« Il y a des moments dans la vie où la question de savoir si on peut penser autrement qu’on ne pense et percevoir autrement qu’on ne voit est indispensable pour continuer à regarder ou à réfléchir (…). Mais qu’est-ce donc que la philosophie aujourd’hui – je veux dire l’activité philosophique – si elle n’est pas le travail critique de la pensée sur elle-même ? Et si elle ne consiste pas, au lieu de légitimer ce qu’on sait déjà, à entreprendre de savoir comment et jusqu’où il serait possible de penser autrement ? » (L’Usage des plaisirs, Gallimard, 1984, p.15-16). Si ce que l’on appelle philosophie peut, de fait, se réduire à la reproduction et légitimation de ce qui est déjà pensé, de ce qui est jugé vrai dans l’ordre constitué du savoir – et du pouvoir –, Foucault l’entend dans un sens radicalement distinct lorsqu’il rapporte la pensée, et la pensée philosophique, à la possibilité de penser et percevoir autrement : philosopher aurait un sens et une valeur par une tension vers un inconnu, une différence à laquelle la pensée philosophique est par là ouverte.
« Penser autrement » signifie que l’autrement ne serait pas réduit par la pensée au déjà pensé, au déjà connu, mais que la pensée ne penserait autrement qu’en devenant autre, différente d’elle-même – un « elle-même », un « propre », dès lors relatifs, provisoires, sans signification absolue. L’idée que l’on pourrait penser autrement met en cause l’identité de la pensée, la pérennité de ses contenus, de ses buts et objets. Elle inclut une différentiation et une créativité de la pensée. « La » pensée n’existe pas : existent des façons variables, plurielles, de créer de la pensée, y compris en ce qui regarde la philosophie. S’efface la représentation d’une pensée identique à elle-même, d’une unité de la pensée à travers ses avatars historiques et culturels, au profit d’une histoire créatrice, productrice de différences. La pensée existe en différant d’elle-même : « comment se fait-il que la pensée (…) ne cesse, ici et là, de commencer toujours à nouveau ? » (Les Mots et les Choses, Gallimard, 1966, p.64) – ce qu’il faudrait entendre littéralement : l’histoire de la pensée ne saurait se réduire à une suite de variations à partir d’une origine qui, à travers celles-ci, demeurerait identique à elle-même. Au contraire, la pensée ne cesse de varier, sans transcendance par-delà les différences historiques de « la pensée ». Penser est une histoire.
Foucault souligne qu’il ne fait pas une « histoire de l’esprit » mais une « histoire du discours », et qu’il ne s’agit pas de référer ce qu’il appelle le discours « à la pensée, à l’esprit ou au sujet qui ont pu lui donner naissance ». Il n’est pas question de rapporter ce qui est pensé à la forme d’un sujet souverain mais de constater qu’à tel moment ce qui est pensé se transforme, que de la pensée apparaît, distincte de ce qui était pensé, et de s’en étonner. Foucault insiste sur l’idée que ce qu’il appelle « discours » et son rapport avec la pensée ne peuvent être rabattus sur la forme d’un sujet originaire. Le discours marque qu’à un certain moment « on » pense de telle façon, qu’« il y a » de la pensée, et c’est ce « il y a » qu’une archéologie de la pensée a pour tâche de circonscrire. La pensée ne renvoie pas à une origine subjective anhistorique, mais à de la pensée sans sujet, anonyme, historiquement localisée. Ce qui est pensé est un effet, le sujet pensant étant un effet, non une cause ou une origine. L’archéologue désubjective la pensée, en constate l’effectivité sous la forme d’un « on », un « il y a » dont il s’agit de rendre compte. C’est l’examen et la détermination de cette pensée qui nécessitent ce que Foucault nomme « discours », et c’est en ce sens que l’histoire du discours est une archéologie de la pensée.
L’archéologie implique que la pensée n’a pas d’identité. A travers l’histoire, on ne pense pas de manière identique, la façon dont on pense à telle ou telle époque se rattache à un mode de pensée singulier qui s’accompagne d’idées et objets également singuliers. La sexualité, la prison comme punition juste, l’Homme, sont des idées et objets existant en rapport avec une forme de pensée historiquement circonscrite. La pensée n’est pas une faculté orientée vers le vrai, rencontrant ses objets, les éclairant de sa lumière naturelle : elle est un ensemble de modes relatifs, variables, liés de manière immanente à des objets et idées, tout aussi relatifs et variables, temporels. Derrière le processus historique différentiant et créateur – autant que destructeur –, il n’y a rien qui serait « la » pensée. En tant qu’elle est une histoire, « la » pensée est un archipel de modes ou formes historiques, variables, relatifs, précaires, différents. « L’archéologie de la pensée » introduit donc le temps dans la pensée et met au jour des changements, des résorptions, des nouveautés : une histoire des discontinuités et seuils qui constituent l’espace nomade de la pensée.
