Gary Shteyngart est né en 1972. Et le quatrième livre qu’il publie, à 42 ans, n’est pas un roman mais prend, déjà, la forme des mémoires dont le titre pourrait être celui de l’un de ses précédents livres, Traité de savoir vivre à l’usage des jeunes russes, Absurdistan ou Super triste histoire d’amour. Mémoires d’un bon à rien est le récit d’une vie particulière comme d’une œuvre, un nouveau départ.
Mémoires d’un bon à rien est d’abord une autobiographie, la recherche du temps perdu d’un Marcel Proust russe, né à Leningrad en 1972, fils de « juifs soviétiques » qui deviendront « des immigrés de pays communistes » lorsqu’ils décident de quitter la Russie pour New York. On est en 1979. Comme Marcel Proust, l’enfant est fragile et asthmatique, comme son aîné, il fera de la fiction sa troisième patrie, la seule peut-être.
— Mais qu’est-ce que c’est que ce métier, écrivain ? m’a demandé ma mère. C’est ça que tu veux être ?
— Oui, c’est ça.
L’écriture, qui a ses langue, espace et sa temporalité propres, tient du réel comme de l’uchronie ou de l’utopie. Souvent chez Shteyngart, elle sera aux confins de la science-fiction — jamais pleinement dans un territoire balisé, cependant —, parce que son histoire, intime comme littéraire, est dans un ailleurs dont il maîtrise les frontières (« j’adore les cartes »).

Mémoires d’un bon à rien est le roman de ce « ça », devenir écrivain quand sa propre histoire — et celle de ses parents et aïeux — épouse celle du XXè siècle, ses épouvantes, ses cartes redessinées, l’espoir à construire ailleurs, toujours ailleurs, quand « on passe à l’ennemi ». C’est l’histoire d’un enfant écartelé entre trois langues, le russe de ses premières années, l’anglais à apprivoiser, l’hébreu, trois langues mais aussi trois alphabets… C’est l’histoire d’un décalage permanent, celui d’un pré-ado américain désormais qui a lu tout Tchekhov mais n’a pas la télé. Celle du fils d’un père capable de répondre à un professeur louant l’intelligence de son élève qui « lit Dostoïevski en version originale » : « pfff. Seulement Tchekhov ». Un « bon à rien », « une espèce de diapason des peurs, des déceptions et de l’aliénation de mes parents » qui, apprenant que leur fils compose ces Mémoires se demandent combien de temps il leur reste à vivre (avant la parution), lui interdisent de donner « les noms » des membres de leur famille et redoutent qu’il écrive « comme un Juif antisémite ». Publier ces Mémoires d’un bon à rien, c’est écrire malgré tout cela, parce que non, on n’est pas écrivain seulement parce qu’on hérite d’un tel bagage.
« 1979. Venir en Amérique après avoir passé son enfance en Union soviétique, c’est un peu comme tomber d’une falaise monochrome dans une piscine de pur Technicolor » : Mémoires d’un bon à rien est le récit d’un déracinement permanent : d’abord celui d’un enfant soviétique qui doit se faire à la culture américaine en pleines années Reagan, quand l’URSS est « l’Empire du mal » et ses habitants des rouges. Ce sont les années 80 et comme pour nombre d’ados de ces années de guerre froide, un présent à construire entre l’horreur de l’Holocauste et la peur permanente d’une guerre nucléaire imminente.
Si je ne m’appelle vraiment ni Gary ni Shteyngart, alors pourquoi diable est-ce que je me fais appeler Gary Shteyngart ? Chaque cellule de mon corps est-elle un mensonge historique ?
C’est aussi son ancienne patrie qui change de nom, l’URSS redevient Russie, Leningrad redevient Saint-Pétersbourg, c’est une double cartographie, géopolitique et intime, que parcourt ce livre. Quand, en 1999, l’écrivain retournera sur les lieux de son enfance, il espère se « laisser emporter par un torrent nabokovien de souvenirs » mais le pays d’Igor « n’existe plus », « chaque souvenir d’enfance » est « souillé par de nouvelles réalités ».

Mémoires d’un bon à rien tient des confessions comme de l’album intime, chaque chapitre s’ouvre sur une photographie qui est un punctum, au sens de Barthes, un détail qui oriente le regard et le magnétise mais aussi un instant immobilisé permettant d’interroger qui et ce qu’on était, à un moment saisi par l’image. Mensongère sans doute, partiale et partielle, occultant une vérité trouvée dans et par les mots. Mémoires d’un bon à rien tient de La Chambre claire comme du « qui suis-je ? » de Breton, dans toute l’ambiguïté de cette forme verbale conjuguée, suivre comme venir après mais aussi être (et comprendre).
Écrire ces Mémoires tenait donc de la nécessité intérieure comme de la survie. Les lecteurs des trois romans antérieurs de Gary Shteyngart comprendront combien ces textes étaient, déjà, d’une forme de confession oblique. D’autres ne connaissent cet écrivain américain que pour son humour ravageur, proche du stand up, en témoigne le trailer de Little Failure (titre original de ces Mémoires), avec James Franco en mari de l’écrivain et Jonathan Franzen en psychanalyste à l’ouest :
Ceux-là, qui prendront conscience de la rage et la mélancolie à la source de ces rires, rencontreront enfin Gary Shteyngart, un écrivain qui, par ce livre, apprivoise son nom et lui donne ses lettres de noblesse, sans renier Igor Shteyngart, et écrit ce magistral Mémoires d’un bon à rien « pour prouver en partie que le passé n’est pas l’avenir, que je me suffis à moi-même ». Ce bon à rien est, sans conteste, l’un des grands écrivains contemporains.
Gary Shteyngart, Mémoires d’un bon à rien (Little Failure), traduit de l’américain par Stéphane Roques, éd. de l’Olivier, 2015, 398 p., 23 € 50 (16 € 99 en version numérique) — Lire un extrait
Tous les livres de Gary Shteyngart sont traduits aux éditions de l’Olivier, les trois précédents disponibles en poche chez Points.