Le parti-pris des choses d’Eula Biss : Avoir et se faire avoir

© Christine Marcandier

En 2014, Eula Biss achète une maison et elle entre ainsi dans « l’escalier en colimaçon » de l’avoir et se faire avoir, comme le condense le titre de son livre, articulation d’éléments contradictoires pour dire des sentiments eux-mêmes complexes face à cet achat quand on ressent aussi un « inconfort face à ce confort ». Devenir propriétaire sera pour l’autrice l’occasion de réfléchir à de grands sujets (le capitalisme, l’art) à travers de petites choses, de penser des phénomènes sociaux et collectifs via son cas particulier, faisant d’Avoir et se faire avoir un texte singulier, ni vraiment essai ni pleinement roman, journal et recueil de moments et de lectures, selon la facture si singulière que quelques autrices américaines impriment au genre de l’essai (déconstruit, et comme froncé) qui devient une « expérience de démantèlement de soi ».

Quand Eula Biss emménage en 2014, elle sait le caractère exceptionnel d’avoir enfin pu accéder à la propriété mais elle a aussi conscience que sa « nouvelle vie extraordinaire » finira par lui paraître ordinaire et elle veut garder une archive et des traces de cet état antérieur si déstabilisant. « Ce livre est le fruit de cette contradiction », comme elle l’écrit dans les notes finales d’Avoir et se faire avoir, tout entier tissé dans le trouble de ces mots « bon, art, travail, investissement, propriété, capitalisme » dont le sens ne lui semble plus aussi évident, dont elle va inlassablement interroger les rapports mais aussi l’étymologie et l’histoire de chacun. « C’est mon présent que je regarde », souligne-t-elle, nourri de ses conversations avec ses amis, écrivains comme elle, de ses lectures, de ses réflexions sur ce que ce nouvel état de propriétaire change (ou non) à sa représentation d’elle-même comme de la société dans laquelle elle se situe. Avoir et se faire avoir est ainsi une forme d’enquête qui s’édifie sur « un certain mode de vie blanche », dans le double sens anglais de ce white, son statut de femme blanche comme ces white lies (pieux mensonges) que l’on se raconte pour se dire que l’on n’a pas rompu avec ses idéaux quand on entre dans la vie matérielle.

Collection d’instants (et peut-être recueil de poèmes ou essai en plusieurs épisodes, comme le suggère Eula Biss dans les notes finales du livre), Avoir et se faire avoir s’inscrit dans une filiation, Emily Dickinson, Virginia Woolf, Gertrude Stein, Alice B. Tokias, Joan Didion, « doublures » issues comme l’autrice de la classe moyenne ou supérieure blanche, pour faire de « ces femmes qui m’avaient servi de modèles » des « personnages aux histoires édifiantes ». C’est en effet tout un rapport des femmes aux espaces et choses concrètes qui se voit interrogé et appuyé sur un dialogue avec ces grandes aînées comme avec des autrices contemporaines. Parmi elles, Maggie Nelson qui parle d’« abstractions vraies » quand il s’agit, comme avec une chambre à soi, d’un espace à la fois littéral et abstrait, réel et symbolique. Qu’est-ce donc qu’un Lieu à soi, pour traduire Woolf avec Marie Darrieussecq, refusant l’assimilation systématique des femmes à la sphère privée — puisque Woolf écrit a room et non a bedroom, soit un espace de travail comme le laboratoire d’une pensée qui ondule. Ainsi se construit chez Biss une voix depuis des voix, dans la « texture » et le « ton » de la « conversation intime », des pensées qui se coltinent à nos vies présentes, à ces espaces qui nous disent et nous (dé)construisent, un livre qui gagne à être lu dans un rhizome de pensées féminines anglo-saxonnes qui, comme Eula Biss, s’essayent à une écriture singulière, ne fixent rien mais jouent de troubles, d’interrogations puissantes qui remettent en question nos représentations et la manière même de les mettre en forme — Maggie Nelson, donc, mais aussi Rebecca Solnit, Deborah Levy, Kate Zambreno, toutes singulières mais qui ont un même rapport décomplexé aux genres, aux types de récit qu’elles font dériver, qui enjambent les frontières et cassent les apories, ne sont jamais aussi universelles que lorsqu’elles s’exposent. Avec elles le foyer, cet espace privé et domestique auquel on a voulu réduire les femmes, est un foyer au sens brûlant et incendiaire du terme.