A la Renaissance, penser c’est interpréter et correspond à la forme d’une herméneutique selon une logique de la similitude. A l’âge classique, penser n’est plus interpréter mais, selon une logique de la représentation, penser est distribuer « en un espace permanent les identités et les différences non quantitatives qui séparaient et unissaient les choses : c’était cet ordre qui régnait souverainement » (Les Mots et les Choses, p.230). A partir du XIXe siècle, « l’Histoire est (…) devenue l’incontournable de notre pensée ». Penser n’est pas toujours la même chose. La question que pose Foucault – comment et jusqu’où penser autrement ? – interroge la possibilité d’agir sur les conditions de la pensée et de produire d’autres modes de pensée. Il ne s’agit pas seulement de constater des métamorphoses de la pensée : il s’agit de réfléchir à la possibilité de les produire, de repérer les possibilités actuelles de failles et de les suivre, de les élargir pour s’y engouffrer. Si penser a été interpréter ou distribuer, qu’est-ce que penser pour nous maintenant et qu’est-ce que penser pourrait être d’autre ? Le problème de Foucault porte sur la possibilité que la pensée soit autre et ne vise pas immédiatement – ou pas exclusivement – le contenu et les objets, mais le « penser », la possibilité que ce « penser » soit différent. La question est de savoir jusqu’où et comment penser autrement concerne la possibilité de produire une différence dans l’acte même de penser, différence qui ne sera pas sans effets sur ce que nous pensons, sur les objets de notre pensée, et donc sur nos vies et nos modes de vie. Ainsi, chez Foucault, la philosophie, l’histoire, le politique et l’éthique sont indissociables.
Se demander jusqu’où il serait possible de penser autrement relativise et problématise la place du sujet dans la pensée, ainsi que la valeur de la raison dans la recherche d’une transformation de la pensée. Comme cela relativise la question de la vérité de ce qui est pensé au profit d’une problématisation des conditions d’existence de ce qui est pensé, d’une problématisation des modes de pensée. Comme est aussi relativisée l’existence des objets de la pensée au profit d’une problématisation de la possibilité de leur existence. Même les philosophes les plus « rationnels » s’inscrivent dans un ordre historique qui conditionne leurs idées, leurs modes de pensée, les objets dont ils s’occupent. La raison n’est pas l’exercice d’une faculté en droit autonome, anhistorique : « la » raison n’existe pas, existent des formes historiques de rationalité (« Pour moi, aucune forme donnée de rationalité n’est la raison », Dits et écrits, IV, Gallimard, 1994, p.447). Ce qui est en jeu, ce sont moins les représentations rationnelles, plus ou moins réussies, plus ou moins abstraites, que l’existence des modes de rationalité qui en sont les conditions. Dans l’Histoire de la folie, Foucault
souligne que Descartes mobilise une représentation du fou enracinée dans un mode de pensée historiquement délimité (l’âge classique), impliquant une exclusion spécifique de la folie. La vérité cartésienne du cogito a pour condition impensée la reproduction d’une configuration historique du rapport entre folie et raison, l’existence et les termes mêmes de ce rapport étant historiquement singuliers. Descartes pense selon un mode de pensée historiquement situé (non selon une bonne nature de la raison), en rapport avec un objet (le fou, la folie) qui existe à l’intérieur de ce cadre, selon des
représentations historiques. Il ne s’agit pas de dire que Descartes se trompe, que son discours n’est pas suffisamment rationnel — Ce qui intéresse Foucault est moins la vérité que les « jeux de vérité », les conditions d’une problématisation du réel selon l’optique de la vérité. Il s’agit de faire une histoire de ces jeux de vérité, histoire des problèmes et questions plus que des idées. Cf., par exemple, Subjectivité et vérité, Gallimard/Seuil, 2014, p.223-224 et p.229-242 —. La question est : comment Descartes peut-il penser ce qu’il pense lorsqu’il écrit que le sujet pensant rationnellement ne peut être fou ? A quel mode de pensée et de rationalité ceci correspond-il ? (« Une telle analyse (…) ne relève pas de l’histoire des idées ou des sciences : c’est plutôt une étude qui s’efforce de retrouver à partir de quoi connaissances et théories ont été possibles ; selon quel espace d’ordre s’est constitué le savoir ; sur fond de quel a priori historique (…) des idées ont pu apparaître, des sciences se constituer, des expériences se réfléchir dans des philosophies, des rationalités se former », Les Mots et les Choses, p.13)
La pensée, rationnelle ou extravagante, « vraie » ou absurde, est inséparable d’un ordre historique relatif et précaire, d’un ensemble de relations, de limites, de seuils, qui en permettent les modes : « Entre Montaigne et Descartes un événement s’est passé : quelque chose qui concerne l’avènement d’une ratio. Mais il s’en faut que l’histoire d’une ratio comme celle du monde occidental s’épuise dans le progrès d’un ‘rationalisme’ : elle est faite, pour une part aussi grande, même si elle est plus secrète, de ce mouvement par lequel la Déraison s’est enfoncée dans notre sol, pour y disparaître » (Histoire de la folie, Gallimard/Tel, 1972, p.58. « Est constitutif le geste qui partage la folie, et non la science qui s’établit, ce partage une fois fait (…). Est originaire la césure qui établit la distance entre raison et non-raison » (Dits et écrits I, Gallimard, 1994, p.159). Ce partage constitutif de la folie l’est tout autant de la forme de rationalité qui apparaît à l’âge classique, présente dans les Méditations métaphysiques de Descartes. Est originaire, constitutif de ce qui est pensé, un « geste », non un sujet souverain ou la raison. Ce partage ne résulte pas d’une réflexion ni d’un progrès de la raison. Le mode de pensée et de rationalité qui s’établit à l’âge classique trouve son origine dans un irrationnel – ce qui est aussi valable pour la rationalité cartésienne. Ceci ne signifie pas que la dimension historique de ce qui est pensé et des modes de rationalité suffit à circonscrire la pensée ni son exercice rationnel. Si le mode de pensée à l’œuvre chez Descartes articule le partage raison/folie propre à l’âge classique, cette articulation n’épuise pas la totalité de la rationalité cartésienne : elle est faite « pour une part » de cette articulation, et inclut d’autres dimensions).
