Avec son nouvel opus qui vient de paraître chez P.O.L, Ce que c’est qu’une existence, Christine Montalbetti renoue avec le modèle du roman choral qu’elle avait déjà exploité en 2016 pour La vie est faite de ces toutes petites choses (également chez P.O.L). Elle en propose une nouvelle actualisation, à la fois proche et différente, en tirant parti, comme elle aime à le faire, de la large gamme de potentialités offertes par les codes du genre. Elle propose en même temps une nouvelle variation sur une série de motifs déjà largement présents dans son œuvre : importance du sensible, sentiment de la fragilité des choses, rôle de la mémoire, fonction de recueil de l’écriture.
Variations sur le roman choral
Du roman choral, le livre réutilise maints éléments obligés : une série de personnages aux liens parfois relativement étroits (filiation ou relation amoureuse), parfois lointains, voire parfaitement contingents pour ceux qui se croisent fugitivement sans se connaître parce qu’ils se retrouvent par hasard au même endroit au même moment ou ceux qui apparaissent tardivement dans le récit et de manière seulement esquissée ; glissement d’un personnage à l’autre, d’une histoire à l’autre par simple juxtaposition que souligne encore une mise en page séparant d’un trait horizontal les différents ensembles textuels – avec parfois un lien extrêmement ténu pour les relier via telle association d’idées ou telle circonstance ou détail anodins qui leur sont communs ; omniprésence d’une narratrice qui se met en scène comme l’ordonnatrice d’un ensemble de fragments qu’elle enchaîne selon son bon vouloir et qui semble moins relever d’une nécessité narrative sous-jacente que d’une sorte de construction arbitraire proposée à l’assentiment du lecteur. Sur ce terrain métatextuel, le livre reconduit d’ailleurs nombre de modalités d’écriture caractéristiques de l’écrivaine : dialogue omniprésent avec son lecteur et ses personnages ; multiples indications de régie renvoyant au travail d’écriture en cours ; réflexions sur l’usage et les pouvoirs de la fiction ; commentaires concernant le choix des mots dont elle use.
L’apparent arbitraire des enchaînements n’interdit pas pour autant une construction sous-jacente très rigoureuse, avec à la fois un cadre temporel précis et limité – l’espace d’une journée – et un centre géographique : une place parisienne que voit de sa fenêtre le premier des protagonistes à apparaître, un homme simplement désigné comme « le père » et que son âge déjà avancé et son état de santé contraignent à rester chez lui. Le texte repasse régulièrement par ce centre autour duquel s’organise l’espace avec le carrefour lui-même et ses feux de circulation, un arrêt de bus, un café et, un peu plus loin, un square, un hôpital et une prison.
Le regard que le personnage du père porte sur l’extérieur à travers le poste d’observation que constitue sa fenêtre fait de lui, on ne peut plus classiquement, un relais intradiégetique de la narratrice qui dispose les éléments du récit en fonction de ce qu’il voit mais avec cette dimension supplémentaire qu’apporte la référence directement contemporaine à l’épidémie de Covid 19 : l’événement intégré, via le discours de régie, aux circonstances de rédaction du roman – déjà commencé dans ses recherches préliminaires et son début de rédaction, il en est modifié sur plusieurs plans comme en témoigne par exemple un premier incipit abandonné que la narratrice inclut dans le texte – fait résonner l’enfermement du père en écho au confinement du printemps 2020, dans une volonté à la fois modeste et prudente d’intégrer à la fiction l’expérience inédite qu’il a représentée tout en évitant soigneusement d’en faire le sujet central du roman. C’est plutôt que Covid 19 et confinement, par leur surgissement imprévisible dans le temps de l’écriture, viennent conférer un surcroît de force et d’urgence aux principaux motifs auxquels s’attache le roman.