Au cœur de ce livre une contradiction, liée au capitalisme de masse dans lequel nous évoluons, ce « je veux tout et je ne veux rien » dans lequel nous sommes embourbés. Quelle serait la frontière entre biens essentiels et choses dispensables ? Il s’agit donc pour Eula Biss de transformer un « banal portrait de la vie cossue en critique désabusée de cette même vie ». L’enjeu sera de tout exposer, de donner les vrais chiffres, les vrais noms, pour dire concrètement ce que l’achat d’un pavillon de briques à Chicago a changé dans une existence. Par exemple, raconter que l’ancien propriétaire louait la maison pour des tournages de films. Il suffit de quitter la maison trois jours et deux nuits pour gagner 8000 $… C’est tentant. Walmart voudrait justement tourner une pub dans une maison typiquement afro-américaine de Chicago et reconstituer ce que le réalisateur et la décoratrice blancs estiment être un intérieur de ce genre… alors que le pavillon jumeau est occupé par des afro-américains ! La maison sera l’espace de ce type de notations, parfois anthropologiques ou sociologiques, souvent intimes, toujours disjonctives, le relevé de ces contradictions liées aux privilèges, blancs ou financiers. Il ne s’agit pas d’accuser ou de s’exonérer par une critique qui donnerait bonne conscience. Eula Biss raconte ses propres apories, comme sa passion pour le poétique nuancier d’une célèbre marque de luxe de peinture à 110 € le pot, prix indécent mais cette peinture est aussi « intolérablement lumineuse, indéniablement plus belle que les autres ». Faut-il succomber ? Biss convoque Elizabeth Chin citant Marx — le capitalisme « pousse les gens à avoir des relations avec les choses plutôt qu’avec les autres ». Toute consommation (consumere, s’emparer, prendre le contrôle) est-elle possession et destruction ? Qu’investit-on dans un achat de maison puis de tous ces objets qui sont supposés accompagner cet achat, meubler, occuper l’espace, comme la saucière que son mari John a jugé indispensable à un Thanksgiving réussi ? Lui aussi est pris dans ce que l’achat de cette maison a provoqué : « nous avions de l’argent, concède John, mais nous l’avons dépensé dans cette maison. À présent nous habitons notre argent ».

Il est délicat de tenter de rendre compte de l’immense variété de ce livre, ondulant lui aussi autour de sa double question centrale, l’art et le capitalisme (titre de plusieurs chapitres) et de son lieu radiant, une maison comme point de vue depuis lequel cartographier le capitalisme. Ce serait manquer sa manière, ses analyses déroutantes sur tant de « détails » qui sont des coins pour forcer nos représentations trop installées. Ainsi ce récit de l’invention de The Landlord Game par une femme, transformé en Monopoly par un homme qui, lui, deviendra millionnaire ; ces réflexions sur les collections de cartes Pokémon de son fils (qui ne sait pas y jouer) ; les observations sur le capital — économique, culturel, social — et le lien entre ces trois dimensions, les notations sur le crédit, l’investissement, toutes ces notions que le capitalisme a colonisées ; les remarques sur les musées (collections d’œuvres ou expériences de l’argent ?), nos loisirs (une manière, comme le travail d’ailleurs, d’afficher notre statut de manière ostentatoire ?). Ce sont toutes ces femmes aussi qui traversent le livre, des sorcières et écoféministes, d’autres qui ont servi de secrétaires à leur génie de mari ou de compagne… Mais aussi des hommes comme Eric, un des anciens étudiants d’Eula Biss, en train d’écrire un essai sur la climatisation et la manière dont notre confort est toujours une destruction, Eric qui lui raconte qu’une statue de femme, sur le fronton de Wall Street, représente « l’intégrité protégeant les œuvres de l’homme », or c’est à la bourse de New York qu’a été installée la première climatisation… Là est le sel de ce livre, se saisir d’instants et détails en apparence discontinus, mais toujours dans le mille, pour interroger nos grands récits cadres et les remettre en question. Et ce maillage va de Scoubidou à Marx, d’Ikea à Anna Tsing, de Vivian Maier à Beyoncé, et ces couplages sont infinis.

Quel peut être l’espace d’une liberté possible (liberté de pensée, liberté d’action), dans le système si cadré et normé qui est le nôtre ? « Étant donné la nature du jeu » comment « jouer en suivant ses propres règles » ?  Eula Biss, dans Avoir et se faire avoir, fait ses comptes, renverse et défait le cours des choses, interroge nos valeurs et en tire un livre de conte sur nos présents empêchés comme une manière d’exercer et expérimenter sa pensée comme celle de ses lecteurs — « les mensonges auxquels nous voulons bien croire nous racontent quelque chose de nous-mêmes ». Là est sans doute cette liberté tant cherchée : « l’art est libérateur parce qu’il ne rend pas de comptes »…

Eula Biss, Avoir et se faire avoir (Having and Being Had, 2020), traduit de l’anglais (USA) par Justine Augier, éditions Rivages, août 2022, 280 p., 21 €