L’artiste et la société, par Kathy Acker

Kathy Acker

« Pour commencer, je voudrais parler de ce qui m’est arrivé récemment.

Plantons le décor. Le 2 novembre de cette année (1994), en Idaho, pourrait être votée la « Proposition 1 ». Si elle était effectivement votée, cette proposition mettrait en place les politiques suivantes : aucune institution publique, aucun département ou subdivision politique n’accordera le statut relatif aux minorités aux personnes homosexuelles ; les mariages ou concubinages entre personnes de même sexe ne seront pas légalement reconnus ; les enseignants des écoles ne devront pas parler de l’homosexualité comme d’un comportement acceptable ; en aucun cas de l’argent public ne sera donné aux actions promouvant l’acceptation de l’homosexualité ; dans les bibliothèques, seuls les adultes pourront accéder aux matériaux relatifs à l’homosexualité ; certaines pratiques sexuelles privées pourront motiver un refus d’embauche dans le secteur public, etc.

La guerre et la fureur qui se sont déchaînées autour de cette « Proposition 1 » ont évolué vers quelque chose de plus important et de plus profond : l’antagonisme ouvert entre la droite religieuse et ceux qui ne sont pas ou ne sont plus fondamentalistes. Il n’est pas impossible que le combat engagé autour de cette proposition (et autour d’autres lois du même genre) retrouve le chemin des guerres de religion.

C’est dans cette ambiance que je me suis trouvée prise, il y a trois semaines, et n’étant au courant de rien, en toute inconscience. Le département d’anglais de l’Université d’Idaho m’avait contactée pour assurer un cours intensif de deux semaines et pour faire une lecture de mes fictions. Cette lecture a eu lieu trois jours après le début de mon cours. Sans que j’en sois informée, le « drame » avait commencé avant ma lecture. Certains des professeurs de littérature avaient discuté avec le doyen pour savoir si des agents de sécurité devaient être présents durant ma performance. Cependant, lorsque j’ai demandé au professeur qui s’occupait de moi s’il voyait un problème quelconque à ce que je lise en public des textes au contenu explicitement sexuel, il me répondit : « Bien sûr que non. Plus il y en a, mieux c’est ! ».

Je vous lis un extrait du compte-rendu de ma performance rédigé par un des membres du journal de la fac : « Il faudrait interdire les livres de cet auteur et, encore mieux, l’auteur elle-même. Je n’avais pas été prévenu que cette lecture serait violemment offensante, remplie de références à l’acte sexuel lesbien (dont je ne sais rien et aurais préféré continuer à ne rien savoir) ». Selon cette revue, mes principaux péchés furent d’employer les mots « c… » et « f… » (c’est ainsi qu’ils furent retranscrits dans tous les journaux), de décrire un amour lesbien, et de lire un récit difficile à suivre. J’emploie le mot « péché » avec précaution : après ma lecture, un étudiant m’accusa d’être possédée par le démon. Deux jours plus tard, le rédacteur en chef du même journal universitaire m’interviewa et il y eut un déluge de lettres de protestation. Des lettres protestant contre les lettres de protestation furent aussi envoyées. Un des résultats de cette histoire fut que le principal journal de cette partie du monde, le « Lewiston Tribune », s’empara de l’affaire. Ils ont passé la semaine à m’interviewer. Le jour même où, heureusement, j’ai quitté la ville, des photos de moi en grand format et en couleur accompagnaient un entretien tout aussi coloré, un « entretien avec un pornographe » (c’est-à-dire moi) qui prenait toute la première page de la section « loisirs ». Dolly Parton occupait la page suivante…

Je reviendrai, non sur l’histoire dont je viens de parler rapidement, mais sur sa matière, la matière de cette histoire, en faisant un léger détour. Je veux parler ici du rapport du poète à sa société. Je parlerai d’un type de rapport existant entre le poète ou l’écrivain de fiction et la société, c’est-à-dire, précisément, de la marginalisation. Je parlerai de la façon dont cette marginalisation a commencé. Après cela, je reviendrai au présent, à notre présent. J’examinerai le poète ou l’écrivain de fiction aujourd’hui, sa relation avec la société, en considérant cette marginalisation aujourd’hui. Je parlerai de cette marginalisation de la littérature aujourd’hui, par exemple dans le contexte de la « Proposition1 ».