Les choses de la vie
Car le livre vaut surtout par la manière dont l’écrivaine se réapproprie pour un usage tout personnel le modèle du roman choral : évoquant les lanières d’un balai qu’un des personnages plonge dans un seau, Christine Montalbetti précise qu’elles « s’y égayent comme les tentacules d’une pieuvre, gonflent, enflent, s’ouvrent » avec une comparaison qui transforme le détail d’apparence triviale en une image même de son écriture. Ce qui domine en effet, c’est l’art tout en souplesse avec lequel le texte parvient à se saisir d’une extrême variété d’éléments que l’écriture capte grâce à ce déploiement. On a dit déjà que la forme du roman choral permettait de faire cohabiter des personnages dont les liens réciproques, la caractérisation et l’importance narrative étaient inégaux. Elle permet aussi de s’éloigner à volonté du noyau narratif central pour mieux s’autoriser des incursions vers des éléments plus périphériques : personnages fugitivement croisés par d’autres et dont on rapporte un bref moment de la vie ; épisodes racontés au conditionnel comme autant de scénarios potentiels imaginés puis abandonnés par la narratrice ; figures anonymes qui sont l’occasion et le support d’une brève notation sensorielle à partager avec le lecteur. D’un côté, l’écriture esquisse ainsi des lignes de vie d’apparence secondaire mais qui drainent avec elles le plus aigu de l’histoire contemporaine, qu’il s’agisse de la trajectoire d’un réfugié syrien dont le roman nous donne à lire des fragments de journal ou du sort réservé à des prisonniers politiques turcs. De l’autre, elle prend le temps de s’attarder à des données qui, relevant du quotidien le plus banal, sont autant d’occasions de saisir détails minuscules et sensations fugitives dans ce qu’ils ont à la fois de plus précieux et de plus fragile.
Mais si La vie est faite de ces toutes petites choses invitait le lecteur à mettre à l’épreuve son rapport au sensible à partir d’une expérience de suspension temporaire du rapport habituel que nous entretenons avec le monde à travers le relais des astronautes de l’ISS, la réflexion se fait ici plus inquiète et la tonalité générale du livre plus mélancolique. À travers une série de notations où l’invention romanesque et sa tonalité ludique semblent se doubler comme en sourdine d’une dimension plus autobiographique, tend à se dessiner autour de la figure du père la présence enveloppante de la mort : expérience du vieillissement, souvenirs de sa femme morte, hospitalisation d’une autre protagoniste, évocation par la narratrice de la maladie d’un proche. Dès lors, plus que jamais, tout ce qui est se place sous le signe de ce qui est voué à disparaître. D’où cette interrogation à propos d’une banale cigarette : » [P]arce que cette façon de faire entrer en soi tout ce volatil, tout cet évanescent, et puis de le laisser filer, est-ce que ça n’entretient pas un rapport évident avec le sentiment du temps qui passe, de ce qu’on attrape et de ce qu’enfin on accepte de laisser s’enfuir ? ».
Non plus seulement l’urgence de saisir le présent en tant que présent mais celle de le saisir désormais en tant que présent toujours en passe de devenir passé et en tant que présent dont on apprend, non sans mal, à accepter qu’il devienne passé. C’est le pas supplémentaire, ô combien difficile, que semble accomplir la narratrice entre les deux livres et dont un simple adverbe (« enfin ») rend compte avec une extrême pudeur et comme dans un souffle : si l’écriture est, dans les deux cas, d’une sensibilité aiguë à tout ce qui fait la fragilité des choses de la vie, elle procède moins désormais de l’urgence qu’il y a à saisir le présent que du souci de le recueillir en tant qu’il est toujours déjà un passé à venir dont il faut apprendre à accepter la perte.
On ne s’étonnera donc pas de la description, au début du livre, des albums du père avec les photos de son fils, Tom, encore enfant ; on ne s’étonnera pas des plongées régulières dans les souvenirs du passé qu’effectuent le père ou bien Magda sur son lit d’hôpital; on ne s’étonnera pas non plus du souci qu’a la narratrice de recueillir dans son texte les mots du père : mots d’époque (celle des années de sa jeunesse), mots démodés, voire ringardisés car renvoyant parfois eux-mêmes à des objets désormais obsolètes, mots presque oubliés, inconnus en tout cas des plus jeunes, auxquels le roman redonne vie en les accueillant parmi ceux de la narratrice « pour leur faire un écrin » et mieux garder trace de celui qui demain ne sera plus : une tresse de mots pour tenter de saisir ce que c’est qu’une existence.
Christine Montalbetti, Ce que c’est qu’une existence, éditions P.O.L, août 2021, 384 p., 20 € — Lire les premières pages