Jean-Christophe Cavallin: Le monde à créer (Nature, berce-le)

Le livre de Jean-Christophe Cavallin entend « déduire par analogie, d’un traumatisme infantile et du menu d’une névrose, le panorama clinique de la culture occidentale et de notre rapport au monde ». Nature, berce-le relie ainsi le plus personnel, le plus intime, au plus général, dans un raccourci ou selon une vitesse qui interrogent autant qu’ils ouvrent des perspectives.

Une des lignes directrices du livre est la question de l’habiter, du lieu pour vivre. Que devrait être ce lieu ? Comment penser ce lieu ? Comment le trouver ou le construire ? Quels rapports avec lui comme avec les autres lieux ? Ces questions concernent autant l’individu, tout individu, que l’auteur lui-même, que l’humanité. Ce livre pourrait être, sans doute, pour l’auteur, un lieu où habiter, un lieu pour dire le traumatisme lié à l’agression sexuelle subie durant l’enfance, un lieu non pas pour ignorer ce traumatisme mais pour y penser, pour créer la possibilité d’une vie, une vie réelle, malgré ce traumatisme, à partir de lui, en un sens avec lui. Les viols subis par l’enfant posent déjà la question de l’habiter et de la vie : comment habiter ma propre existence alors que le traumatisme lié à ces viols m’en expulse ? Comment habiter mon propre corps, avec mon propre corps, alors que celui-ci, comme mon esprit, comme moi tout entier, a dû mourir pour pouvoir vivre ? Ce sont, d’une certaine façon, les questions de l’enfant, et ce sont les questions de l’adulte d’aujourd’hui, celles que pose encore ce livre.

Il n’est pas question pour l’auteur de s’embourber dans une sorte d’art-thérapie, de littérature du soin, mais de penser les contours d’une éthique, de les penser à partir de soi en même temps qu’à partir du monde, une éthique indissociable d’une écologie comme « science » du lieu où habiter (écologie provenant du grec oikos, « maison ») et vivre selon un certain mode de vie. Ce lien fait entre soi et le monde, la volonté de penser une écologie générale à partir de soi n’est pas purement arbitraire. Dans le livre, le lien noué entre ce qui a été subi durant l’enfance et la méditation sur la culture occidentale et notre rapport au monde n’est pas l’objet d’une démonstration : rien ne démontre que l’entreprise est épistémologiquement pertinente. Pourtant, ce lien n’est pas gratuit, il se rapporte à une volonté de penser ou repenser les rapports du local et du global, du lieu le plus restreint et de l’immensité de la Terre – à un diagnostic concernant la culture occidentale et son rapport au monde, culture qui, effaçant le local, détruisant le particulier et le propre, le singulier, transforme le monde en une abstraction, en un objet sur lequel l’esprit peut projeter ses formes et relations loin des conditions matérielles de l’existence du monde. Ce rapport au monde inclut historiquement un oubli du monde, ouvre la possibilité très concrète et actuelle de sa mort. Pour Jean-Christophe Cavallin, il s’agirait de s’engager dans la voie inverse, de construire les conditions d’une écologie du local et à partir du local, des lieux singuliers et des habitudes singulières ou des modes de vie impliqués par ces lieux. Partir de soi ne correspond pas ici à une volonté de repli sur soi, d’abandon du global, mais à un désir d’articuler le local et le global, l’ici et l’ailleurs, d’insister sur l’ici pour repenser la Terre, les conditions d’une Terre vivable et d’une vie de la Terre.

Jean-Christophe Cavallin trouve un symptôme privilégié de la culture occidentale dans l’œuvre de Malraux, en particulier dans son rapport à l’art, aux œuvres d’art, dans la conception de son « musée imaginaire » comme dans ses « maisons de la culture ». Malraux est un « conquérant », sa représentation de la culture correspond à un « impérialisme » qui « dissout opiniâtrement tous les particularismes ». L’idée de culture présente chez Malraux, directrice de sa pensée comme de son action en tant que ministre, apparaît comme une défense à l’égard de ce qu’il perçoit comme une série de menaces : la perte de sens du monde ; une acculturation globale produite par une culture de masse ; un rapport au monde filtré par la science et la technique. Ce qui est perdu, selon Malraux, est la conscience du monde et de notre rapport au monde, et le moyen de produire cette conscience empêchée est l’art, l’œuvre d’art. Selon une dialectique dérivée d’Hegel, l’œuvre d’art est pensée par Malraux comme le médiateur entre l’Homme et la conscience de soi, un soi qui implique que soit pensée la particularité du rapport de l’Homme au monde. Pour que l’art joue ce rôle de médiateur, et en suivant la logique hégélienne, Malraux fait de l’œuvre d’art une pure forme, celle pensée par l’Homme, le rapport entre les œuvres relevant de rapports formels purement pensables. Peuvent alors apparaître une pensée humaine, une façon de penser le rapport de l’Homme au monde, une conscience de soi de l’Homme (par exemple comme être de culture, comme producteur de sens, comme être pensant, comme sujet, etc.).

