Choses lues, choses vues (29), Bande dessinée, images: Tardi, Blutch, Guerrive, Trapier, Franquin, Loustal, Cilluffo

© Virginie Vincienne

Je me souviens de ces mots prononcés en 1984 à Francfort par Morton Feldman : “De plus en plus, au quotidien, je travaille avec le sentiment d’avoir accompli ma tâche pour la journée. Cela peut représenter deux heures comme seize heures, cela peut être deux jours d’affilée sans sommeil. Le tout est de sentir que j’ai achevé le travail du jour. Je ne compte pas le travail que je fais, c’est un simple besoin psychologique de sentir que j’ai fait ma journée. Parfois ce travail quotidien peut consister à attendre.” Il parlait en compositeur, mais ses propos s’appliquent à toutes sortes de travaux d’écriture. Si on n’est pas monomaniaque, ou contraint par un contrat dictatorial (y compris avec soi-même), on peut passer, à tout moment de la journée, d’une activité à une autre : jouer du piano, s’installer dans un fauteuil avec une pile d’ouvrages à lire ou à relire, noter quelques petites idées à la table, aller pendre l’air, mains dans les poches, etc. Banalité du quotidien dans lequel s’inscrivent ces chroniques, démarrées dans un pur esprit de flânerie, mais qui requièrent de plus en plus un entraînement de semi-marathonien – ce qui, au fond, n’est pas si mal en ce qui concerne l’entretien du corps. Qu’il s’agisse de s’engager dans un travail de création personnelle ou de faire passer deux ou trois échos d’un plaisir de lecture, ce qui compte, c’est d’accomplir ce travail du jour dont parle Feldman. Du dernier rêve au petit matin à l’agitation en fin de journée avant endormissement, cinq minutes (le temps de saisir une idée, parfois idiote, au vol) ou une dizaine d’heures de labeur acharné seront consacrées à ce qui sera jeté dans la toile comme une bouteille à la mer. Parfois cette activité consiste à attendre on ne sait quoi, sans pour autant s’estimer lésé si rien ne vient. So May We Start ?

1.

Devant écrire au printemps 2020 quelques pages pour le numéro 6 de la revue Bédéphile en grande partie consacré à Tardi, j’avais choisi de reparcourir les Aventures d’Adèle Blanc-Sec. Au moment d’en arriver au Labyrinthe infernal, alors neuvième et dernier épisode de la série, j’avais émis l’hypothèse que, même si une suite intitulée Le Bébé des Buttes-Chaumont avait été annoncée en 2007, ces Aventures pourraient être frappées de la même malédiction que les symphonies romantiques où, de Beethoven à Mahler en passant par Schubert, la dixième a toujours échoué à se concrétiser. Après avoir égrené les noms des personnages apparaissant, disparaissant et ne cessant de faire retour (de Fia à Fluet en passant par Flageolet, remarquant à quel point il est facile de se perdre dans ce labyrinthe infernal des dénominations de personnages dont Jacques Tardi a le génie), j’avais lancé cette nouvelle hypothèse : Imaginons que le patronyme de l’auteur occasionne, dans un énième et improbable épisode, le surgissement d’un tardigrade – cet animalcule, « marcheur lent », aussi increvable que minuscule – géant.

Quinze ans après, Le Bébé des Buttes-Chaumont nous arrive, presque par surprise : 62 planches cette fois, comme un Tintin en couleurs. Et sur la soixante-deuxième et ultime – non seulement de l’album, mais de la série –, ce que j’avais imaginé sans trop y croire se concrétise. D’aucuns auront trouvé ça foutraque et aberrant (mais il faut savoir qu’aberration signifie dérivation, égarement, dispersion, ce qui convient parfaitement à ce final aussi sidérant que drôle), se sentant floués par la manière dont un de leurs auteurs favoris (pour eux soudain trop désinvolte) clos ainsi un assez long feuilleton qu’ils ont suivi, pour certains durant quarante-six ans, avec autant de délice que d’inquiétude d’en perdre le fil. Si on balaie rapidement du regard ce qui a été publié à son sujet sur les réseaux sociaux, on peut relever autant de cris de joie (mais sans trop d’enthousiasme) que de lamentations contrariées, voire de colère. Tout était pourtant prévisible. Pour qui a correctement lu les épisodes précédents, cette manière de jeter (si on me permet de jouer à mon tour avec les mots) le bébé avec l’eau du bain (au lieu de ménager la chèvre et le docteur Chou) semblera plutôt évidente, dans sa manière de tromper l’attente tout en la satisfaisant. L’attente doit d’autant plus être déçue que la déception est moteur depuis le début de cette histoire. Le dossier Adèle a été refermé avant qu’il ne soit trop tard pour apposer une clause interdisant à quiconque de le rouvrir : Ainsi s’achèvent, pour toujours… Gare aux faussaires qui seraient tenté(e)s d’y donner suite.

