Le Relais des Amis est à la fois un lieu et l’absence de tout lieu : c’est, sur son recto concret, le nom d’un café dans une petite ville de la côte normande et, sur son verso abstrait, le principe romanesque d’un livre qui portera le nom de ce café. Là Simon tente, en vain, de commencer un roman, il n’a pas même la première phrase. Mais on le suit se rendre au Relais des Amis et tout s’enclenche, la prose de Christine Montalbetti s’envole, suivant un personnage puis un autre, faisant du roman non une fuite en avant mais un passage de relais, un art de la fugue.
Le Relais des amis est ce mouvement continu, un travelling avant, tout de récits potentiels et hypothèses fictionnelles. Chaque personne rencontrée est un roman possible ; l’autrice, suivie de son lecteur, dévide le fil de la bobine narrative et opère des choix dans cette ligne virevoltante qui passe de l’un à l’autre, selon une logique qui tient aussi du hasard capricant. Simon a laissé la place à Mathieu, troublé par Tatiana, il refait son lacet en s’appuyant sur la vitrine d’une agence immobilière, regarde Lorette discuter avec son client, Bastien, qui cherche un appartement. Nous voici visitant avec eux ce qui pourrait devenir le cadre de sa nouvelle vie, avec « tout ce que ça raconte, ces endroits, tout ce que ça commence de lui raconter, tout ce qu’il pourrait y vivre ». Mais il n’achètera pas le bien, alors le récit bifurque, suit un autre chemin, seuls les possibles le nourrissent, jamais on ne s’installe.
Le mouvement reprend, un flux sans aucune entrave qui est l’autre nom du romanesque. Bastien voudrait visiter l’aquarium de la ville, mais Rémi, le chauffeur de taxi qu’il interroge, est formel, il n’y en a pas. C’est donc Rémi que l’on suit, qui charge d’autres clients, un couple qui se rend à la gare, on va prendre le train avec Greg et Eva Worcester, « deux septuagénaires encadrant une unique valise à roulettes, debout entre eux comme un gros toutou tout sage ». Direction Paris, « car oui, c’est avec eux à présent qu’on embarque, vous commencez à comprendre le principe, à eux que Rémi passe le bâton de relais, d’autant que le train, ça nous ouvre de nouveaux horizons ».
Le temps d’un voyage, en attendant le relais suivant, Christine Montalbetti raconte comme on suggère, elle concentre une vie dans quelques détails, des non-dits, comme autant de strates qui seraient un roman possible, plutôt réaliste celui-là, avec quelques décennies de silence, le tabou d’un journal retrouvé par Greg (il n’aurait pas dû déplacer ce livre dans leur bibliothèque) qui découvre qu’Eva a vécu une intense histoire avec un autre, bien loin de leur quotidien de couple marié. Mais le roman d’amour ou d’illusions perdues n’est pas le projet de Christine Montalbetti, pas plus que le roman de voyage ou le roman de formation ou celui d’une installation dans la vie, pas même le roman de l’artiste. Seul importe le romanesque pur, brut, dans ses impromptus, ses artifices assumés devenant évidences, ses embardées, son « bluff » parfois, son flux toujours, ses précipités. Seule émerge la fiction, la magie de la fiction qui nous conduit où elle veut, nous séduit, nous entraîne et ne nous lâche plus. Ici elle nous mène de la si durassienne côte normande au Japon, en passant par le Portugal. Nous passerons aussi par Paris, le Colorado, traverserons des ponts, des villes et des lacs, prendrons le train, un scooter, suivrons le fil d’un téléphone, les câbles sous-marins d’Internet, le flux électrique d’un rêve ou d’une transmission de pensée, nous épouserons la chute d’un papier d’emballage de gaufre, suivrons une mouche, prendrons notre envol avec une mouette qui remonte la Seine. Le monde défile comme un diaporama, dans une fluidité extrême, d’autant plus folle que jamais aucun rouage de ce romanesque poussé à son acmé ne grippe ou ne semble forcé. Jamais le brio de cette prose qui ose tout n’est une entrave. Elle a l’élégance de l’évidence. Tout est liquide, limpide. D’un lieu du globe à un autre, c’est de fait l’espace des possibles romanesques que nous habitons et parcourons, ivres de fiction et de liberté, à la merci du jeu de celle qui nous transporte, Christine Montalbetti, magicienne du verbe et du mouvement, muant la métafiction en pure énergie fictionnelle.

