Ce serait si simple d’évaluer un film selon sa capacité ou son incapacité à appartenir pleinement d’un genre, ou parfois à en questionner les frontières. Ce serait d’autant plus simple que tout ce qui se fait d’intéressant par les temps qui courent, s’invente là, entre fiction et documentaire, entre essai et film d’artiste, entre deux. On se contente d’ailleurs le plus souvent d’entonner l’antienne auteuriste du franc-tireur, du cas à part, faute d’outils critiques réaffutés et d’une volonté affichée d’interroger notre système de valeur périmé, nos hiérarchies désuètes, et tout l’habitus critique obsolète qui chaque mercredi vers 14.00 entérine la circulation des fictions de flux, des rébellions d’auteurs en dérapage contrôlé comme des urgences documentaires réchauffées. Pourtant, les exceptions se multiplient, tant et si bien qu’il devient difficile de justifier de nos règles paresseuses pour les définir : les francs-tireurs se font légions, squattent les festivals, les prix, et les débats critiques, au risque parfois d’une pacification dangereuse (Attention ! une norme peut en cacher une autre !). Prenons donc les devants, ne parlons que des cas limites, de là où ça grippe, ça râpe, là où ça tire et où ça invente, encore : là où j’ai pu constater autrefois l’émergence d’un Tiers-Cinéma. C’est précisément là, loin des films-évènements autoproclamés, qu’évoluent les Frères, les Fratelli pasoliniens, les Brüder der Nacht de Patric Chiha.
Alors, documentaire de création ? Fiction du réel ? Nous parlerons du dernier film de Patric Chiha en lui laissant sa part d’ombre rétive à toute classification, son élan cabré de prototype. Vous échapperez ainsi à la décourageante litanie des pitchs réducteurs : « Brüder der Nacht, chronique documentaire (toute de justesse et de compassion) de la prostitution masculine rom en Autriche », ou bien « Frères de la Nuit, une réflexion austro-psy sur les identités gay et/ou immigrée post-chute-du-Mur (et ta sœur ?) ». Non, ou plutôt tout ça à la fois : disons une contre-fiction transgenre inaugurale, puisque c’est le privilège des prototypes que de piller toute plate-bande à portée de tondeuse queer. Patric Chiha, tiers-cinéaste absolument européen, le sait bien : s’il est une vérité documentaire dans le huis clos délocalisé de ses Brothers of the Night, ses Putains Guyotesques qui trainent au Rüdiger, elle ne scintillera jamais que derrière l’entrelacs de fictions, publicitaires, sociales, sexuelles, au cœur duquel ces jeunes hommes viennent, de nuit, cacher leur fragilité, leur rage, leur trésor.
Le geste le plus sûr pour capter ce scintillement était donc de leur confier les rênes de la fiction et d’annuler en cela tout contrat compassionnel, toute gestion de leur parole en mode victimaire. Avi Mograbi ou Rithy Panh avaient certes déjà caressé l’idée, mais Patric Chiha la pousse aux limites. Car, au bout du cabotinage star-académique des Brüder, au bout de leurs chorés gansta’ pailletées de boule-à-facettes, au-delà des impros you-fucked-my-wife et de leur empêchement hip-hop, Patric Chiha et la caméra sont là qui guettent la moindre faille et ne laissent rien passer que le tranchant tragique des corps désœuvrés, la « scandaleuse force révolutionnaire » de leur beauté en solde.
Il leur fallait bien une scène, une bulle, une boîte (de nuit, forcément de nuit, comme tout le film) : ce sera le Rüdiger, un bar, cocktail cosy de tous les lieux de rencontres, annexe feutrée des clubs Droit-du-plus-fort des 70’, backroom tout confort bricolée vite fait en studio Harcourt… kitch (?)… ringard (?)… douillet (?). Je ne trouve pas d’équivalent au délicieux mot allemand « gemütlich ». A ce décor, seul capable d’accueillir le défilé overdressed des Frères en tenue de travail trop Zara-H&M, Patric Chiha adjoint judicieusement quelques lieux affiliés : à cour, les piaules bordéliques louées à la journée, à jardin, de vagues magasins en travaux, déserts, et voilà délimité (Confessionnal compris) le petit monde parallèle des Brüder, un Loft de cinéma directement connectés à leur Bulgarie natale, ontologiquement coupés de la capitale ex-impériale qui les entoure. Comme une bluette d’Ernst Marischka, le film aurait pu s’ouvrir sur un ineffable « Quelque part en Europe Centrale… ».
