Dérives de Kate Zambreno : ceci n’est pas un livre, ceci est plus qu’un livre, un journal d’écriture, le laboratoire du contemporain, une autofiction qui parle plus des autres que de soi, une forme inouïe, rhizomique et fluide, rhapsodique et plastique, un essai sur Rilke, Kafka, Walser, Varda, Akerman, les espèces compagnes, le fugace (et son atemporalité), etc. — et tout le livre est dans ce etc.. Dérives est de ces livres sont vous savez, dès les trois premières pages, qu’ils sont à la fois ce que vous attendiez sans même le savoir et tout ce à quoi vous reviendrez, sans cesse.
On doit à Émilie Lassus (éditions La Croisée) la première traduction d’un livre de Kate Zambreno en France. Aux États-Unis elle fait partie de ces autrices à la fois installées et cultes, suffisamment wild pour ne pas totalement rentrer dans les cases et pourtant là, impérativement là. Kate Zambreno est là parce qu’elle reste dans les marges. Elle a écrit, beaucoup : O Fallen Angel (2009 et 2017), Heroines (2012), Apoplexia (2013), Green Girl (2014), Book of Mutter (2017), Appendix Project (2019), Screen Tests (2019). Son dernier livre est un essai sur Hervé Guibert (To Write As Already Dead, 2021) et l’on pourrait justement citer Guibert, son Ami qui ne m’a pas sauvé la vie, pour dire ce qu’est Dérives : « (…) j’entreprends un nouveau livre pour avoir un compagnon, un interlocuteur, quelqu’un avec qui manger et dormir, auprès duquel rêver et cauchemarder, le seul ami présentement tenable ». Le livre accompagne, il n’est pas ce qui sauve la vie mais fait respirer et tenir debout, écrit parce qu’absolument nécessaire. Il est dialogue, multiple, avec soi et avec les autres, avec les autres en soi, avec nous qui le lisons. Il tisse des notes et fragments, les tresse dans une dérive qui n’est pas seulement un titre mais bien une forme et une manière d’être, singulière parce que dans une absolue porosité au monde et une différence radicale. Dans une expo au Brooklyn Museum, Kate Zambreno photographie une page d’un carnet de Basquiat, qui rassemble son propre être comme son projet d’écriture, par anticipation et compagnonnage : « I fell like a citizen it’s time to go and come back a drifter » (« Impression d’être un citoyen temps de partir pour revenir vagabond à la dérive » — et profitons de cette parenthèse pour souligner l’énergie et la texture de la traduction française de ces Drifts, par Stéphane Vanderhaeghe).

Kate Zambreno l’a dit, ce qui l’intéresse c’est le fragment, les notes, ce qui se produit et se poursuit… d’écrire sur l’éphémère, le quotidien et, à partir de cette matière, de penser une crise en soi et au-delà de soi (I am more interested in the fragment, the notes, what is ongoing or continuing… To write about what is ephemeral, the daily, and to use it to attempt to think through the crisis of the self and what is beyond the self). Ce programme, Dérives le réalise : chez Zambreno, fiction et non fiction sont indissociables, la réflexion nourrit constamment l’écriture, et tout détail ou moment fait naître, ensemble, récit et théorie, tout en gardant trace d’un processus d’écriture comme de réflexion. Dérive en anglais (drift) donne à entendre draft (brouillon), comme un chiasme productif : on pense aux Essais de Montaigne, à cette écriture par strates et couches de temps, à ce déploiement scriptural de l’espace (intérieur et extérieur), à cette manière de se peindre, « nu » mais sans jamais aucune complaisance, pour mieux dire une époque. Et travers soi, à travers son époque, dans l’éphémère ou le quotidien, dans le fragmentaire, trouver une universalité comme une totalité qui ne réduisent pas le chaos intérieur et/ou collectif. Un tel équilibre tient du génie. Il est là : Zambreno capte un processus poétique et un flux mental, celui qui conduit à la pensée comme à la (dé)construction du livre, un processus qui est ici la forme-même du récit. Zambreno conserve la dynamique des « nouveaux possibles ». Comme elle le note, comme en passant (alors que tout se dit là), « lire c’est écrire, prendre des notes c’est écrire, regarder des films c’est écrire, recopier c’est écrire. Veiller à prolonger toutes ces activités avec une même intensité, en vue de parvenir à une expérience totale de la littérature ».