Je commencerai par la lignée littéraire dont mon écriture est la plus proche et ici apparaissent, précisément, les débuts de ce mouvement de marginalisation. Né en 1821, Charles Baudelaire, effrayé par la puissance économique et sociale de la classe bourgeoise naissante, a directement et indirectement posé que, par principe, le poète est celui (en ce temps-là on n’aurait pas dit « celle ») qui ne peut absolument pas et ne doit pas soutenir cette société – celui qui ne cherche pas à plaire ou à divertir un riche patron mais qui, au contraire, choisit, par sa vie et son écriture, de toutes les manières possibles, d’être différent, de défier. Dans son poème en prose « N’importe où hors du monde », Baudelaire dialogue avec sa propre âme. Baudelaire parle, il juge que « cette vie est un hôpital ». Mais, en même temps, il veut satisfaire le désir de son âme, et recherche pour cela des endroits calmes, des géographies dans lesquelles celle-ci aimerait séjourner. Après tout, il doit bien y avoir quelque chose, quelque part, dans ce monde, qui pourrait donner à son âme un plaisir ! L’âme n’est pas intéressée, elle ne veut rien de tout cela. J’irai n’importe où, répond l’âme, n’importe où « pourvu que ce soit hors de ce monde ! ». Dans sa poésie, Baudelaire vise une société éprise d’art et pour laquelle la littérature devait être écrite en usant d’ironie, avec élégance, en vue du plaisir, ou pour édifier, et s’adressant à ceux qui possédaient un goût irréprochable : les classes moyennes supérieures. Baudelaire : « J’ai contemplé la ville depuis le sommet d’une tour : hôpital, bordel, prison, et des enfers incroyables… ». Ceci est la ville qu’il désire – ce n’est pas ici que séjourne confortablement le riche, l’instruit, le parnassien, le fin lettré. Et il poursuit : « Oui, j’aime d’amour cette ville infâme, c’est ici que les marginaux ont leurs propres plaisirs, que le troupeau vulgaire ne pourra jamais comprendre ».

Né en 1854, Arthur Rimbaud a approfondi et généralisé le dégoût de la société déjà exprimé par Baudelaire. Rejeté y compris par les poètes rebelles, cet enfant agresse directement toute position sociale et politique, aussi bien les libéraux de son temps que les tyrans, aussi bien et sans distinction les maîtres et les travailleurs : « J’ai horreur de tous les commerces, maîtres et travailleurs, lourds paysans ». Rimbaud attaque non seulement les distinctions de classes mais aussi la littérature : « La main qui conduit le stylo vaut la main qui conduit la charrue et dans cette époque je n’aurai jamais ma propre main ». Ceci est une description de la pratique littéraire, de la structure même de la littérature – je n’aurai jamais de main ! L’enfant continue : « Qui m’a donné une langue aussi perfide ? Une langue qui jusqu’à présent a su guider et garder ma profonde indolence ? Sans jamais me servir de mon corps, plus paresseux que le crapaud, j’ai vécu partout. Je connais chaque famille d’Europe, chaque famille comme ma propre famille, chacune devant tout à la Déclaration des Droits de l’Homme. J’ai connu chaque fils de famille ». Souvenez-vous que la mère de Rimbaud était fanatiquement religieuse.

Baudelaire et Rimbaud se sont eux-mêmes reconnus comme écrivains contre une société du pouvoir. Ils se sont vus eux-mêmes, en tant qu’écrivains, comme des dandies, des amis des putes, des lâches, ils se sont perçus eux-mêmes comme tout ce que l’on voudra mais surtout sans pouvoir.