« Oh cet étrange chœur qu’on forme tous sans le savoir », écrivait Christine Montalbetti dans Ce que c’est qu’une existence, en 2021, alors même qu’écriture et lecture demeuraient, en pleins confinements, nos seuls modes de circulation et liberté. Le roman est ce qui nous lie et nous évade, nous projette ailleurs comme un cœur de nous-mêmes, ce qui déplace nos lignes et nos horizons, trouve une libération dans les paradoxes. C’est aussi ce que permet la lecture, cette « liberté de circulation inouïe ». Depuis l’aporie d’un Simon — Simon, origine de l’œuvre de Montalbetti en 2001, ici bien loin d’achever sa fable mais sortant pour ouvrir au roman. Ce sont tous les genres romanesques que l’autrice, Diderot au féminin contemporain, envoie balader, et nous avec, en promenade, en villégiature ou voyage, épousant des rythmes divers, passant d’un personnage à un autre, d’un lieu à un autre selon la toute-puissance d’une prose qui peut tout. Et pourquoi n’entrer que dans la ronde des humains ? Une mouche, une mouette ou une araignée (« brève héroïne ») ont tant à nous faire découvrir, mais aussi un mégot ou un briquet — puisque les objets, eux aussi, « font leur vie ». Mine de rien, voilà un sacré bouleversement, une sortie des hiérarchies anthropisées comme narratives (exit personnage principal et personnages secondaires), tout est (re)mis en mouvement. L’identité est fluide, métamorphique. Le tropisme est motif, tonique, musical.

Et le lecteur se laisse embarquer, sidéré par la beauté d’un passage, happé par une histoire ou une phrase qui le trouble et le hantera longtemps, mais le voilà déjà ailleurs, rencontrant les amis de l’autrice (Warren, Marie et Sheba mais aussi Oscar, Gilles ou Yasu), des écrivains célèbres (H.G Wells), traversant aussi tous les livres de Christine Montalbetti, passant par son Japon, son Amérique, son Expérience de la campagne, avec clins d’œil à la préhistoire (L’Origine du monde), des poissons, des évaporations (de l’oncle), du western, parce que La vie est faite de ces toutes petites choses et le roman aussi. Tous ces lieux et plusieurs de ces personnages (Simon, Tom Lee, Colter, Harry Dean…), nous les retrouvons, ils portent en eux des récits déjà écrits et lus, chez Montalbetti, chez d’autres, on pense à Mauvignier, aux Rolin, à la littérature contemporaine comme plus classique, présente en creux mais qui ne vient jamais peser sur l’avancée géographique donc temporelle donc romanesque de ce Relais des Amis.
« Ah, le monde est un réseau inextricable de possibles, qui font autour de nous leur sarabande », alors entrons dans la danse, épuisons les possibles puisque chaque bifurcation est aussi un roman inachevé, une histoire que nous ne lirons pas mais que l’autrice suggère. Tout est vertige, délectation de jeux de miroir et mises en abyme, de réflexions, comme ces perles d’eau sur une vitre, « ce trajet presque horizontal alors des gouttes que ça dessine, le sillage, vous savez, de chacune, qui avance en sinuant, qui se propulse » et ça dessine aussi la topographie et le mouvement de ce roman, notre trajet sur sa carte. « Les lignes se tordent, les espaces s’amalgament, on change de lieu en un claquement de doigts, une personne se métamorphose en une autre » : quand Lila rêve, c’est « un genre de chaos », quand nous transportons notre « sac de peurs et de désirs » aussi ; sous la plume de Montalbetti, c’est un enchantement parce qu’elle sait capter l’instant intangible ou fugitif, le saisir sans jamais le figer, comme jouer des avers/envers du réel et de la fiction, du détail et du panorama, du concret et de l’abstrait, du plein et du creux, pour faire d’un livre, concentré en une centaine de pages, l’infini d’un monde.
Le Relais des Amis est placé sous l’exergue de Steinbeck désirant un « livre détendu. Il y en a si peu de nos jours et le monde en a vraiment besoin parce que le monde est à présent tendu et noué ». Nul doute que le récit de Christine Montalbetti est cette détente, dans tous les sens du mot, un moment ludique et divertissant mais aussi cette impulsion du romanesque depuis le monde, « ces prodigieux travellings que le réel nous offre ». Le roman est « ébauche de possibles », instrument d’optique et moyen de transport, départ et retour au point de départ, et à Simon et à sa « fable achevée » — même si un ricochet final, véritable syllepse, suggère un à suivre, « léger, guilleret et infini ».
Le Relais des Amis révèle la plasticité inouïe du récit, à la fois toupie, jumelle et coup de dé, jouant de rythmes divers, changeant d’échelle, en survol comme de plain-pied ou au ras d’un trottoir. Ici la fiction est non seulement chorale mais scalaire. Ici le romanesque n’est pas dans l’épaisseur du récit mais dans la justesse de la note formant des gammes, un récit jamais encalminé (« ce mot-là, encalminé, appris dans ces romans »), nouveau livre des passages — le monde, capitale du XXIe siècle. Il est ce qui nous extrait d’un contexte rappelé par touches, ces longs mois où l’on a appris à manier le terme aérosol alors qu’on était cloués (au sol). Mais après l’enfermement nous voici enfin (« sans masque ni gel ») dans une explosion de dehors, de liens, de rencontres, d’altérités. La fiction, résistance et monde en soi, est ce qui échappe à toute contrainte, une « fantaisie », non seulement ludique mais très politique.
Christine Montalbetti, Le Relais des Amis, éditions P.O.L, janvier 2023, 144 p., 17 € — Lire un extrait