De recueil en recueil, depuis bientôt une vingtaine d’années, Suzanne Doppelt s’est imposée comme l’une des voix majeures de la poésie contemporaine. Son dernier recueil, Et tout soudain en rien qui paraît chez P.O.L, vient confirmer son remarquable travail à la croisée de la voix et de l’image. Après avoir interrogé la peinture, Doppelt s’intéresse ici avec force sur la prégnance du visible, son rapport au dicible à travers l’énigme de la photographie au cœur de Blow Up d’Antonioni. Remake de ce film aux prises avec une enquête sur les fantômes de l’image, Et tout soudain en rien sonde le rapport de la captation de l’image au monde, aux mots. Autant de pistes que Diacritik ne pouvait qu’explorer en compagnie de Suzanne Doppelt le temps d’un grand entretien.
Ma première question voudrait porter sur la genèse de votre remarquable recueil, Et tout soudain en rien qui vient de paraître chez P.O.L. Vous indiquez que ce texte est d’abord né, dans une première version, à l’occasion d’une résidence aux Ateliers aux Arques sous le titre de je les ai fait devenir vert autour de laquelle vous interrogiez le film de Michelangelo Antonioni, Blow Up. En quoi ce film s’est-il imposé d’emblée comme matière première de vos investigations poétiques ? Vous indiquez également en manière de préambule à votre livre que la nouvelle de Julio Cortazar, Les Fils de la vierge et La Pornographie de Witold Gombrowicz ont pu vous inspirer : en quoi ont-ils nourri votre texte ?
Lorsque Federico Nicolao m’a invitée aux Ateliers des Arques et m’a annoncé que le thème serait « Paysage ouvert », j’ai aussitôt pensé à Blow up dont le parc, la scène essentielle, est aussi paradoxalement un paysage fermé, avec son hors champ au statut pour le moins énigmatique que Thomas le photographe tente vainement de faire monter à la surface. J’aime terriblement, et je ne suis pas la seule, le cinéma d’Antonioni, quelques allusions à ses films sont déjà là dans Lazy Suzie, un travail sur les anamorphoses. La question un peu banale que je ne cesse de me poser de livre en livre, c’est comment voit-on et que voit-on, et quelle est cette incertitude qui habite toute image. Antonioni dit qu’il se méfie toujours de ce qu’il voit, c’est mon cas ! Blow up la pose magistralement cette question, et bien d’autres d’ailleurs, selon moi c’est une véritable leçon sur l’image qui prend la forme d’une enquête « policière » et photographique.
On me reproche parfois de ne pas comprendre de quoi il retourne dans mes livres alors plutôt qu’une explication laborieuse en guise d’avant-propos, j’indique laconiquement dans la dédicace ce autour de quoi le texte va tourner. Blow up évidemment, Les fils de la vierge, la très belle nouvelle de Cortazar qui l’a très librement inspiré, un photographe dans l’île saint Louis, une femme qui racole un très jeune homme pour le compte d’un autre à l’affût dans une voiture. Et cette scène de La pornographie de Gombrowicz, un auteur que j’admire tant, un coin perdu en Pologne, un metteur en scène voyeur, un spectateur dupe, deux acteurs adolescents obligés, un meurtre, tout ça me rappelle étrangement Blow up.
Avant d’aller plus loin, arrêtons-nous, si vous le voulez bien, sur le titre de votre texte : Et tout soudain en rien. Comment l’avez-vous choisi et comment s’est-il imposé à vous ? S’agissait-il pour vous de traduire votre mouvement d’investigation des images, et en particulier celle du film d’Antonioni, à savoir retrouver dans une image l’intégralité du monde alors que, paradoxalement, rien ne se laisse aisément deviner sur l’image scrutée ? En quoi ce mouvement oxymorique, oscillant entre tout et rien, fournit pour vous plus largement la dynamique herméneutique de votre regard sur l’image même ?