Artaud, notre crapaud. Le plus aliéné de tous les poètes occidentaux. Artaud rime avec Rimbaud. Artaud nous a prouvé que pour être poète il faut être davantage que marginal. Il faut être rendu malade par notre société, jusqu’à la folie. Artaud nous a montré que la structure politique de cette société est inextricablement liée à ce qui produit les premières relations sociales : la structure familiale. « Cet enfant, cet enfant, écrit Artaud, n’est pas ici, il est seulement un angle » – souvenons-nous du triangle œdipien ou de la Sainte Trinité – « il est uniquement un angle ». Écoutez la folie d’Artaud, la façon selon laquelle, ici, il relie sa propre douleur au monde politique : « Ce monde de papa-maman doit disparaître, car il est le monde où l’on se divise en deux, dans un état permanent de désunion cherchant aussi, en même temps, en permanence, la réunion ». Ici, Artaud parle de la façon dont la structure politique construit et définit l’identité. « Cette structure politique, ce monde-papa-maman, conclut Artaud, façonne le monde dans son ensemble, méchamment soutenue par l’organisation la plus sombre ». A propos d’un artiste fou, Artaud écrit : « On peut parler de la bonne santé mentale de Van Gogh, qui durant sa vie n’a fait cuire qu’une de ses mains, et s’est seulement coupé l’oreille gauche, dans un monde où chaque jour nous mangeons du vagin bouilli en sauce verte ou du pénis de nouveau-né fouetté et battu jusqu’à liquéfaction ». Nous devons nous demander : quelle est cette santé que Van Gogh a su conserver ? Quelle est cette santé des artistes qui vivent dans la marge, dans les marges de la société, dans la distance qui existe entre la santé mentale et la folie ?

Gilles Deleuze et Félix Guattari, dans ce livre qui rompt avec tout, L’anti-Œdipe, convoquent les textes d’Antonin Artaud, et énoncent avec lui que la maladie ne doit pas être considérée uniquement comme un effondrement mais que la folie doit être aussi considérée comme une ligne de fuite. Comme Artaud, ils analysent la folie en élargissant son rapport au monde politique : « Ce qui est en jeu, ce n’est pas simplement l’art ou la littérature ». La machine artistique, la machine analytique et la machine révolutionnaire entrent dans des rapports les faisant fonctionner à l’intérieur du système de répression sociale et psychique, ou bien elles deviennent des parties, des rouages d’un autre système, dans le flux de la machine désirante…

Deleuze et Guattari parlent de la schizophrénie qui, par exemple, résulte de la séparation du corps artistique et du corps politique. La schizophrénie arrête le flux. Comment est-ce que cet arrêt malade, répressif parce que réprimé, pourrait-il être surmonté ? A propos de Van Gogh, Artaud demande : « Comment traverser ce mur ? ».

Baudelaire, Rimbaud, Artaud et d’autres encore, ont regardé leur écriture, chaque aspect, le contenu et la forme – parce que c’était leur vie réelle qui était en jeu, la vie qu’ils avaient décidée – comme ayant un sens politique. Où en sommes-nous aujourd’hui, nous qui sommes nés de ces poètes ?Actuellement, aux États-Unis, on trouve six grandes maisons d’édition, deux ou trois moyennes, et un grand nombre de petites structures éditoriales. Par le biais des chaînes de librairies qui leur appartiennent, les six maisons d’édition importantes dominent de plus en plus le marché en monopolisant la distribution. Mais elles n’exercent pas seulement un monopole sur la distribution. Ces éditeurs disposent d’énormes budgets publicitaires et monopolisent l’accès aux médias. Généralement, ces grosses boites, qui recherchent avant tout l’augmentation de leur chiffre d’affaire, éditent uniquement des textes de fiction ou de poésie écrits selon certaines règles, des règles qui concernent la structure du texte, le style et le traitement de la langue – des textes conçus pour le marché.