Ce qui est pensé, rationnellement ou pas, articule des conditions historiques qui ne sont pas nécessairement conscientes. La question posée par Foucault demande alors : est-il possible de penser autrement que selon le mode de pensée que ces conditions nous amènent à avoir, de créer une différence dans le cadre historique à l’intérieur duquel nous pensons ? Est-il possible de créer un nouveau mode de pensée, un nouveau type d’idées, un nouveau découpage du monde ?
Si l’on prend en compte les limites du sujet (sa précarité, son historicité) et la remise en question de sa souveraineté que la dimension historique de la pensée impose, la question que pose Foucault, pour que son sens et sa valeur apparaissent clairement, doit être rapportée au problème qui conduit à la formuler, et qui, repris et transformé, traverse l’œuvre entière de Foucault. Si le mode de pensée (mais aussi les objets et représentations) dépend d’un socle historique rendant possible l’existence de cette pensée, et si l’on comprend cette historicité dans sa radicalité, alors on ne voit pas comment une forme d’autonomie et d’émancipation serait possible (La revue Esprit avait posé à Foucault la question suivante : « Une pensée qui introduit la contrainte du système et la discontinuité dans l’histoire de l’esprit n’ôte-t-elle pas tout fondement à une intervention politique progressiste ? ». Foucault répond : « au premier regard [cette question] m’a surpris, mais (…) j’ai été vite convaincu qu’elle concernait le cœur même de mon travail », Dits et écrits I, p.673).
L’histoire exercerait une contrainte, non immédiatement consciente, à laquelle nous ne pourrions nous soustraire. Comment, dans ces conditions, pourrait exister une autonomie de la pensée et de l’existence ? Si cette autonomie était possible, elle devrait impliquer comme condition de pouvoir penser autrement que ce que l’ordre historique qui est le nôtre nous conduit à penser, de pouvoir vivre et agir autrement. Ce qui ne veut pas dire qu’il faudrait sortir des conditions historiques de la pensée, qu’il suffirait de mobiliser le pouvoir d’une liberté anhistorique, de retrouver la forme d’un sujet originaire. Si ce que nous pensons et ce que nous sommes doit être rapporté à un cadre historique qui en permet l’existence, et si nous comprenons ce rapport dans sa radicalité, nous devons renoncer à l’idée d’une pensée et d’un sujet qui seraient détachés d’un tel cadre. Comme nous devons renoncer à l’idée d’une liberté indépendante de tout rapport à l’histoire. Même si Foucault affirme qu’il croit à la liberté — « Je crois solidement à la liberté humaine. En interrogeant les institutions psychiatriques et pénitentiaires, n’ai-je pas présupposé et affirmé qu’on pouvait s’en sortir en montrant qu’il s’agissait là de formes historiquement constituées à partir d’un certain moment et dans un certain contexte (…). Je suis ahuri de constater que des gens ont pu voir dans mes études historiques l’affirmation d’un déterminisme auquel on ne peut pas échapper », Dits et écrits IV, p. 693 —, le point de vue qui est le sien (à savoir un rapport radical à l’histoire) exige que la liberté ne soit pas une faculté transcendante mais soit l’exercice précaire, relatif et pluriel, d’un processus d’autonomisation historiquement situé et donc indéfiniment recommencé.
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Sans doute est-ce une tendance de la philosophie que de vouloir mettre au jour une nature immuable et éternelle de la pensée. Ce geste, à travers l’histoire de la philosophie, est reproduit comme geste fondamental de la pensée philosophique. Penser autrement demanderait un autre geste : introduire la différence dans la pensée, dans l’acte de penser. Insister également sur la différence des modes ou formes de pensée qui inclut la différence des idées et objets de la pensée. Penser la pensée à partir de l’histoire, de ce que l’histoire permet effectivement d’en dire, met en évidence une différentiation récurrente de « la » pensée (Ceci croise ce que Deleuze développe dans le chapitre III de Différence et répétition — PUF, 1968 —, consacré à l’image de la pensée. Dans un compte-rendu de ce livre, Foucault insiste sur la nouveauté de la philosophie de Deleuze, sur la différence qu’elle produit, sur le rapport entre la différence et la pensée tel que Deleuze le traite et le crée, sur la critique deleuzienne de l’image de la pensée comme naturelle, homogène, identique à elle-même, etc. Lorsque, à partir de ceci, Foucault écrit que « toute l’histoire de la pensée occidentale est à récrire », n’est-ce pas, en un sens, ce que lui-même entreprend et selon un point de vue similaire ? Cf. « Ariane s’est pendue », Dits et écrits I, p. 767-771).
Penser la pensée est en décrire l’histoire plurielle, maintenir la pensée au niveau de l’histoire où elle existe comme différences, discordances, changements, créations. L’objet de cette description est d’abord ces différences, ces discontinuités, ces créations. L’effet de cette histoire est une dispersion de la pensée, une cartographie paradoxale des déchirures et irruptions, une image de la pensée comme errance et disruptions, nomadisme, failles, créations : « j’entreprends de raconter l’histoire de la perpétuelle différence » (Dits et écrits I, p.684).