Et tout soudain en rien est un vers abrégé de Ronsard tiré des Hymnes, pour le compléter il faudrait ajouter elles s’évanouissent, oui il suggère beaucoup, un mouvement continu qui laisse peu de temps à la vue – « la forme se perd mais la matière demeure », il suggère bien sûr aussi la disparition, pour s’éclipser il faut être apparu, ce pourrait être ces fantômes dont l’image est le lieu privilégié d’apparition et d’effacement, telle une maison ne demandant qu’à être hantée, et c’est le rôle de n’importe quel bon fantôme.
On croit avoir tout vu, l’intégralité de son petit monde, c’est-à-dire une section, très réduite, juste ce qui se trouve au bout de l’œil et du viseur, mais on se trompe, la photographie contient toujours davantage, elle a enregistré davantage, elle laisse entrevoir quelque chose que la vue a manqué, en l’occurrence un tueur et un mort, une toute petite partie juste derrière, à côté de l’image ou tout au fond, l’irreprésentable pourtant fugitivement et vaguement représenté. Puis là, à trop désirer voir – cette ambition qu’a Thomas de vouloir accéder au réel quand il suspecte un imbroglio, les images s’évanouissent par degré, elles rendent littéralement aveugle, l’ensemble finit par se perdre dans les grains. Et c’est une sorte de vide rempli de ces grains qui regarde alors Thomas qui ne comprend pas grand-chose à l’affaire. Il faut admettre qu’une part échappe à tous les coups et c’est tant mieux, et ce n’est pas une question de métaphysique mais celle d’une autre scène, d’un autre espace. d’un autre temps, une tache aveugle qui le demeure.

Ce qui est remarquable dans Et tout soudain en rien, c’est combien votre saisie de l’image, la manière dont, comme David Hemmings dans le film d’Antonioni, vous la scrutez avec une insistance qui ne peut manquer de conduire à dessiner une véritable poétique du Voir. L’art de regarder une image, de la percevoir comme objet du monde et comme monde en soi qui donne à voir le monde devient dans vos poèmes le lieu d’une intense interrogation sur la manière même dont le regard peut saisir les choses. Vous n’hésitez pas ainsi à proposer des pistes d’investigation sur le regard lui-même, avançant notamment que « voir c’est toujours voir ou non par un trou, celui d’une chambre obscure » ou encore que « la réalité est une affaire de réglage ». En quoi ainsi voir devient pour vous aussi une manière dont la poésie regarde la manière dont on regarde, dans une activité réflexive redoublée ?
Donc, une de mes idées fixes : qu’est-ce que voir veut dire et comment décrit-on ce que l’on perçoit ? Pour Rousseau c’est un grand hasard si l’on voit exactement ce que l’on ne se soucie pas de regarder et j’ajouterai ce que l’on se soucie de regarder aussi. Aucune garantie. Alors j’explore les dispositifs, savants ou magiques, ils m’enchantent et j’en suis dupe malgré le mode d’emploi, celui de la camera oscura reste fascinant, qu’un trou suffise à faire rentrer une image inversée du monde extérieur, une autre chambre, celle dans laquelle on fabriquait au XIXe le retour des ancêtres sur la pellicule même, et bien entendu le dispositif des anamorphoses et sa perspective savamment dépravée. L’œil hésite entre deux scènes, ce qui est reconnaissable dans l’une ne l’est pas dans l’autre et vice versa, cela nous enseigne qu’il n’y a aucun regard définitif, on perçoit différemment selon le lieu où on se trouve. Alors sans doute ce goût pour les artifices optiques, les mondes flottants a-t-il à voir avec une certaine incertitude chronique qui est la mienne, voir c’est perdre en partie, et ce que je vois n’est-il pas déjà en train de changer ? Il faut donc s’y reprendre à plusieurs fois, plusieurs fois faire le tour, insister, tirer des fils de part et d’autre, varier, modifier, transformer, le texte suit l’oeil dans ses mouvements, ses tâtonnements, et ses repentirs, comme en peinture il lui arrive de recouvrir. Les deux prennent acte d’une certaine obscurité, celle par exemple qu’Antonioni évoque dans L’Eclipse lorsqu’il se demande ce que l’on voit quand la lumière disparait provisoirement.
