Écrire est selon moi plus rassurant que vivre sans écrire.
Barthes posait cette question : comment peut-il y avoir beaucoup plus de lecteurs que d’écrivains ? Comment peut-on être heureux de lire et cependant ne jamais passer à l’Ecrire ? Comment comprendre le désir de l’autre ?
Pour comprendre le désir de l’autre, il faut exposer le sien, le mettre en scène, en phrases. M’ajouter activement à ce qui est beau, dit encore Barthes. Je ne sais plus d’où viennent mes pensées et quand elles se sont mêlées à celles des autres. De la lecture à l’écriture se produit un transfert, un effet de prolifération. Écrire consiste à faire le tri entre ce qu’on a lu, et ce qu’on peut créer soi-même par des formes inédites, surprenantes, audacieuses. Que l’on soit auteur ou lecteur, chaque livre ouvre une terre vierge, une remise en question, une décision.
Cette sensation de commencement est jubilatoire. J’aime commencer quelque chose. Commencer un livre par une généralité, un énoncé, une affirmation.
« Les princesses créent leur propre clarté » (Schrek).
L’énoncé me permet de capter une ambiance, de déclencher une proposition. Une phrase unique place immédiatement le texte sur orbite.
« Les cosmonautes sont plus lents que les jardiniers » (Exploration).
L’énoncé procède de la généralité et permet, dans un second temps, de préciser la pensée. Du collectif à l’individuel, du nous au je, j’essaie d’éviter les illusions narcissiques de l’autofiction. Mon écriture de poésie a été contaminée par une habitude du commentaire, une sorte de déformation critique. J’aime l’hybridation qui ouvre les genres, que la prose soit concise comme le poème, que la pensée critique soit non académique, non théoricienne. Je crois que la poésie, aujourd’hui, est un des moyens qui permet le mieux d’explorer tous les genres (l’oralité, le lyrisme discret, le performatif bruyant, la ritournelle, le récit, le fragment, l’essai). Le poème à structure classique ne m’intéresse pas, mon écriture trouve sa place entre l’essai et la fiction, avec un élément qui revient souvent : le personnage-héros, vecteur de déplacement, qui me permet de mettre de la fiction dans la poésie. J’évacue ainsi la tentation romanesque (intrigue, histoire, plan).
Gary Cooper ne lisait pas de livres proposait une réinvention rêveuse de films hollywoodiens, questionnant l’effet de retour des constructions héroïques sur notre quotidien. Les mythes m’interpellent comme fictions éteintes, rebuts de notre enfance à revisiter (l’ogre, l’acteur, la diva, le héros homérique). Je travaille à partir de ce qui reste : un personnage qu’on a vaguement oublié, ce qui, dans le folklore, nous rassemble.
Hélène mode d’emploi déplie le fond commun de la légende pour explorer un nouvel emploi du mythe, à travers des icônes actuelles (le Séducteur, la Plus Belle Femme du monde, la Femme qui s’en va). La Révolution dans la poche interroge l’héritage de la Révolution française par-delà les images d’Épinal. Comment percevons-nous ce capital symbolique ?
Je tente de répondre aux questions suivantes :
Dans un monde médiatisé à outrance, peoplelisé, où trouver des héros ? Dans le roman ? Au cinéma ? Sur Internet ?
De qui sommes-nous les enfants ?
Le déploiement du web et des réseaux sociaux a facilité une tendance confessionnelle, à partir de laquelle les écritures du moi ont retrouvé une certaine vigueur. Cette mutation entraîne une confusion entre le sentiment d’appartenance à une singularité (privée), et le tourbillon communicationnel (brouillage public/privé). La prolifération des commentaires, la vacuité des confessions, marquent de leur empreinte une littérature narcissique, décomplexée, dans laquelle les auteurs exposent leurs problèmes (familiaux, sentimentaux). Loin des audaces du Nouveau Roman, la forme romanesque s’essouffle : après le triomphe du signifiant, le signifié revient par la petite porte de l’autofiction, du psychologisme, de l’individualisme souffrant… L’écriture devenue art thérapie s’éloigne de la littérature et occupe les médias et les têtes de gondoles. De quoi le roman familial contemporain est-il le signe ? D’un déficit de l’imaginaire ? D’un appauvrissement de la créativité ? D’une insuffisance de la psychanalyse ?
Il me semble que la littérature se partage aujourd’hui entre deux forces : la centrifuge et la centripète.
Le mouvement centripète donne droit à la petite histoire personnelle, aux atermoiements du moi (Annie Ernaux étant probablement la meilleure, dans ce registre).
La force centrifuge se déploie plutôt dans la référence à la grande Histoire, aux problèmes de société, donnant au pire un sociologisme boursouflé (Kerangal, Jenni, Jauffret, Houellebecq). Mais rarement l’écriture est au service du sujet, même si celui-ci est fort. C’est comme si on avait des choses à dire, et on le fait : on dit au lieu d’écrire, avec les moyens du bord, la médiocrité ambiante. Mais Alexis Jenni n’est pas Claude Simon et Emmanuel Carrère n’est pas Proust. La qualité s’estompe et on a perdu le sens de la nuance.
Au fond, qu’est-ce qui m’intéresse aujourd’hui, dans la littérature ? M’intéresse ce qui m’a toujours occupée, convaincue : être modifiée, qu’il se passe quelque chose, que ça bascule, que ça me donne une claque, pour reprendre Flaubert : Juger de la beauté d’un livre, à la vigueur des coups de poing qu’il vous a donné et à la longueur de temps qu’on met ensuite à en revenir. Un véritable écrivain est quelqu’un qui prend des risques, aborde des chemins peu fréquentés, ose parfois même faire violence à son lecteur. J’apprécie particulièrement la langue d’Elfriede Jelinek parce qu’elle brise le prêt-à-penser et demande à son lecteur un effort quasi physique. Comme j’aime la langue de Thomas Bernhard, que je considère comme le plus grand écrivain d’après-guerre, pas seulement parce qu’il a exprimé sa rage envers l’héritage nazi de l’Autriche, mais parce qu’il a inventé une écriture. Un style. Du signifié au signifiant : une vision.