« Racine carrée du verbe être » : le spectacle-somme de Wajdi Mouawad

Racine carrée du verbe être © Simon Gosselin

Wajdi Mouawad aime les grandes fresques et ce spectacle de six heures, en trois parties, ne cache pas son ambition monumentale. L’ouverture en forme de dialogue inouï entre l’enfant et le vieillard qu’il sera pose les jalons de cette épopée diffractée. Il s’agit d’explorer les possibles d’une vie, d’abolir le hasard qui fonde une existence, de jeter les dés à plusieurs reprises pour voir ce qui se serait passé si… Si au lieu de prendre un avion, on en avait pris un autre. Voire si on n’en avait pas pris du tout.

L’idée n’est pas mauvaise ; elle n’est pas tout à fait neuve non plus. Sans remonter à Jacques le fataliste (et pourtant…), on pense au brillant film à tiroirs d’Alain Resnais, Smocking/No smocking ou au magistral roman à choix multiples de Paul Auster 4321. En adoptant ce procédé, lourdement soutenu par un discours de vulgarisation scientifique et d’amphigouries philosophiques, Wajdi  Mouawad revisite son propre parcours, l’atomisant dans un espace-temps non linéaire où plusieurs avatars co-existent. L’intérêt est ici de multiplier les récits sur la scène du théâtre, d’entraîner le public dans le vertige des univers parallèles, sans l’artifice du montage cinématographique ni la liberté d’une lecture autorisant retours en arrière et sauts de pages. Il reviendra au plateau de créer le labyrinthe et les moyens de s’y retrouver.

Cinq possibles s’ouvrent à l’enfant du prologue, qui vit encore au Liban avec sa famille, selon qu’il se retrouve une quarantaine d’années plus tard, : en France (chauffeur de taxi, trompettiste), en Italie (ignoble chirurgien), au Québec (peintre homosexuel), aux Etats-Unis (condamné à mort) ou resté au Liban (vendeur de jeans).

La première partie du spectacle pose, un peu laborieusement, les bases de ces récits labyrinthiques dans lesquels le spectateur est guidé par des projections de dates et de lieux. En guise de big bang originel, l’explosion qui ravagea Beyrouth le 4 août 2020 met le feu aux poudres universelles et rend visible l’arbitraire du destin. En fond de scène ne cessent de tomber les débris de cette ville matricielle, comme une nouvelle voie lactée, sur écran géant. Avec ce chaos comme horizon, les cinq scenarii se succèdent dans un dispositif assez didactique dont la principale surprise tient à l’incarnation du héros, Talyani, évidente transposition de Wajdi Mouawad, par l’auteur lui-même et par un autre comédien, Jérôme Kircher. La ressemblance physique travaillée entre les deux hommes crée un trouble saisissant, jusqu’au moment où les deux acteurs cohabitent physiquement sur le plateau, dans un chassé-croisé  troublant entre deux lignes narratives.

C’est le procédé que va très brillamment exploiter la deuxième partie du spectacle, qui m’a parue beaucoup plus courte que les autres — ce qui prouve, comme l’énonce ce spectacle, combien le temps est une expérience relative. Les cinq histoires mises en place au préalable s’y déploient et s‘y croisent selon un dispositif scénographique très fluide qui reprend le procédé éprouvé dans Tous des oiseaux : le plateau, très peu encombré, est structuré par des demi cloisons mobiles sur lesquelles sont projetées repères temporels et spatiaux pour un tuilage rapide mais très clair.

Ainsi se construisent cinq vies dans lesquelles Wajdi  Mouawad reprend le fil inlassable qu’il dévide depuis ses premiers textes : on y retrouve  bien sûr le thème de l’exil, du rapport à la terre natale en termes de fidélité ou trahison. On y rejoue les scènes de famille, à coups de conflits, de cris… On y revoit les jumeaux d’Incendie, le peintre contemporain évoqué dans Tous des Oiseaux, la concomitance de la mort du père et du coït qui ouvre Littoral, la séance de peinture cathartique qui conclut Seul… On se replonge dans les nœuds œdipiens sous toutes leurs coutures, sans lésiner sur les coups de théâtre, les révélations cousues de fil blanc et les déclarations grandiloquentes. Ainsi cette deuxième partie pourrait aussi s’appeler « les embrassades » : chaque personnage y déclare au moins une fois à un autre qu’il l’aime « non pas parce que tu es mon frère/ma sœur/mon père… mais parce que je t’aime ». C’est beau et/ou c’est bête ?