Dans Blow Up, le personnage du photographe qui, sans le voir, prend une photo qui peut-être est celle d’un meurtre puis se voit alors jeté dans l’incertitude et la folie du voir devient progressivement une manière d’enquêteur. A votre tour, redoublant ou réfléchissant son geste, vous devenez à votre tour celle qui se lance dans, écrivez-vous, « une enquête au fin fond de l’image ». A ce propos, vous avancez combien le photographe n’est ni « un philosophe ni même un limier » : diriez-vous ainsi la même chose de votre travail poétique ? En quoi s’agit-il d’un travail d’enquête ? Comment pourriez-vous qualifier votre questionnement de ce que vous désignez comme « un jeu savant pour l’œil » ?
Oui Thomas devient un détective, il enquête sur le terrain et surtout dans l’image, il découvre qu’il y a des strates, une profondeur qui simule des plans, une ligne de fuite, des coulisses en somme et qu’il s’est peut-être passé quelque chose. Il a besoin d’aide, je tente de lui emboiter le pas, de le seconder, je suis sa doublure d’invisible ! Il n’est ni un philosophe ni un limier, c’est Antonioni qui le dit, d’ailleurs il n’arrivera à rien, pourtant il a l’œil soi-disant exercé et une loupe à la main. Je le suis à la trace dans ce parc et dans sa chambre noire non seulement parce que j’aime les parcs et les chambres noires mais aussi parce que je raffole des enquêtes qui n’aboutissent pas. Cosmos de Witold Gombrowicz m’avait fait suivre dans Amusements de mécanique ces deux gentilshommes polonais qui parcourent de façon obsessionnelle un théâtre bucolique encombré de signes se composant et se décomposant, se combinant entre eux au fur et à mesure du récit. On y avance par associations, analogies, par un pas de côté mais la résolution est toujours à venir. C’est l’impossible et magnifique histoire d’un secret absurde qui le restera. Comme restera irrésolue l’énigme de Blow up. Ou celle d’une femme mordue par une tarentule inoffensive qui la rend neurasthénique et l’oblige à danser jusqu’au bout de la nuit. Encore Gombrowicz décidément : Qu’est-ce qu’un roman policier ? Un essai d’organiser le chaos. Pour ma part j’essaie juste de le scruter un peu.
Ce qui ne manque pas de frapper dans votre travail poétique ici, c’est combien cette photographie devient une véritable hantise. Elle hante, sans être matérialisée non plus qu’aisément matérialisable, la conscience poétique du texte en ce que précisément elle matérialise sans le matérialiser lui-même le monde. Cette image semble traduire pour vous ce qu’est le monde passé dans l’image : un fantôme de fantôme, un spectre de spectre qui, dès lors, ne peut qu’obséder celle ou celui qui l’a vu. Si bien qu’à la vérité, ce n’est peut-être pas tant l’image qui obsède votre poème que la promesse du monde qu’elle fait entrapercevoir : diriez-vous ainsi que votre poésie est celle d’une quête de l’atome dont l’image est le souvenir bientôt évanoui ?
