En écoutant Jean-Luc Godard

© Jean-Luc Godard, La Chinoise

Jean-Luc Godard dit qu’il ne veut rien expliquer. Je ne veux rien expliquer, non. Il dit qu’il ne sait pas grand-chose. Est-ce que l’on a le temps d’expliquer ce que l’on ne sait pas ? Expliquer à partir, avec ce que l’on ne sait pas ? Jean-Luc Godard dit que lorsque le cinéma est né il avait une fonction de fiction et une fonction de documentaire et que ces deux fonctions se sont très vite mélangées. Le cinéma est fait pour être un document. Le cinéma est fait pour penser. Peut-on penser sans documents ? Et sans documents qui soient des images.

Peut-on penser sans images qui ne sont pas du savoir mais du non savoir ? L’image montrerait ce que nous ne savons pas. Elle ne montrerait pas ce que nous savons mais ce que nous ne savons pas. L’image serait ce que nous ne savons pas. L’image existe-t-elle parce que nous ne savons pas ? L’image existe-t-elle pour perdre le savoir que nous possédons et  pour que nous ne sachions pas, que nous ne sachions plus rien? Le film serait la pensée, le document d’une pensée qui ne sait pas. Je ne suis que le serviteur de cette pensée, dit Jean-Luc Godard. A ce titre, je n’ai pas de nom particulier. A ce titre je suis un exilé et je suis fier d’être un exilé. Les trois quarts des gens que j’aime sont des exilés. Je pourrais aussi bien m’appeler Danièle Huillet et Jean-Marie Straub, dit Jean-Luc Godard.

Écrire est voir des phrases et des mots très loin, disait Virginia Woolf. Écrire est voir des phrases et des mots très loin et voir le gouffre qui existe entre eux et vous. Écrire, c’est traverser ce gouffre et faire traverser ce gouffre. Faire du cinéma, faire des images et des sons de cinéma, c’est aussi cela.

J’aime la marge, dit Jean-Luc Godard. J’aime les marges parce que dans les marges des cahiers on écrit des notes et écrire des notes, c’est écrire qu’on ne sait pas. Écrire ce qu’on ne sait pas et écrire pour ne pas savoir. Être dans la marge, c’est ne pas savoir, être sans pouvoir. Quand j’écoute de la musique, j’ai envie de voir des choses mais je ne sais pas quoi. Dans ce cas-là, je fais un film non pour voir ce que j’aimerais voir mais pour filmer que je ne vois pas. Je voudrais qu’il n’y ait que le film, plus aucun nom mais le film. L’absence de noms, de savoir, serait le film.

Je respire des fleurs, je prends la pluie – et tout ça est dans mes films. Au cinéma, le monde vous est donné, inconnu. Le cinéma vient vers vous et le monde vient à travers lui. On ne sait pas pourquoi. Dans le cinéma, aujourd’hui, il n’y a pas de cinéma. Il y a des îlots de cinéma, des îlots de non savoir mais dans tout le reste il y a trop de noms, de mots. Trop de phrases qui ne sont pas des phrases et l’absence de ces phrases. Trop de savoir. C’est notre époque. Et une telle injustice. Sarajevo.

© Jean-Luc Godard, La Chinoise