Effectivement, de Vienne, tout comme nos tapins roms, nous ne verrons rien ou presque, même si l’on saisit vite que ça ne pourrait pas se passer ailleurs. Nouvelle entaille au contrat documentaire usuel, apparemment, que cette manière quasi-brutale de squeezer tout contexte mais (le film est un prototype, on vous l’a assez dit !) Vienne reste bel et bien le fond obscur sur lequel se dessineront la bulle Rüdiger et les figures-frères qui y gravitent. La ville affleurera d’ailleurs dès les premières images du film, à la manière d’une « découverte » dans un décor de théâtre : ponts nocturnes sur Beau Danube Noir, Berggasse déserte s’ouvrant au loin sur les ténèbres, toute une Vienne d’opérette dark infuse sous le film, à l’image comme au son, Patric Chiha allant jusqu’à couvrir par instants le flow ambient du Rüdiger d’amples accords venus d’une symphonie de Mahler. Comme des remords, ces vagues postromantiques reflueront doucement vers la rumeur sourde de Vienne sans avoir illustré quoi que ce soit (ouf !), mais non sans avoir informé, par nappes cuivrées, le drame autarcique du Rüdiger, des apprentis gigolos roms, des clients furtifs, et des récits hors-sol qui y prolifèrent.
Car le geste cinématographique de Patric Chiha, radicalement documentaire (même s’il a pu auparavant tourner deux fictions remarquables), s’affirme dès la première séquence : déjà un peu égarés par Mahler et par la théâtralité outrée des lumières colorées, nous voilà embarqués avec d’improbables Querelle de Vienne pour un règlement de comptes entre matelots, ivres de fictions, de colère adolescente, de bière et de serments informes. Où sommes-nous ? Keskispass ? Le cinéaste aurait-il fixé aux Frères un argument, une trame trop délire ? D’autres soirs, sont-ce eux qui proposèrent l’intrigue, enchâssant leurs préoccupations, voire leurs conflits internes, dans un récit ouvert ? Selon le mood du jour, le cinéaste se saisit en tout cas des moindres variations d’intensité dans l’impro, sature le cadre et les corps de clichés, de références en cascade : pompons innocents à la Genet, noirceur expressionniste d’un quai de studio, vide-grenier Pierre-et-Gilles d’accessoires décalés, souvent nimbés des brumes d’une machine à fumée disco.
Une fois le décor installé, selon les dispos des uns et des autres, les Brüder se lancent dans la mêlée, saturant à leur tour leurs numéros de fioritures caillera, de non-dits bouleversants, d’accès de haine surjoués comme de tendresse muselée, parfois même d’hyperféminité nerveuse (« trop mortelle ma ceinture qui clignote fluo ?! »). Les petits Frères roms ne sont pas acteurs, loin s’en faut, mais c’est justement en cela que le cinéaste, leur offrant un espace romanesque où se la jouer, nous en apprend long sur eux. Plus Warholien que Fassbinderien, à mon sens, Patric Chiha a su leur créer un podium-cinéma, une Factory viennoise version bar à tapins, où les frères, arrachés à leur routine faubourienne, sont invités à venir rejouer le quotidien du commerce des corps masculins, l’ennui alcoolisé de leur exil économique, sexuel, leur provisoire qui dure indéfiniment (le temps, en gros, d’une jeunesse qui fane). Sur la scène-Rüdiger, protégés du social (l’Autriche) comme de leur culture d’origine (la Bulgarie), les Brüder pourront se la péter grand-genre, en roue libre. Catharsis, mon beau souci !
Le film va ainsi enquiller les saynètes outrancières ou aphones, les morceaux de bravoure perso sans jointures visibles, fatalement déceptifs, déchirants donc, formant tour à tour des duos ambigus, des trios gueulards, des scènes de groupes avec figurants complices (Un client : « Moi aussi, à ton âge, j’ai fait la pute ! Qu’est-ce que tu crois ? »), et quelques solos au bord de l’aveu, d’une intensité émotionnelle étonnante. Et si la fiction ébauchée se défait, embarrassée dans les poncifs, les affabulations, les attitudes empruntées, les surenchères vantardes (et autres concours de bites du style : « Moi je lui ai fait cracher 1300 euros, à la vieille tarlouze ! »), c’est pour mieux révéler par ses manques, ses accrocs, le piège de cinéma où Patric Chiha nous a fait tomber (les tapins, eux, ne sont pas dupes et ont d’ailleurs tous touché un cachet). Car les Brothers, dans leur sabir rauque, coincé entre Bulgare, Allemand et Globish, en racontent bien plus qu’ils n’en disent, bien décidés à s’emparer du film pour faire le point. Derrière leurs rodomontades surlookées, leur assurance de comptoir, une fois le cliché épuisé, les paroles et les gestes glissent par lapsus vers la détresse la plus palpable, celle qu’au-delà de tout exotisme rom, de toute dénonciation social-gore, chacun d’entre nous peut ressentir, et partager. Au Rüdiger, une fois le silence demandé, on ne se touche pas, on se frappe, mais tout l’art de Patric Chiha est de savoir attendre avant de couper, que la claque tourne caresse, que l’insondable besoin de tendresse des Frères, leur soif de bonheur, de justice même, finissent par envahir le cadre qu’ils prétendaient maitriser.