C’est en effet l’image qui fait apparaitre l’événement c’est-à-dire un crime et sa conséquence un cadavre sous un arbre, doublement hors champ, un spectre qui va apparaitre et disparaitre de la réalité et de l’image, sans doute tous les événements essentiels dans les films d’Antonioni ont-ils lieu hors champ, hors cadre, la mort de David Locke dans Profession : reporter, l’explosion finale de Zabriskie Point. Et comme Thomas et moi-même n’avons rien vu dans un premier temps, il est normal d’être obsédé par ce qui pointe de stupéfiant dans le révélateur. Mais c’est « l’atome » qui retient mon attention, non parce qu’il s’émancipe des mythes mais parce qu’il organise le mouvement, le devenir, le vide et sa puissance, il y en a en nombre infini dans l’infini du vide, des mondes innombrables, ils se croisent, s’entrechoquent, s’entrelacent, un jeu de relations, une vraie danse, et c’est dans ces intervalles que j’imagine l’écriture se déplier. Un intervalle mental entre un paysage réel, jamais vraiment perçu et sa représentation comme un indice, une allusion, un symptôme, une idée… Du parc au studio photo, du vert au noir et blanc, ce nuancier réduit et mélancolique qui rend tout encore plus incertain. C’est là dans cet entre-deux que l’écriture joue à se déplacer, passe du proche au lointain, une histoire de réglage quasi permanent, entre plusieurs atomes, entre plusieurs scènes, encore les anamorphoses. Je crois avoir admis qu’il est impossible de rendre compte, le rébus est indébrouillable, alors je pratique volontiers et sans nostalgie cette valse-hésitation devenue chronique. L’image n’est pas seule à être hantée, c’est aussi dans ces écarts que s’agitent les fantômes.
Comme dans chacun de vos livres, Et tout soudain en rien ne propose pas uniquement des textes : au lisible se joint du visible. Des images, des collages de réflexions, parfois légendés mais comme si la phrase était elle-même l’illustration. Quelle valeur et quelle fonction attribuez-vous au fil de votre texte à ces apparitions d’images qui forment finalement texte en soi ?
Des images il y en a depuis le premier livre, mais de moins en moins, elles tendent à disparaitre, j’imaginais qu’après la bulle de savon de Rien à cette magie, il n’y en aurait peut-être plus, une bulle sur le point d’exploser, une dernière image sur le point de s’effacer, mais j’aime me rappeler que Paul Otchakovsky-Laurens me disait de surtout continuer à en fabriquer, je l’ai reçu comme une douce injonction.
C’est je crois un des effets de plus de ma perplexité, voilà encore un espace intermédiaire où se tenir, entre le texte et l’image, les deux louchant l’un vers l’autre mais conservant leur distance, là se jouent une forme de tension, des renvois, une temporalité particulière, un voisinage qui définit d’autres niveaux de sens ou de non sens, un système d’échos, dans le texte clignotent des images et dans les images se lit du texte et éventuellement un récit supplémentaire, un récit muet à sa façon si on les considère, ces photographies, comme une sorte de petit clip. Peut-être ont elles en outre pour fonction de me donner l’illusoire réconfort d’un dédoublement.
Enfin ma dernière question voudrait revenir sur Blow Up d’Antonioni et notamment son histoire dans l’histoire du cinéma. Au même titre que Vertigo, il s’agit d’un classique qui a pu inspirer d’autres films et faire l’objet de nombreux remakes, qu’il s’agisse de Conversations secrètes de Coppola, Profondo Rosso de Dario Argento ou encore plus directement Blow Out de Brian de Palma. Diriez-vous à ce titre que Tout soudain en rien est une manière de nouveau remake de Blow Up ?
Je dois avouer que je n’ai vu aucun de ces remakes, par fétichisme et sans doute craignant à tort d’être déçue. Ce serait très vaniteux de prétendre que ce texte en est un, il s’amuse juste à assister un peu Thomas qui n’est ni un limier ni un philosophe mais un photographe dernier cri en plein dans son époque, le Swinging London. L’assister jusqu’à ce qu’il semble comprendre qu’il n’a rien vu et que s’il a vu, il n’a peut-être pas vu, mais qu’il joue, il joue à voir la balle par exemple, la balle d’une partie de tennis délicieusement mimée, une des très grandes scènes, selon moi, de l’histoire du cinéma.
Ce travail répond aussi à une sollicitation, au-delà de l’invitation aux Arques, celle de ces quelques objets, de ces quelques sujets qui me poursuivent et qu’il faut que j’honore, en m’intéressant à eux d’un peu plus près pour qu’ils arrêtent de se rappeler à moi comme de petits fantômes non honorés.
Suzanne Doppelt, Et tout soudain en rien, éditions P.O.L, novembre 2022, 80 p., 13 € — Lire un extrait