« Je suis fait de littérature, confesse Kafka à Felice dans l’une des premières lettres d’amour qu’il lui envoie, rappelant leur conversation sur Goethe lors de leur première rencontre, dans le salon des Brod. Je ne suis rien d’autre, ni ne pourras jamais être autre chose ». Qui est le dernier je, répété, celui de Kafka ou celui de Zambreno ? Là est la dérive selon l’autrice, une manière assez sidérante de rassembler ce qui s’oppose ou de faire apparaître autrement ce que l’on croit connaître, frotter les je de Rilke ou Kafka au sien, puiser dans leurs journaux et carnets de quoi penser son propre livre. L’écrivain est cet être étrange, seul, irréductiblement seul — personne ne peut lui sauver la vie —, pris dans un quotidien qui induit l’altérité (le couple, cet (im)possible), interdit face au gouffre de celles et ceux qui ont cartographié l’espace intérieur et les lieux formels avant lui. Là est Dérives : affronter tout ce qui brise l’élan, tout ce qu’il est impossible de dire, et trouver dans ces apories multiples le creuset de sa singularité formelle, de relances en reprises, de textes en photographies, les sien.ne.s comme celles des autres, de ces immenses autres qui ne l’intimident pas mais nourrissent « ce désir qui est le mien d’écrire un roman qui contienne l’énergie de la pensée ». Dérives c’est l’anamorphose du je (« plutôt qu’une identité qui chercherait inlassablement à se renforcer, l’identification avec le dehors »), la pensée comme énergie, le tissage entre le quotidien et l’art, le collage comme récit, le montage comme textualité, la reprise au sens le plus musical du terme, les couplages (« Sebald à ses étudiants : en cas de doute, introduisez des jumeaux dans votre récit »), l’essai et le fragment comme dynamiques, le temps comme matière, « la superposition du temps et de l’espace ». « Pour moi le travail consiste à la fois à penser et arrêter de penser ».
« Qui sont les personnages de votre roman, me demandent les gens à la maison d’édition, et s’y passe quelque chose ? » : oui. De dérives en dérives, Kate Zambreno (dé)construit bien un récit : sa vie dans la ville (Brooklyn), avec John qui rêve sans fin qu’ils déménagent, ses cours de creative writing (et ce que signifie être vacataire dans le système universitaire américain), ses amies (dont on se demande si elles ne sont pas d’autres elle-même), ses animaux (son chien Genet qui a d’aillleurs « de faux airs de Rilke », les chats errants du quartier), un cambriolage, sa grossesse. Chaque fois il s’agit d’interroger la lisière entre soi et une altérité, ce que ces frictions disent de l’une comme de l’autre, de situer l’écriture sur cette lisière. Genet est à la fois un chien et un interlocuteur, une présence apaisante et un puits de questionnements. Qu’est-ce qui nous retient et nous attache ? Comment être dans un rapport à l’autre (ici, par exemple, le chat errant dont Zambreno écrit « mon chat ») qui le et nous laisse libres ?
Au fil des pages se construisent des récurrences (les brins de bruyère de Rilke, les roses de May Sarton), apparaissent des motifs, des obsessions et des tropismes mais toujours radiants, dynamiques, sans jamais se voir figés par la certitude, le savoir ou la croyance. Ne demeure qu’une présence absolue, qui est un regard, une intensité dans le (faussement) hétéroclite qui la et nous compose, une « incandescence », une ironie aussi, et une drôlerie folle malgré un sentiment dominant d’intranquillité. Né d’un projet par essence aporétique (« ce que je voulais vraiment écrire était mon présent »), tendu par un autre impossible (pratiquer « cette écriture qu’on pratique lorsqu’on n’écrit pas »), Dérives parvient à se situer au creux d’un ineffable : trouver la plénitude dans la contemplation et le désœuvrement, dans une « récriture complète du moi », ce qu’après Blanchot, Kate Zambreno nomme « une décréation ». Dérives décrée, laisse « l’œuvre prendre forme hors de toute contrainte », dans des correspondances, des digressions, des retours dont l’autrice a, en prime, l’élégance de laisser croire à son lecteur qu’il en construit une partie.
Kate Zambreno, Dérives (Drifts, 2020), traduit de l’anglais (USA) par Stéphane Vanderhaeghe, éditions La Croisée, février 2022, 416 p., 22 €