Tout cela tient pourtant grâce aux formidables acteurs qui sautent constamment d’une histoire à l’autre, par l’artifice dénoncé d’un changement de vêtement ou d’accessoire. Certains changent de personnages : Madalina Constantin est tour à tour catholique intégriste, italienne hystérique et épouse libanaise. D’autres gardent le même dans tout le spectacle mais adaptent leur interprétation aux contextes. Il faut ici saluer l’extraordinaire partition de Norah Krief dans les rôles de Laïla, la sœur, parfois célibataire parfois mère de famille, mais toujours vive, drôle et juste. Elle constitue un des fils rouges qui permettent de tisser entre elles les différentes trajectoires par des jeux d’écho, des clins d’œil, des variations.  Laïla apporte toujours de la nourriture, du raisin sans pépins, des figues, des courgettes farcies… elle râle, elle soigne, elle réconforte.  L’actrice traverse ainsi les strates de récit avec virtuosité, allant jusqu’à donner la réplique à trois personnages de trois histoires différentes en même temps, passant d’une énergie à l’autre avec une jubilation réjouissante qui révèle le potentiel ludique de cette entreprise théâtrale.

Mais à cette flamme, Wajdi Mouawad préfère les arcanes de l’explication, les formules de la leçon, les certitudes de l’assertion. Tout y passe : la peine de mort, l’urgence écologique, le droit des homosexuels, l’euthanasie, la force salvatrice de l’art, le système de santé, la prostitution des mineures… Comme s’il ne voulait pas choisir, l’auteur accumule les sujets de société dans des raccourcis qui tournent aux clichés. Les pesanteurs du texte finissent par plomber la circulation des êtres et des thèmes et la troisième partie, moins ludique, assomme le spectateur au lieu de l’emporter. De longs monologues donnent au public toutes les clés pour comprendre ce qui aurait pu être suggéré. Wajdi Mouawad se prend au sérieux et fait de son théâtre une chaire sentencieuse, alors que la scène esquissée des retrouvailles étincelle de joie et libère fugitivement la belle énergie de la jeune troupe de Colline. On regrette qu’au lieu de terminer sur cette envolée festive, l’auteur éprouve le besoin de rassembler laborieusement tous les fils, de boucler la boucle comme s’il fallait finalement tout maîtriser et redonner au récit une linéarité à laquelle pourtant il avait réussi à s’échapper.

Racine carrée du verbe être © Simon Gosselin

Tel est l’écueil que n’évite pas ce nouvel opus de Wajdi Mouawad : beaucoup de grandiloquence, des torrents de bons sentiments assaisonnés de quelques moments chocs trop convenus. Sans nier les qualités de ce théâtre populaire, qui rassemble et émeut parfois, on aimerait qu’il fasse davantage confiance au public et accepte de ne pas tout surligner. Wajdi Mouawad construit ses spectacles comme ses peintures : avec beaucoup de matière, en confondant parfois profondeur et épaisseur.

Racine carrée du verbe être, texte et mise en scène Wajdi Mouawad avec Madalina Constantin, Jade Fortineau, Jérémie Galiana, Julie Julien, Jérôme Kircher, Norah Krief, Maxime Le Gac Olanié, Wajdi Mouawad, Richard Thériault, Raphael Weinstock et Maïté Bufala, Delphine Gilquin, Anna Sanchez, Merwane Tajouiti de la Jeune troupe de La Colline et Adam Boukhadda, Colin Jolivet, Meaulnes Lacoste, Théodore Levesque, Balthazar Mas-Baglione, Ulysse Mouawad, Adrien Raynal, Noham Touhtouh   Juliette BayiMaïté Bufala, Julien Gaillard, Jackie Ido, Valérie Nègre.
Dernière représentation au théâtre de la Colline le 30 décembre 2022. Tournée à suivre.