Le Bébé des Buttes-Chaumont, p.64, fragment © Tardi/ Casterman

On respire. Tout est réglé – ce qui ne signifie pas élucidé (mais comment peut-on ne pas comprendre que ce qui ne pouvait l’être, ne devait surtout pas l’être ?) S’il ne me semble pas scandaleux d’émettre quelques infimes réserves sur tel ou tel détail, comme la relance incessante (obsessionnelle) de références ou reconnaissances en bas de page – manifestant quelques marottes de grand analysé, se comportant parfois de manière régressive (ce qui, on le sait depuis le début, est partie prenante de l’affaire) –, il est hors de question de ne pas prendre aussi bien la trame narrative que l’exécution graphique de ce nouveau jeu de massacre pour ce qu’elles sont : un passage à l’acte accompli, de manière plus détendue que pour certains des épisodes précédents comme le très jouissif Momies en folie qui proposait déjà en 1978 d’en finir avec le monde d’Adèle Blanc-Sec en faisant disparaître la quasi-totalité des personnages (Le Secret de la salamandre avait suivi, perturbant nombre d’addicts qui n’ont jamais retrouvé l’enthousiasme suscité par la lecture des trois premiers épisodes). Le Bébé des Buttes-Chaumont se conclut avec autant d’amour que d’humour : la mélancolie (l’humeur noire) est soudainement terrassée, sans pour autant s’être banalement transformée en nostalgie.

Je n’en dirai pas davantage. Comme je me suis offert cet album en flânant dans les librairies du centre – j’allais dire : du ventre – de Paris, je me réserve le droit de me contenter de manifester, via ce bref paragraphe “non critique”, ma franche désapprobation de tout rejet excessif de ce final partant en tous sens, donc parfaitement en phase avec l’esprit de ce feuilleton que je trouve légèrement sous-estimé eu égard à ce qu’il aura apporté de vivant (jusqu’à redonner chair et sang à des os momifiés, plus aptes à rouler des patins que les brailleurs avinés qui entourent notre héroïne emportée dans la dérive des contaminations sentimentales).

Toujours du côté des auteurs de bande dessinée dont on attend monts et merveilles, Blutch nous fait la surprise de sortir son nouvel opus, La mer à boire, aux Éditions 2024. Il s’agit d’une encore jeune maison d’édition sise à Strasbourg et à juste titre réputée pour la qualité de son catalogue. Si ce nouveau livre du signataire de Vitesse moderne et de Lune l’envers nous procure un effet – une grappe de sensations et quelques pistes de réflexions – qui va bien au-delà de retrouvailles ordinaires avec un univers familier, c’est parce qu’il est aussi, à sa manière, subtile et plurielle, déceptif, comme c’est toujours le cas avec les œuvres dont on sait dès l’incipit qu’elles demeureront longtemps ancrées en nous.

Je trace ces lignes en attente de pouvoir toucher, sentir, l’objet imprimé qui n’est pas encore parvenu dans mon espace d’écriture un peu à l’écart. J’ai dû, pour ne pas prendre de retard, découvrir La mer à boire sous forme de fichier numérique, ce qui n’est pas la meilleure manière d’entrer “en contact”, même si ça permet de vérifier qu’il s’agit d’un livre majeur, puisque, même sous cette forme appauvrie (compressée, dépourvue de matière), ça tient [incise du mercredi 16/11/22 : l’ayant depuis ce matin en main, je peux éprouver concrètement l’aspect physique de cet album à la fois classique (si on ne l’a pas encore ouvert) et novateur quant aux questions relatives à la tourne des pages, à l’apposition d’un début (ou d’une fin), ou à l’hypothèse d’une circulation autre (borgésienne, d’une certaine façon), que le PDF ne permet pas de saisir].