Jean-Christophe Cavallin souligne comment cette dialectique est ethnocentrée, relevant d’un point de vue occidental sur l’art, sur le monde, sur l’être humain. Il souligne que cette dialectique implique moins un oubli qu’un abandon du local, du lieu et du temps singuliers de l’œuvre, des œuvres. Dans cette représentation des œuvres comme formes, dans l’idée d’un musée comme dialogue entre ces formes, dans l’approche de l’œuvre qui abstrait celle-ci de ses conditions locales et contingentes, est impliqué un effacement, justement, du local et du contingent, du singulier, de telle culture particulière. Est surtout impliquée la négation de l’idée (ou du fait) de l’œuvre en tant que moyen d’habiter, de l’œuvre en tant que rattachée à un art de vivre ici et maintenant. Si, dans sa représentation de l’art, Malraux embrasse une idée de la culture comme produit de l’esprit et pour l’esprit, Jean-Christophe Cavallin rappelle que la culture peut être aussi comprise comme art de vivre, comme façon singulière de s’inscrire dans un lieu, de construire des relations (matérielles, psychiques, symboliques) permettant d’habiter le lieu, tel lieu, permettant d’y vivre (la « culture en tant que manière de vivre et de cultiver le monde qu’on habite »). C’est ce rapport à la vie, à l’habiter comme condition de la vie, que Malraux supprime ou refoule (« Le musée imaginaire est l’inverse d’une maison ») au profit d’une conception dévitalisante de l’art et, par là-même, du monde et de notre rapport au monde (ou de nos rapports aux mondes). Ce n’est pas seulement, si l’on peut dire, que Malraux occidentalise toutes les créations artistiques du monde, qu’il minore, voire nie, les cultures du monde et leurs façons d’habiter le(s) monde(s), mais c’est aussi que par ce geste il produit une négation du monde qui rend possible, comme pour les menaces que Malraux redoute, un rapport destructeur, mortifère, au monde et aux Hommes (« L’homme précaire de Malraux, héritier de toutes les cultures, n’en produit aucune qu’il puisse habiter. Il n’est aucune espèce d’homme – l’homme grec, l’homme dogon, l’homme typai, l’homme médiéval, l’homme assyrien, l’homme papou, etc. Transcendant toutes ces espèces, il est l’homme en tant que genre. Or, le genre humain (l’homme en tant que genre) n’est pas un homme vivant, mais une pure abstraction »).

Entremêlé ou tressé à ces analyses théoriques, l’auteur fait le récit des viols qu’il a subis lorsqu’il était enfant – récit en miroir, fragmentaire, moins pour appuyer son discours d’une démonstration que pour créer des échos, des similitudes permettant de penser ces viols et ce qu’ils impliquent, permettant de penser également les soubassements de la logique de Malraux. Empruntant au psychanalyste Ferenczi ses analyses du traumatisme, l’auteur suggère que violer est aussi un geste qui implique la négation de l’autre, son effacement, son abstraction, comme il souligne que la victime, que lui en tant que victime, ne survit qu’en faisant abstraction de son corps, de sa pensée, de soi – qu’en s’abstrayant de soi, en étant expulsé du soi comme lieu à habiter, comme possibilité de vie et comme vie à cultiver. Le viol détruit et contraint à la mort – mort et destruction avec lesquelles il faudra vivre et qui, en un sens, sont les conditions pour que la victime continue à vivre. Peut-on vivre en étant mort ? Peut-on être mort et habiter la vie, sa vie ? L’enjeu de ce questionnement est de trouver un moyen de vivre en habitant sa vie non pas seulement selon l’existence d’un spectre mais d’un vivant autant que possible vivant.