L’histoire de la pensée selon Foucault disperse celle-ci et ne la rapporte à aucune unité intrinsèque, comme elle dissémine les idées et objets qui ne se rapportent à aucune évidence ni nature, aucune nécessité ni transcendance. Penser la pensée à partir de l’histoire – ou mieux : dans l’histoire, ou mieux encore : la pensée comme histoire –, introduire ainsi la différence dans la pensée, revient à affirmer, pour celle-ci, la multiplicité, l’immanence, la disjonction, le devenir, c’est-à-dire l’impossibilité d’un point de vue surplombant, homogénéisant, qui rendrait concevable une cohérence globale, un sens, une finalité. Sans doute faut-il dire de la pensée ce que Foucault écrit du langage tel que la modernité le conçoit : « Détaché de la représentation, le langage n’existe plus désormais, et jusqu’à nous encore, que sur un mode dispersé (…), lorsque l’unité de la grammaire générale (…) s’est dissipé, alors le langage est apparu selon des modes d’être multiples, dont l’unité, sans doute, ne pouvait pas être restaurée (…), l’être du langage s’est trouvé comme fragmenté » (Les Mots et les Choses, p. 315, 316, 317). La philosophie de Foucault affirme cette fragmentation et cette multiplicité, dont elle s’efforce de développer radicalement les implications – fragmentation et multiplicité des modes d’être qui concerneraient de manière centrale la pensée elle-même. L’archéologie de la pensée – comme, par la suite, la généalogie des pensées et pratiques – montre une image de la pensée où celle-ci s’obscurcit, existe sans fil rouge rationnel, sans sujet, sans nature ni Dieu. Nous ne sommes pas nécessairement les sujets de l’histoire, ni du « il y a » de la pensée. « Notre » pensée et « notre » histoire, dispersées, se replient à l’intérieur d’une distance, d’une obscurité dont nous voyons maintenant l’opacité et l’étrangeté – opacité et étrangeté devenant les caractères d’un visage que nous ne reconnaissons pas.
L’entreprise archéologique produit en même temps une complication de la pensée. Si Foucault défait les liens et exhibe les béances de ce que nous imaginions unis, il montre également les liens de ce que nous pensions distincts. Dans Les mots et les choses, par exemple, est mise au jour l’isomorphie existant entre des domaines apparemment sans rapport : « On constate d’abord que l’analyse des richesses obéit à la même configuration que l’histoire naturelle et la grammaire générale » – comme La volonté de savoir montrera que, en un sens, la même configuration est à l’œuvre derrière les discours répressifs à l’égard de la sexualité et les discours au contraire de libération, chacun rejoignant l’autre dans l’affirmation de l’existence de quelque chose comme la sexualité et la détermination du sexe comme objet d’une véridiction. Ce qui semble différent – et qui, en un sens, l’est effectivement – est dans ce cas rapporté à un même sol, un même plan historique qui permet et produit des différences comme variations d’un même mode de pensée. Il s’agit ici de penser la différence et de la rapporter à ce qui la rend possible mais selon une autre modalité : non plus exhiber les seules discontinuités mais, au contraire, les continuités, montrer que si la pensée est constituée de déchirures, elle l’est aussi de plis différents d’un même tissu. Cependant, cette seconde modalité rejoint la première puisqu’il s’agit encore d’introduire le différent dans la pensée : ce que nous pensions différent ne l’est pas absolument, ou pas tel que cela nous semblait évident, et doit être repensé autrement ; le même mode de pensée qui se répète à travers ces différences est lui-même différent d’autres modes et doit être abordé en tant que tel. La dispersion se complique mais demeure, puisque si, dans ce cas, le différent renvoie à du même, ce même renvoie à son tour à du différent.
L’effet que produit l’histoire archéologique selon Foucault est que, à chaque fois, nous sommes conduits à penser différemment, à voir différemment : penser différemment les différences et les rapports tels que nous les pensions et dont Foucault nous montre qu’ils sont autres, différents de ce que nous pensions et percevions. Dans la description archéologique, une des dimensions est le passé, mais l’autre dimension est le présent – un présent qui nous renvoie à nous-mêmes, à ce que nous sommes et à ce que nous pensons, à notre subjectivité et au mode de pensée qui est le nôtre. L’archéologie présente un miroir à notre visage actuel – ou en tout cas à ce que nous identifions comme tel –, miroir où nous voyons un double de nous-mêmes auquel nous ne savons pas donner de nom, car ce double est autre, lointain, différent/différant.
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Foucault ne demande pas « qu’est-ce que la philosophie ? », ou « qu’est-ce que philosopher ? », mais « qu’est-ce donc que la philosophie aujourd’hui ? ». Aujourd’hui et pas en général, selon une éternité, une identité anhistorique de « la » pensée philosophique (Deleuze pose qu’existe une spécificité de la pensée philosophique qui consiste à créer des concepts. Mais il analyse les conditions de cette création – le rapport au chaos – de telle sorte que, loin d’inclure une unité et identité de la pensée, la création de concepts implique un penser indissociable des forces et devenirs qui ne cessent de le disjoindre, de lui imposer les différences par lesquelles il est reconfiguré et dispersé sans cesse. Ce qui justifie l’idée d’une pensée sans image ou pensée nomade. Cf. Gilles Deleuze et Félix Guattari, Qu’est-ce que la philosophie ?, Minuit, 1991 ; et aussi Différence et répétition, en particulier le chapitre III)).