Il est vrai que si on peut être parfois troublé, voire dérangé, par tel ou tel signe (un trait, une image, une réplique – disséminés çà et là, comme des scories inconscientes), on reste toujours curieux de découvrir, tout au long de l’exploration de cette mer (à boire, mais aussi à caresser des cinq sens), ce que, parfois par caprice (autrement dit frayant selon ses désirs), Blutch a fomenté dans son atelier d’“homme blanc” (où nul n’est censé entrer). On apprécie que l’auteur se soit une fois encore essayé à décevoir l’image de marque qui recouvre son œuvre (même si cette déception renouvelée peut contribuer à en renforcer le caractère inépuisable – ce qui fait que, paradoxalement, on n’est jamais déçu). Blutch, auteur-personnage qui se dit obligé de s’autoreprésenter, parfois de manière grotesque, pour “dire le vrai”, se fait appeler “Espoir du soir”, nom indien (ou araignée ?), histoire de marquer qu’il s’agit de bien autre chose que ce qu’on était “en droit” d’attendre – mais au nom de quoi ? On ne sait jamais où Blutch va nous entraîner. Il y a certes une force d’entraînement : un mouvement de la gauche vers la droite, côté masculin ; et de la droite vers la gauche, côté féminin.

La mer à boire, p.38 © Blutch /2024

Car il s’agit d’une histoire d’amour qui lorgne du côté de l’autobiographie, créant divers passages vers le monde du rêve, sans qu’on ne puisse vraiment savoir qui rêve ou qui est rêvé [Incise : me revient ce souvenir d’une conférence de Gilles Deleuze prononcée en 1987 à la FEMIS, Qu’est-ce que l’acte de création, faisant état d’une “idée extraordinaire sur le rêve” du cinéaste Vincente Minelli, à savoir que “le rêve de ceux qui rêvent concerne ceux qui ne rêvent pas. (…) Dès qu’il y a rêve de l’autre, il y a danger. Le rêve des gens est toujours un rêve dévorant, qui risque de nous engloutir. (…) Le rêve est une terrible volonté de puissance. Chacun de nous est plus ou moins victime du rêve des autres. Même quand c’est la plus gracieuse jeune fille, c’est une terrible dévorante, pas par son âme mais par ses rêves. Méfiez-vous du rêve de l’autre, parce que si vous êtes pris dans le rêve de l’autre, vous êtes foutu”]. On peut proposer que cette Mer à boire est racontée tout à tour par chacun des protagonistes de son “point de vue”, même si on est en droit de penser que c’est bien celui qui tient le crayon, la plume ou le pinceau, qui conduit l’affaire – qui fait avancer le train des choses en plein Far West, dans cette Belgique au cœur des Alpes ou tout arrive : Bruxelles en Suisse, en hommage à Hergé, ou plutôt à l’inconscient, maître es-événements.

Il me semble avoir repéré que, dans un entretien récent, Blutch cite Henri Calet (le titre, La mer à boire, proviendrait d’un de ses livres). Mais on songe plutôt, comme déjà dit, à Borges – et à Freud. Observons d’un œil à la fois scrutateur et neutre comment sont représentés les corps, nus, en attente, manifestant les signes du désir, parfois à égalité (renversant les perspectives : chacun(e) devenant “artiste et modèle”). On ne cesse de relever une sorte de jeu entre différenciation sexuelle normée et androgynie : scène de l’égalité et de la différence. Sur les tréteaux de l’autre scène se déploient contradictions et ouvertures donnant vie à une relation non fusionnelle, apportant aux corps un épanouissement peu classique (même si visant, matin, midi et soir, l’espoir d’une relation heureuse). Qu’ajouter, sans sombrer dans la psychologie de comptoir ? Narration funambule. Images auxquelles on s’attache – comme à un poteau de torture. Bataille pour le corps – contre les pensées castratrices. Blutch joue avec divers modes de distanciation, comme nous jouons à nous rapprocher, non de lui, mais de ce qu’il a mis en mouvement et qui – que nous le reconnaissions ou non – nous concerne plus ou moins directement. Images luxuriantes. Ou, au contraire, condensées par effacement. Tout ceci n’est guère raisonnable – et tant mieux. Notons pour finir quelques réminiscences visibles : Hergé, Tintin en Amérique ; et d’autres peut-être plus secrètes, sinon pour les amoureux du meilleur de la bande dessinée, comme l’ombre portée de Jean-Claude Forest – mais on le sait depuis longtemps : les meilleurs albums de Blutch sont les plus Forestiens.

