen de créer un multivers littéraire, un univers fait de mondes entre lesquels le texte circule et qu’il rassemble : par exemple, le monde du langage et celui du rêve, le monde de la pensée diurne, vigile, et celui de la pensée nocturne, inconsciente – un inconscient non freudien, plus obscur que l’image rationnelle que Freud a en partie produite. Peut-être que cette idée, et je le réalise maintenant avec ta question, était aussi un moyen pour moi de m’enfoncer davantage dans l’écriture, dans l’expérience de soi et du monde qu’elle requiert, une expérience où toute identité tend à disparaître, où n’existe plus que cet idiome fantomal, une langue qui est d’abord un désert. C’est peut-être ce que Lovecraft met en scène à travers ses personnages d’explorateurs, ses personnages dont un des moyens d’exploration est le rêve, qui par lui traversent des mondes inconnus, des univers inintelligibles, hantés par des visions qui échappent à l’esprit humain, habités parfois de chants ou de langages incompréhensibles, comme le John Carter de ce qui demeure mon livre préféré de Lovecraft, Démons et merveilles. Peut-être que tous ces personnages sont des écrivains, que John Carter, c’est l’écrivain, concentré lui aussi dans ce statut d’idiome fantomal. Je crois que c’est ce que j’ai mis en scène dans ce livre et ce que ce livre a requis de moi pour être écrit.
Jean-Philippe Cazier, Théorie des MultiRêves – Une enquête cosmo-onirique de H.P. Lovecraft, illustrations d’Andréas Marchal, éditions Dis Voir, 2017, 112 p., 25 €.
Le livre a paru simultanément dans une traduction anglaise (USA) de Jeffrey Zuckerman, éditions Dis Voir, 2017.