Quand Warhol, en laissant placidement carte blanche aux superstars amphétaminées de Chelsea Girls, arrivait à épeler au plus près le désarroi d’une époque, d’une génération, le dispositif étouffant de Brüder der Nacht laisse au Rüdiger Boys le champ libre pour livrer, bien emballée dans leur show de surmâles TTBM, la précarité centrale de leur vie. Bien sûr, on rentrera vite en Bulgarie, pété de tunes et dans des caisses allemandes trop classes. Bien sûr, on n’est pas devenu pédé : la preuve c’est qu’on a skypé avec sa régulière (épousée au bled à 14 ans) pour fêter la Journée Mondiale de la Femme, ou bien qu’incessamment sous peu, on s’en achètera une, option virginité garantie (au moins elle, elle ne posera pas de questions – pas intérêt si elle veut grimper aux rideaux gratos). Bien sûr, on sera enfin riches, heureux, loin du mauvais rêve Rüdiger, sapé, épilé et fort d’une ribambelle de bébés Instagram. Bien sûr, ce n’est qu’une question de temps, de fric amassé, ponctionné aux michetons. Bien sûr, bien sûr. No souci. Oui mais… non. Le film est là pour nous le susurrer : « ça » ne va pas de « soi » (on est chez Freud après tout et à Vienne, pas de rêverie sans tziganes) et les frères le savent bien, se servant des images, des sons et des silences pour articuler leurs doutes, leur trouble (Si tu claques tout en dope ! pas de ticket de retour !). Ils ont beau dire, du fond de leur adolescence en stand-by, bien des choses les retiennent ici, au fond.
Le plan était clair, et les anciens l’affirment : la (sur) vie des Frères au Rüdiger est sensée être une parenthèse, un sas, une razzia hors de soi, du clan rom, en apnée au pays des riches et des folles tordues dont on rentre plein aux as, indemne et endurci. Mais Patric Chiha, en ouvrant dans cette parenthèse, (le CDD gay-friendly à rallonges, soudés au billard du Rudiger) une autre parenthèse (le temps du tournage, stage invention de soi devant la caméra), émet l’hypothèse folle d’une vérité documentaire captée en miroir, autrement plus criante et plus fine que toutes les dénonciations à témoignages réunies. Car le seul vrai sujet d’un film reste ses sujets, ceux qui le font, et non la question qu’on prétend y traiter, même en toute bonne foi téléramesque. Les vraies vérités, on le sait, demeurent feuilletées, tordues, et le documentariste doit apprendre à charmer le banal, à tordre à son tour son regard pour épeler la complexité du réel. Brüder der Nacht y parvient, par queerisation du dispositif documentaire, et ainsi touche par éclats sidérants le nerf de notre époque.
Exemples : un petit Frère de 17ans checkant sur son iPhone les pics de son fils, les contemple avec une curiosité dubitative, un étonnement apeuré. Deux qui jouent à s’étreindre pour de faux puis qui admettent, confortablement lovés dans la tiède double-vie du Rüdiger, qu’au pays tout le monde sait, que tous ici savent que là-bas tout le pays sait (mais bon, c’est palper et tout taire qui compte, non ?). Un autre, pris de bière et d’aveu, joue sotto voce celui qui reconnaît qu’il s’est fait baiser, plus d’une fois, que tous ont un beau jour été pénétrés, mais que ça doit rester entre la caméra et lui. Quelques frères se détachent un temps du Chœur, tendant vers le personnage : le délicieux Nicolay, plus dégourdi et décidé, qui déjà se maquille, porte fièrement minijupe et corset de cuir, celui que les autres moquent un peu mais admirent en secret, Nicolay qui n’en reviendra pas, lui, de sa parenthèse Rüdiger, car un jour son prince viendra et qu’il s’y est inventé une vie, celle d’une jolie folle pleine d’esprit et de sagesse à qui les Brüders se réfèrent pour tenter de comprendre ce qui leur arrive. En Bulgarie, on est homme ou femme, ici chez les Gadjos, la partition claire des genres, la paisible et ancestrale gestion du désir, tout s’est comme délité en une bizarrerie inquiétante de prime abord, mais vite adoptée dans l’urgence du business. Et ce que nous confie la machine contre-fictionnelle de Patric Chiha, c’est que, retour ou pas, rien pour les Brüders ne rentrera dans l’ordre, et que c’est peut-être tant mieux. Que CE monde court à sa perte, c’est la seule politique !