Demander « qu’est-ce que la philosophie aujourd’hui ? » ne renvoie pas seulement à certaines conditions sociales ou culturelles qui infiltreraient les questions ou représentations philosophiques, rendant compte de la variabilité de celles-ci, mais insiste sur une historicité plus profonde, par laquelle penser philosophiquement n’est pas toujours la même chose, « la » philosophie se disséminant selon des différences sans identité ni unité. La différence n’est pas l’accident de la pensée, elle est la pensée dans sa dispersion, ce qu’est « la » pensée en elle-même, ce qui fait que la pensée n’est pas « une » mais dispersée à travers des modes discontinus. Une pensée toujours différente d’elle-même, fondamentalement sans fond, sans fondement éternel, sans paradis immuable et bienheureux.
Lors d’une analyse qu’il consacre à Qu’est-ce que les Lumières ? de Kant (Dits et écrits, IV, p.562-578 et p.679-688), Foucault emploie des formulations résonnant avec l’extrait déjà cité de L’Usage des plaisirs, et qui font se rejoindre le texte de Kant et ce que lui-même entreprend dans son propre travail : « La réflexion sur ‘aujourd’hui’ comme différence dans l’histoire et comme motif pour une tâche philosophique particulière me paraît être la nouveauté de ce texte ». Ce qui intéresse Foucault dans le texte de Kant n’est pas la valorisation de la raison ou du sujet que celui-ci développe, ni le rapport entre l’usage rationnel de la pensée et la liberté. Ce qui est souligné, c’est le rapport que Kant établit entre la philosophie et le présent, entre la pensée philosophique et l’histoire, et la nouvelle image de la pensée philosophique qui s’en dégage. La question de Kant – qu’est-ce que penser philosophiquement aujourd’hui ? – lie et interroge trois choses : ce qui caractérise la pensée philosophique aujourd’hui et son rapport au présent ; ce qui caractérise le présent dans lequel cette pensée existe ; ce qui caractérise la communauté, le « nous » auquel se rattache le philosophe, étant donné que le présent est celui d’une époque et qu’il se dit d’un collectif.
Dans le texte de Kant, la pensée philosophique se problématise elle-même à l’intérieur d’une relation à l’histoire où ce qui est interrogé est le présent comme différence et singularité. Le questionnement porte sur l’ensemble ordonné des relations qui constituent le présent, les seuils qui le distinguent de ce qui n’est pas lui et rendent compte de son existence, les limites à l’intérieur et en fonction desquelles son mode d’être peut exister. Ce qui implique un passé dont notre présent diffère, un futur différent de ce que nous sommes, l’existence de modes de pensée passés et futurs différents du nôtre. Se dessine ici la possibilité d’une variation historique de la pensée philosophique, une variation de son être même. Ce qui justifie la question : en quoi notre pensée est-elle autre que ce qu’elle était, en quoi peut-elle être autre que ce qu’elle est ?
Foucault souligne deux autres points qui marquent l’importance particulière de ce texte. En premier, le fait que la pensée philosophique, problématisant son rapport au présent, est conduite à s’interroger sur ce que, en fonction de ce rapport, elle doit être et sur ce qu’elle doit produire : problématisation de son mode d’être, du mode – différent, donc – qui doit être le sien en fonction de ce présent, ainsi que ses effets sur ce même présent. Le second point est la façon dont Kant interroge le présent dans sa singularité, qui concerne moins les grands événements – en l’occurrence la Révolution française – que des événements « beaucoup moins grandioses, beaucoup moins perceptibles ». Ce qui retient l’attention de Kant n’est pas la Révolution en elle-même mais les réactions d’enthousiasme que celle-ci suscite à travers les peuples, Kant percevant ces réactions comme un signe dans l’histoire d’une disposition morale de l’humanité, d’une tendance de l’humanité qui se traduit dans l’histoire. Kant s’efforce donc de chercher à un niveau micro-historique les signes qui permettent de rendre intelligible l’histoire.
On reconnaît dans tout cela les aspects qui croisent des orientations centrales du travail de Foucault et permettent de penser que cette analyse est aussi, pour lui, l’occasion d’une clarification sur sa propre entreprise. En même temps, cette analyse amène à préciser certaines des différences existant entre les deux philosophes, et surtout certains parti-pris et enjeux de la démarche de Foucault. Kant, par exemple, rapporte le signe historique à une disposition morale naturelle et universelle, transcendante, alors que Foucault refuse ce glissement pour une lecture immanente de l’histoire : les signes doivent être considérés sans rechercher au-delà des principes demandant, pour être pensés, que l’on sorte des limites de ce que l’histoire dans sa positivité permet de dire. Chez Kant, l’intelligibilité de l’histoire demande que la raison dépasse les limites de la description historique pour affirmer, derrière le désordre des faits et événements, l’unité d’un transcendantal, tandis que, chez Foucault, cette intelligibilité demande que l’on demeure au ras de l’histoire et des différences dont il faut rendre compte en tant que telles. Chez Kant, l’intelligibilité du désordre historique empirique implique que l’on postule un ordre transcendant conditionnant le déroulement historique et pensable comme principe de son unification, selon un mouvement qui fait retrouver, au niveau des conditions de l’unité de l’histoire, la forme du sujet transcendantal que Kant, dans la Critique de la raison pure, pose comme fondement d’une synthèse des représentations. A cette logique, Foucault substitue la description du désordre historique et y cherche, en lui-même, la raison de son existence, privilégiant la question de l’existence des différences et effaçant celle d’une synthèse globale. Non pas : quelle est l’unité du désordre ?, mais : comment des différences existent-elles ? « D’où vient brusquement cette mobilité inattendue des dispositions épistémologiques, la dérive des positivités les unes par rapport aux autres, plus profondément encore l’altération de leur mode d’être ? Comment se fait-il que la pensée se détache de ces plages qu’elle habitait jadis (…) ? » (Les Mots et les Choses, p.229). Mobilité, dérive, altération, changements brusques, inattendus : la pensée est altérée par un changement qui n’est pas le signe d’autre chose que lui-même, une différence qui introduit dans la pensée un désordre dont elle n’est pas l’origine, dont aucun sujet n’est l’origine, et la transforme en autre chose que ce qu’elle était. Le désordre n’est plus un simple donné phénoménal, il est, si l’on peut dire, l’être lui-même, ce dont il faut rendre compte de manière immanente : désordre, discontinuité, transformation des contenus de la pensée et surtout de ce qu’est « penser ».