Une amie très proche, poétesse, m’a dit un jour que, lorsqu’elle avait commencé à écrire, elle avait refusé de penser son écriture selon les règles qui font d’un livre un produit, qu’elle avait voulu découvrir la façon dont elle voulait écrire. Elle désirait trouver ses propres structures, ses propres contenus. Elle a choisi, et il lui semble en fait qu’elle n’avait pas d’autre choix, de travailler et de vivre en dehors du système littéraire mercantile, c’est-à-dire d’être un écrivain expérimental. C’est le seul moyen pour moi, dit Carla, de travailler comme j’en ai envie, comme je dois. Carla a compris, et c’est pour elle toujours le cas, que dans ce pays « expérimental » implique « marginal ». Elle a compris que personne, personne parmi les gens des grosses boîtes d’édition ou des chaînes de librairies, ne veut de ce travail « expérimental ».

Même en en menant cette politique qui est la leur, ces groupes éditoriaux ont connu récemment des problèmes financiers. Je n’essaie pas ici d’analyser le capitalisme littéraire, je voudrais simplement mettre en avant les points qui suivent.

Premièrement, l’équation «écriture expérimentale» égale «écriture marginale» n’est pas nécessairement vraie. Howl, d’Allen Ginsberg, en tant que texte expérimental, n’a certainement pas été perçu par certains groupes sociaux, au moment de sa parution, comme un texte marginal. Ce sont les grosses structures éditoriales, les chaînes de libraires et les médias qui leur sont liés – tous à la recherche du maximum de profit – qui maintiennent et élargissent l’écart entre littérature commerciale et littérature non commerciale ou expérimentale. Ils nous ordonnent de lire et ne nous apprennent à lire que des fictions et de la poésie dont les structures – les structures pensées en fonction du marché – soutiennent un certain statu quo. Pourtant, malgré cela, les jeunes, mes étudiants, quand ils lisent ce qu’ils ont envie de lire, vont chercher les livres de William Burroughs, ceux de théoriciens comme Michel Foucault ou Teresa di Laurentis. Mes jeunes étudiants veulent lire des textes qui sont jugés difficiles, des textes de rupture, et non des textes bien-pensants.

Deuxièmement, mon amie Carla explique qu’elle préfère demeurer dans le monde non commercial (ce monde bohème, expérimental) parce qu’elle y est en sécurité. Elle peut écrire comme elle l’entend. Son audience, même minime, soutient véritablement son travail. Elle n’a pas à faire à la droite intégriste de l’état d’Idaho. Autrement dit, ce ne sont pas seulement les grosses boîtes qui soutiennent l’équation entre « marginal » et « expérimental ». Ce sont aussi les auteurs expérimentaux parce qu’ils ont intériorisé les conventions et restrictions littéraires qui soutiennent le statu quo. En intériorisant ces définitions et ces exigences, en acceptant la marginalisation littéraire et personnelle, l’auteur non commercial nie les réalités politiques qui entourent et fondent ses propres choix littéraires.

Revenons à l’Idaho, « My Own Private Idaho ». Être marginal, c’est être dans la marge. Heureusement ou malheureusement, la droite religieuse pousse la marge – cette situation d’équilibre désespéré – hors du business. Désormais, dans notre monde, il n’y a plus de lieu où nous serions en sécurité. Bientôt, l’innocence sera tout à fait morte. L’auteur qui choisit d’écrire une littérature qui ne soutient pas le consensus ne peut plus s’enfermer dans une forme d’élitisme mais, comme cela était le cas pour Baudelaire, Rimbaud et Artaud, il doit clarifier les raisons pour lesquelles il écrit selon un certain style, il doit rendre actuels ses choix qui sont aussi et toujours des choix politiques.

Pour finir, encore et toujours Artaud. Artaud parlant d’un autre écrivain fou, le Comte de Lautréamont : « Les gens ont peur que la poésie s’échappe des livres, ils ont peur que la poésie envahisse et renverse la réalité ».

Traduction Jean-Philippe Cazier

Ce texte d’une conférence de Kathy Acker a été publié en anglais dans la revue Fugue, n°10, 1994.