« Je marchai ainsi toute la journée, jusqu’à l’autre bout de la forêt, à des endroits où je n’étais jamais allé. Je vis de nombreux animaux : des élans, des chevreuils et des cerfs, qui, à ma vue, s’immobilisaient en me fixant de leurs grands yeux pensifs ; des ours qui tentaient maladroitement de me saluer ; des loups solitaires qui traînaient — mais pas un seul humain. Finalement, vers le soir, alors que j’étais mort de fatigue, le couvert se fit moins dense. Je finis par atteindre l’orée des bois ; au loin, il y avait un village inconnu. Des gens s’étaient rassemblés sur une vaste place, ils faisaient du feu et ils jouaient à la balançoire. Ils criaient, ils riaient. Ils étaient nombreux.
La forêt était assiégée de tous côtés par ces gens et par leurs villages.
« Bon, et alors ? », siffla une voix. C’est alors seulement que je me rendis compte qu’Ints avait rampé à mes côtés durant tout ce temps. Son regard amical ne trahissait aucune lassitude.
« Laisse-les donc être nombreux », dit Ints en se remettant en boule. « Laisse-les vivre en grappes, les uns sur les autres. Comme les fourmis, cette espèce de vermine. Des grains de terre avec des pattes, qui ne méritent pas qu’on leur prête attention. Ils doivent serrer les rangs pour simplement survivre. Pas le choix, ils ne savent pas notre langue. Qu’est-ce que ça peut te faire ! »
Trop fatigué pour répondre, je me jetai sur la mousse en fermant les yeux.
« Je n’ai pas la force de rentrer à la maison. Je dors ici. »
« Tu vas prendre froid, c’est déjà l’automne. Mais si tu veux, il y a un terrier de serpents à proximité. En fait, il y en a un peu partout dans la forêt, notre race en a creusé de partout. Il fait chaud là-dedans, allons-y. Tu dormiras bien.
« Merci. »
Ints rampa devant tandis que j’essayais de clopiner à sa suite sur mes jambes endolories. C’était sans doute pour cela que Ints ignorait la fatigue : pas de jambes à traîner. Nous arrivâmes à un arbre mort, couché par terre, sous lequel une entrée, étroite comme toujours, menait au terrier.
Je rampai à l’intérieur. Dans le terrier, il y avait d’autres reptiles, qui me considérèrent avec curiosité. J’étais si loin de chez moi que tous m’étaient inconnus. Je les saluai dans leur langue et me couchai dans un coin. Aimablement, ils me firent de la place.
En m’endormant, je me sentais plus serpent qu’humain, et cette sensation me consola un peu. »
Andrus Kiviräkh, L’Homme qui savait la langue des serpents (2007), traduit de l’estonien par Jean-Pierre Minaudier, Éditions Attila, 2013, pp. 146-147.