Et oui, à Vienne, des milliers de possibles se sont ouverts, ont affecté la vie toute tracée des Brüders. Les boucliers se fissurent, et les Frères, protégés par la fiction (on fait comme si que), font au passage, très lucidement, le bilan. Aussi hachurée et fragmentaire qu’elle soit, par la grâce d’un montage délicat, la fiction trouée du film finit donc par construire des caractères hybrides, âprement négociés entre les sujets documentaires et leurs personnages pour de faux. Mais ce qui dérange et bouleverse à mesure que s’égrène le chapelet de happening des Brüder der Nacht, c’est qu’en fin de compte, l’enjeu documentaire finit par l’emporter, et par transcender l’apparat Kenneth Anger et sa scénarisation home-made. Non seulement nous aurons partagé la condition aussi tragique que banale de jeunes prostitués roms dans la Vienne hypermoderne, mais nous aurons aussi participé avec eux d’une œuvre d’art, d’une production de beauté nouvelle. Une beauté que le bon droit documentaire leur refuse le plus souvent, que les fictions plaintives pavent immanquablement de bonnes intentions contrites. Dans l’entre-deux contre-fictionnel du film de Patric Chiha (austro-libanais, ça ne s’invente pas !), elle éclate de partout, la beauté cachée des Brüders et de leur nuit Mittle-Europa.

C’est sans doute cela qui indigne tant les tenants du documentaire orthodoxe, bloqués aux temps révolus du réalisateur aussi lucide qu’impartial, enregistrant en mode « fly on the wall » le réel tel qu’il est et qu’on nous cache. On les comprend, mais il serait temps de réaliser que les « vrais gens », ces sujets dociles, s’offrant gratos au regard empathique et discret des caméras humanistes, se sont évaporés avec l’Histoire et les certitudes du projet moderne. Le vrai gens d’aujourd’hui bouge, rame, s’invente, se filme au portable, documente le monde à longueur de selfies. La misère collective y perd de son précieux pittoresque pour s’anéantir dans des modèles sans cesse renouvelés, toujours plus prégnants et volatiles. Bref, le cinéma devra faire avec : la réalité n’est plus ce qu’elle était et force nous est d’ouvrir d’autres voies, esthétiques et éthiques pour la dé-peindre. Ainsi, dans le beau film de Patric Chiha, affilé comme un rasoir, personne n’aura exploité personne. Dans leur écrin Sissi-Derrick chatoyant, ni les Frères ni l’équipe n’auront été dupes de rien et se seront entre-vampirisés à plaisir, viennoiseries offertes.
La seule loi fiable était de les aimer assez pour que leur beauté (Ta Beauté, ta Pauvreté, chantait Neruda) conteste la position éthique du film, assez pour que toute ironie, tout surplomb culturel, volent en éclats. C’est la scène finale qui fera imploser nos derniers espoirs d’édification documentaire ou nos craintes de postscriptum grinçant à la Ulrich Seidl. Ce soir, en boîte, le champ s’élargit. Patric Chiha et les Brüders donnent un bal, une gifle ultime à leur statut de victimes, un bouquet final tout queer pleine peau : la musique martèle un temps lourd, sous exta. La boule-à-facettes diffracte ses pierres précieuses sur le gel fixant des coiffures, sur les corps mutiques, luisants, offerts. Les nouvelles stars de Patric Chiha entrent dans la danse entre déhanchements électros et transe tzigane. Nicolay-impératrice donne le la. Les t-shirts moulants, les jeans D&G s’entrouvrent, les faux D-Squared, trempés, tombent, les fesses se devinent, les dos cambrés se cherchent, cherchent la lumière des torses, copines trans et clients opinent, terrassés de désir, l’astre en toc incendie la boîte, étoile l’écran. Le masculin et le féminin s’imbriquent dans d’inextricables figures trans, tendues comme des arcs insouciants. La chasse est ouverte, le film se referme, nous laissant abasourdis. Les Brüder der Nacht se lâchent, se toisent, nous toisent du haut de leur jeunesse, de leur évidente joie d’être au monde, fusse de ce monde instable où norme et profit les avaient confinés jusque-là.
Lire ici l’entretien de Joffrey Speno avec Patric Chiha
Sur l’idée de contre-fiction, cf. Yves Citton, « Contre-fictions en médiocratie », Revue Critique de Fixxion Française Contemporaine, n° 6, 2013 ; « Documenter les contrefictions », Multitudes n° 61, 2015.
Brothers of the night. Film de Patric Chiha. Durée 88 mn. Sortie en France : 8 février 2017. Directeur de la photographie : Klemens Hufnagl. Ingénieur du son : Atanas Tcholakov. Montage : Patric Chiha. Mixage : Alexander Koller. Production : WILDart Film. Coproduction : ORF. Produit par : Ebba Sinzinger, Vincent Lucassen
Sauf mention contraire toutes les photographies illustrant cet article sont extraites de Brothers of the night de Patric Chiha