Entre Kant et Foucault, la compréhension de l’histoire, son intelligibilité, le rapport à l’histoire, ont changé. Comme la nature et la lecture du signe : la verticalité d’une signification transcendante au signe est remplacée par l’horizontalité d’un sens immanent, ce qui correspond à la transformation moderne du rapport au langage, contemporaine de celle du rapport à l’histoire : « Pour lier la représentation d’un sens avec celle d’un mot, il faut se référer, et avoir recours aux lois purement grammaticales d’un langage qui (…) est soumis au système rigoureux de ses modifications phonétiques et de ses subordinations synthétiques » (Les Mots et les Choses, p.250. Les nouveaux modèles du langage et de son analyse qui apparaissent au XIXe siècle ne semblent pas être pour Foucault un simple objet d’étude mais une matrice pour sa propre démarche. Cf. en particulier, dans Les Mots et les Choses, p.292-313).
Kant, à sa manière, participe du nouveau statut de l’histoire et du nouveau rapport à l’histoire qui ouvrent la modernité. L’histoire devient « le fond d’où tous les êtres viennent à leur existence et à leur scintillement précaire », elle se met à définir « le lieu de naissance de ce qui est empirique ». Si « l’Histoire est ainsi devenue l’incontournable de notre pensée », elle conduit nécessairement « la pensée à la question de savoir ce que c’est pour la pensée d’avoir une histoire ». Et Foucault ajoute : « Cette question inlassablement pressera la philosophie de Hegel à Nietzsche et au-delà (…). Qu’il suffise de reconnaître là une philosophie, déprise d’une certaine métaphysique parce que dégagée de l’espace de l’ordre, mais vouée au Temps, à son flux » (Les Mots et les Choses, p.231-232). C’est ce rapport à l’histoire et ses conséquences qui, pour Foucault, caractérisent la modernité, le mode de pensée qui est le nôtre, et dans lequel il s’inclut. C’est ce mode de pensée dont il s’agit de dresser la carte. L’entreprise de Foucault peut être vue comme une radicalisation de ce rapport moderne à l’histoire, une volonté d’en tirer toutes les conséquences – s’engager plus avant dans la vocation du temps et du flux – pour le pousser à la limite et, en quelque sorte, le mettre en crise, parvenir ainsi à se tenir sur la limite à partir de laquelle problématiser notre mode de pensée, commencer à penser d’autres possibilités pour la pensée.
Si le rapport moderne à l’histoire explique par celle-ci le mode d’être de ce qui existe empiriquement, il s’agirait pour Foucault de donner un statut central et radical à un champ empirique sans transcendance ni idéalité transcendantale. Tout, dans cette optique, devient empirique, le temps et le flux prédominent, emportant et altérant ce qui pouvait encore demeurer d’éternel : « L’empiricité (…) est désormais traversée par l’Histoire et dans toute l’épaisseur de son être. L’ordre du temps commence » (Les Mots et les Choses, p.306). Il s’agirait alors de pousser la modernité à son paroxysme pour, par l’intensité produite, créer des perturbations profondes de l’ordre, créer un séisme transformateur – une transformation qui concerne d’abord notre mode de pensée, c’est-à-dire la possibilité de penser autrement.
Cette radicalité et cette finalité du rapport à l’histoire ne se trouvent pas chez Kant qui demeure pris dans des configurations classiques le poussant à concevoir un transcendantal transhistorique comme condition de l’histoire, comme principe d’unification, de compréhension, de rationalisation. Au début de l’âge moderne, même si l’histoire s’impose comme incontournable pour la pensée, « le mode d’être fondamental des positivités ne change pas ; les richesses des hommes, les espèces de la nature, les mots dont les langues sont peuplées demeurent encore ce qu’ils étaient à l’âge classique : des représentations redoublées, – des représentations dont le rôle est de désigner des représentations, de les analyser, de les composer et de les décomposer pour faire surgir en elles (…) le principe général d’un ordre » (Les Mots et les Choses, p.233). Chez Kant, l’histoire empirique porte les signes d’un au-delà transcendantal qui lui donne sa signification et indique sa direction. Chez Foucault, la différence est le signe d’elle-même – non pas seulement de son existence, mais de la condition de son existence –, l’empirique est le signe de lui-même, et s’il s’agit d’en rendre compte en tant qu’ensemble de différences – le temps historique implique le changement mais n’explique pas les transformations et différences effectives –, ceci n’est possible que par la mise au jour de ce que Foucault nomme, de manière paradoxale, un « a priori historique » : un transcendantal non transcendant mais immanent et historique, relatif et variable. Le désordre et l’ordre existent sur le même niveau et dans le même temps, indiscernables bien que non identiques, la condition n’étant pas plus large que le conditionné. La pensée ne doit plus regarder vers le ciel pour comprendre l’ici-bas, elle doit parcourir le désordre de ce monde-ci pour en repérer les lignes, les régularités, les tendances, les ruptures – à chaque fois nouvelles, différentes : la pensée, en ce sens, étant indissociable d’une errance –, en produire des cartes, des images géographiques nécessairement trouées et mobiles, montrant les conditions de l’existence incertaine, précaire, relative et changeante du désordre du monde. Penser devient quelque chose de nouveau, le philosophe devenant un personnage nouveau, une sorte de cartographe expérimental.