L’auteur, à partir de là, peut interpréter la pensée de Malraux comme produite par un traumatisme, une pensée liée à la peur immense de la possibilité de la destruction de tout (bombe atomique, techno-massacre du monde, acculturation de masse, etc.), mais aussi à une peur face au flux vivant qu’est le monde et que l’on ne peut penser sans être débordé. Il s’agit également, sans doute, de produire un récit de soi à partir duquel agir sur soi. Puisque l’auteur se réfère volontiers à Ferenczi, on peut lire dans ce texte une logique similaire à celle de la psychanalyse pour laquelle il s’agit de permettre à l’analysé d’écrire un récit de soi à partir duquel se penser et agir sur soi. Peu importe que ce récit soit « vrai », il suffit qu’il permette cette action sur soi au profit de la vie. Il s’agirait de cela pour l’auteur : produire un récit de soi, dans ce livre, un récit qui serait déjà un lieu où le soi pourrait habiter plutôt que d’être nié par le traumatisme, lieu à partir duquel habiter sa vie comme l’auteur cherche un lieu à habiter, un nouveau lieu, une maison hors de la ville, un jardin, un espace avec ses interactions nouvelles et son art de vivre nouveau. L’important est d’être attentif à soi, de se penser non pas uniquement à partir de la généralité des symptômes ou du cas mais de sa singularité, de son désir singulier, de son histoire « locale », relative – de construire un soi habitable et vivable, vivant. Le soi est ainsi à créer, ce lieu dans lequel je peux vivre (« Là où Ça était, Je doit advenir », écrivait Freud), comme est à créer le lieu matériel, l’environnement dans lequel ma vie et la vie sont possibles (peut-être y aurait-il dans cette pensée des échos de la « chambre à soi » de Virginia Woolf).

 

Dans Nature, berce-le, Jean-Christophe Cavallin développe une pensée du lieu, du local, de la création ou invention de ce lieu, de ce site sur lequel la vie, ma vie, peut s’ériger – une vie qui relève d’une égologie autant que d’une écologie mais conçues selon une forme neuve de l’égo, de l’environnement, des interactions entre l’humain et ce qui ne l’est pas, de l’écologie comme préoccupation, comme culture, comme réinvention des rapports entre le local et le global, puisque le global n’y est pas ce qui opprime ou efface le local, au contraire, le local étant ce qui doit être pensé au pluriel pour que le global ne soit pas synonyme d’un désert peuplé d’abstractions mortes, les deux étant donc indissociables. Cette pensée sollicite Malraux, la culture romaine, Voltaire, Hannah Arendt, la psychanalyse, Fanon, Lévi-Strauss, Ursula K. Le Guin, Schiller, etc. : toute une culture savante mais tressée à une approche subjective qui privilégie l’intuition, l’imaginaire, le désir, la sensation, la mémoire, c’est-à-dire la sensibilité, le rapport au monde et à soi non médiatisé par la seule raison ou la seule culture académique. C’est cet agencement original entre le plus abstrait, le plus déductif, et le plus sensible qui constitue ici la pensée de l’auteur et en fait une pensée à la fois pour autrui, à destination d’autrui, mais aussi de soi et pour soi, comme s’il s’agissait de construire les murs d’une maison, ou au contraire de les abattre, pour que le soi puisse vivre, ici, dans cette pensée, dans ce livre, autant qu’ailleurs dans le monde.

Il est à souligner, pour finir, que ce livre développe une pensée antifasciste. Lorsque Jean-Christophe Cavallin valorise le lieu, l’ici, il ne s’agit pas pour lui de s’opposer à une forme de cosmopolitisme, de favoriser l’ancrage dans une terre, un sol, comme peuvent le faire l’éloge du terroir, qui sent toujours un peu la vieille droite, ou l’idéologie maurassienne, pétainiste, nazie. S’il s’agit pour l’auteur de poser la nécessité d’un lieu et d’un habiter, d’affirmer la reconnaissance du local, il faut aussi poser que ce lieu, cet habiter, sont non pas à retrouver mais à créer, à construire, qu’aucun lieu n’est a priori supérieur aux autres, n’est à privilégier, qu’aucun habiter, qu’aucune culture ne vaut plus qu’une autre culture, qu’une autre façon d’habiter le monde et d’être vivant dans le monde – à condition, bien sûr, que tel mode d’habitation, que telle culture, permettent effectivement d’être et de vivre dans le monde. Il s’agit de reconnaître, contrairement à ce que faisait Malraux, que le monde est un ensemble de lieux, un ensemble de points locaux, de cultures, qu’aucun sens transcendant et universel ne le hante – que le monde est par définition le lieu de significations plurielles (du sens mais pas de sens), de manières plurielles d’être au monde, dans le monde, avec le monde. L’éthologie nous enseigne que les animaux inventent des milliards de façons d’habiter le monde et nous enseigne par là qu’existent des milliards de mondes. Il en est de même pour l’être humain qui invente des manières plurielles d’être au monde, des modes de vie, des cultures locales, différentes, constitutives du monde comme pluralité, pluralisme en soi. Ce qu’ajoute Jean-Christophe Cavallin, c’est que ce monde est à créer, qu’il ne peut être que créé pour que la vie, notre vie, peut-être, soit demain encore possible.

Jean-Christophe Cavallin, Nature, berce-le, éditions Corti, janvier 2023, 173 p., 20 €