A partir de sa lecture de Qu’est-ce que les Lumières ?, Foucault tire des conséquences qui valent pour son propre travail. Il serait insuffisant de définir la modernité par « [la] rupture de la tradition, [le] sentiment de nouveauté, [le] vertige de ce qui passe ». La façon dont Kant reconnaît la nécessité d’une détermination du présent, la corrélation entre la pensée philosophique et le présent, entre la pensée et l’histoire, définit une relation nouvelle à l’histoire et à la pensée qui conduit à concevoir la possibilité d’un rapport actif au présent et à nous-mêmes. L’histoire n’est pas seulement, conformément à sa représentation moderne, le fond d’où émerge ce qui est, et le présent n’est pas un moment dans l’écoulement monotone de la temporalité historique : il implique une différence qui le singularise et conduit à le penser dans ce qu’il est comme dans ce qu’il pourrait être. La différence du présent l’inclut dans le mobilisme de la temporalité historique et renvoie à d’autres différences passés et futures, à d’autres possibilités que ce qui existe actuellement, impliquant par là d’autres possibilités imaginables pour le présent. A travers le temps de l’histoire s’écoulent des possibles, non des réalités nécessaires et éternelles, ce qui est actuel n’étant pas plus nécessaire et éternel que le passé. L’actualité se trouve doublée de possibilités qui la relativisent et effacent l’idée de sa nécessité, le présent étant pris dans un mouvement de différentiation, traversé de différences par lesquelles il apparaît autre que ce qu’il est. Si cette expérience nouvelle du présent est caractérisée par la « rupture de la tradition », par le « sentiment de nouveauté », elle comprend une dynamique historique ayant pour effet l’idée d’une rupture avec ce présent, avec notre pensée et avec nous-mêmes. On comprend que l’actualité n’est pas un donné nécessaire – celle de notre présent, de notre pensée et de nous-mêmes –, que le présent n’a pas à être subi, qu’il est mais parmi d’autres possibles. Son existence devient interrogeable, sa transformation envisageable. Si ce qui est n’a pas à être mais est de manière contingente, si ce qui est pourrait être autre, pourquoi ce qui est existe-t-il, pourquoi autre chose n’existerait-il pas ? L’évidence du présent disparaît, advient son étrangeté, celle de ce que nous pensons et de ce que nous sommes.
Ce nouveau rapport à l’histoire que Foucault, dans Qu’est-ce que les Lumières ?, analyse à partir de Kant, amène à comprendre que le présent, saisi dans sa dimension historique, existe selon des caractéristiques limitées qui peuvent être remplacées : exhibant ses limites historiques, le présent devient en lui-même ce dont les limites peuvent être recomposées, problématisées, transformées. Que le présent apparaisse relatif, contingent, problématique, rend possible une distance critique, la représentation d’autres possibles, un processus d’autonomisation que l’on peut appeler liberté, ou libération, en insistant sur le caractère lui-même historiquement situé de ce processus : « Ce que je voudrais dire aussi à propos de cette fonction du diagnostic sur ce qu’est aujourd’hui, c’est qu’elle ne consiste pas à caractériser simplement ce que nous sommes, mais, en suivant les lignes de fragilité d’aujourd’hui, à parvenir à saisir par où ce qui est et comment ce qui est pourrait ne plus être ce qui est. Et c’est en ce sens que la description doit toujours être faite selon cette espèce de fracture virtuelle, qui ouvre un espace de liberté, entendu comme espace de liberté concrète, c’est-à-dire de transformation possible » (Dits et écrits IV, p.448-449). On agit moins sur l’histoire que dans l’histoire, la liberté ne devant pas être entendue comme un pouvoir souverain, abstrait, comme l’exercice d’un sujet qui déciderait entièrement à partir de lui-même, mais comme une possibilité de penser et d’agir à l’intérieur d’une situation caractérisée par ses conditions singulières, ses limites concrètes, ses possibles relatifs.
On ne trouvera pas chez Foucault de grande théorie de la liberté ou de la libération, précisément parce qu’il n’y a pas de forme globale de la liberté, mais toujours des modes particuliers, concrets, historiques, de libération – celle-ci ne devant pas être entendue comme un dégagement de ce qui existe mais comme une transformation, l’engagement dans d’autres possibles à l’intérieur de ce qui existe. « La » liberté n’existe pas plus que « la » raison ou « la » pensée : existent des conditions historiques et des modes de la pensée, de rationalité, de libération, ici et maintenant. Il n’est donc pas possible de penser la liberté en général mais de participer à des processus de libération, toujours singuliers et relatifs, toujours à inventer sans fondement a priori (On comprend pourquoi Foucault ne joue pas le rôle de l’intellectuel éclairant le peuple, et refuse de parler à la place des autres, ni non plus celui de l’intellectuel engagé au sens de Sartre. Même si la conception que l’on trouve chez Foucault de la liberté croise la façon dont Sartre articule la liberté, la situation et les possibles, l’intellectuel engagé est caractérisé par le fait qu’il parle de tout, une sorte de conscience universelle. Ce qui n’est pas le cas de l’intellectuel spécifique dont le rôle est d’apporter un diagnostic, de participer à l’émergence de possibles, de suivre ceux qui apparaissent au ras des pratiques – comme Foucault le fait, par exemple, avec ses articles concernant la révolution iranienne.).
Parler de libération implique que la liberté n’est pas comprise comme un état mais un processus : si on est toujours libre par rapport à une situation, à l’intérieur des relations et limites d’une situation, la transformation de celle-ci, la réalisation ou création de nouveaux possibles, ne mettent pas fin au fait que chacun est un être historique, que l’être de chacun est historique, et que la transformation de et à l’intérieur d’un cadre historique est elle-même productrice d’un autre cadre avec ses relations constitutives, ses limites et conséquences. La liberté ne peut être un état, elle est un processus indéfiniment recommencé, une position instable, précaire, relative, qui contraint à sans cesse devenir libre.
Contrairement à Kant, la liberté pour Foucault n’a pas pour condition nécessaire l’exercice rationnel de la pensée : penser ainsi la condition de la liberté revient à la penser abstraitement, selon sa possibilité en général, non selon son effectivité historique. En tant qu’elle est toujours historiquement située, la liberté peut avoir d’autres conditions que la raison, et ce d’autant plus que si la raison n’existe pas mais que n’existent que des modes singuliers de rationalité, rien ne dit a priori que ce dont il faut se libérer, ce qu’il faut transformer, ce n’est pas justement telle ou telle forme de rationalité qui, en soi, n’est pas spontanément libératrice et peut être au contraire le moyen de l’exercice d’un pouvoir étouffant ou mortel.
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Chez Foucault, le désir d’une autre pensée ne se limite pas à la philosophie. Foucault n’a cessé d’interroger et d’analyser les conditions de la pensée, mais s’il est question de penser autrement et de percevoir autrement, la nouveauté visée concerne autant la pensée et la perception que ce qui est perçu et pensé. Ce n’est pas seulement la pensée qui doit être nouvelle, c’est le monde – la société, l’art, la politique, l’être humain, la folie, l’histoire, l’économie, la littérature, la sexualité, etc. – qui par cette pensée doit devenir autre, apparaître et exister selon un paysage nouveau. Penser autrement suppose que le monde puisse apparaître autre – que l’existence puisse être autre –, qu’il apparaisse effectivement selon d’autres points de vue et coordonnées, et qu’à l’intérieur de ces nouvelles coordonnées il ne soit effectivement plus le même. Transformation de la pensée et donc de la perception – et inversement –, transformation de ce qui existe et des modes d’existence, production de nouvelles façons de penser, de percevoir, production de nouveaux modes d’existence, de nouveaux « objets » – c’est ce que signifierait « penser autrement » et « percevoir autrement », les deux s’impliquant mutuellement. Penser et percevoir autrement sont les formules qui, dans l’œuvre de Foucault – comme dans celle de Gilles Deleuze –, marquent la volonté de l’émergence d’une nouvelle immanence des pensées et pratiques, volonté s’efforçant de réaliser les conditions d’une nouvelle philosophie, d’une nouvelle histoire, d’une nouvelle pratique nécessairement ouvertes et multiples. Il n’y a plus de transcendance mais des modes de pensée, de vie et d’action immanents qui ne sont pas seulement constatés mais qui, dans la mesure où seule existe l’immanence, sont aussi bien à produire, à créer. Ce que s’efforce de réaliser Foucault, ce sont donc les conditions d’un penser et d’un agir qui seraient indissociables d’un processus permanent de création, de libération – processus révolutionnaire immanent à la pensée et à la vie.
L’année 2016 marquera les 90 ans de la naissance de Michel Foucault décédé il y a 32 ans. Durant l’année 2015 de nombreuses manifestations ont déjà eu lieu autour de l’œuvre de Foucault et de nombreux ouvrages, inégaux et souvent très universitaires, ont paru.
Parmi des publications plus anciennes, citons en particulier le livre de Philippe Artières et Mathieu Potte-Bonneville, D’après Foucault – Gestes, luttes, programmes, éditions du Seuil, collection Points/Essais, 2012, 384 pages, 9 €.
Parmi d’autres plus récentes : Jean-Clet Martin, Comprendre Foucault, éditions Max Milo, 2014, 138 pages, 12 € ; Guillaume le Blanc, La pensée Foucault, éditions Ellipses/poche, 2014, 220 pages, 9 € ; Christian Laval, Luca Paltrinieri, Ferhat Taylan (dir.), Marx & Foucault, éditions La Découverte, 2015, 300 pages, 25 €.
En 2015, a été publié le cours donné par Foucault au Collège de France en 1971-1972, Théories et institutions pénales, EHESS/Gallimard/Seuil, 340 pages, 26 €.
En novembre 2015, deux volumes des œuvres de Michel Foucault ont été publiés par Gallimard dans la collection de la Pléiade : tome I, 1712 p., 59 € 50 ; tome II, 1792 p., 59 € 50 .