Autre sortie, plus discrète, mais tout aussi remarquable, et dont le contenu résistera peut-être plus vaillamment encore à l’analyse (tandis que sa forme – dessin, couleurs, maquette, impression, reliure – nous aura immédiatement séduit) : Eden, huitième album de Sophie Guerrive aux éditions 2024. Qui suit cette autrice, aujourd’hui incontournable dans le champ de la bande dessinée en langue française, aura le plaisir de retrouver certains de ses personnages, comme l’ours Tulipe, devenu moine “ventru et débonnaire”. Oiseaux, serpent, et autres figures classiques de bande dessinée animalière, sans oublier un caillou qui parle, se relaient dans des échanges où la parole se déroule parfois comme un ruban dans certaines enluminures, et d’autres fois se met en congé, pour laisser s’exprimer plus librement le dessin (s’évadant très naturellement du gaufrier de neuf cases qui structure les planches). Onze séquences de longueurs inégales nous entraînent dans un monde ouvert aux états d’âme, de manière plutôt calme et édénique (rien d’infernal, même s’il faut bien reconnaître le diable quand il surgit au détour d’une case). J’ajouterais : avec un humour distancié qui nous permet d’éviter de tomber dans certains pièges – de ne pas se faire une religion de ce qu’on nous assène sans pour autant que ce ne devienne un catéchisme (c’est de là que vient la difficulté d’analyser ce fameux “contenu” – mot à mettre aussitôt au pluriel – pour un lecteur plutôt matérialiste). Sans oublier d’étonnantes surprises visuelles.

La première séquence, Le couvent, nous montre un prieur, Cosmos, contant l’histoire d’un moine qui, “sorti un jour faire une promenade”, eut l’expérience de la confusion entre instant et éternité : “Si l’éternité peut se loger entre deux battements de cœur, alors l’au-delà n’est qu’un instant, de même que ne fut qu’un instant tout ce qui arriva avant nous. Selon que cet instant est fait de remords ou de paix, nous l’appelons enfer ou paradis.” Avant – pendant et après – l’Eden, il y a les consolations du quotidien, nourriture et chants, et diverses choses comme “cueillir les simples qui ne poussent pas au jardin”, s’assoir et s’endormir paisiblement : “Voilà une histoire qui s’annonce délicieuse pour qui aime s’ennuyer.” Mais, heureusement, l’Ours moine se met en recherche – de quoi ? Du “véritable” Jardin d’Éden… D’un sermon initial à la traversée d’un inévitable désert, “la route du paradis est pleine d’embûches” et de miracles (non “de la rose”, mais de la “belle réassemblée”, par exemple). Moyen-Âge réinventé (avec ce goût de la fable illuminée autant qu’enluminée – et de la nuit) ou instantané de notre temps, juste projeté sur une autre scène (encore ! La bande dessinée n’aurait-elle d’autre sujet pour devenir ce qu’elle est : une puissante fabrique fictionnelle, aventureuse et méditative) ? S’il est question de “Dieu”, on y dit aussi “nom de dieu !” L’humour est partie prenante de ce catalogue d’humeurs où l’ennui est plus précieux que la mélancolie (c’est son caractère éducatif : tout parent un peu informé de ses devoirs sait qu’il doit apprendre à sa progéniture comment négocier avec l’ennui – non s’y complaire, mais en tirer quelques saveurs, et une énergie paradoxale). Assez parlé. Finissons-en avec toute forme de sermon et passons à table : vous reprendrez bien quelques mesures de silence ?

Eden, p.17 (fragment) © Sophie Guerrive /2024.

2.

Autre belle surprise en cet automne (belle saison pour les haïkus, notamment apocryphes : “Moi seul n’ai pas changé / insouciant de la saison / la vieillesse vient avec l’automne”) : Rond-Point de Stéphane Trapier, aux éditions de La Table ronde. Sous-titré 20 ans de théâtre en affiches, il s’agit d’un fort volume composé le plus souvent de dessins pleine page en couleurs qui ont l’étonnant pouvoir de nous faire remémorer ce que nous ne connaissons pourtant pas. Je m’explique. En 2004, Stéphane Trapier a été engagé par le Théâtre du Rond-Point à Paris pour composer l’affiche de Musée Haut, Musée Bas de Jean-Michel Ribes (première création de ce dernier pour ce théâtre dont il avait pris la direction deux ans auparavant), incipit d’une collaboration assez unique qui aura duré vingt ans, jusqu’au départ de Ribes fin 2022 – Rond-Point s’achevant en dévoilant les affiches de la saison 2022-23.

La singularité de Stéphane Trapier est d’avoir apporté une identité graphique (à partir d’une charte graphique élaborée avec Xavier Barral) aussi fantaisiste que rigoureuse aux productions de ce lieu de création théâtrales très actif. Résultat : des images – combien y en a-t-il ? Plus de trois cents – particulièrement mémorables, y compris pour quelqu’un qui comme moi ne va quasiment jamais au théâtre, mais regarde attentivement les affiches, dans le métro ou ailleurs. Il m’est quand même arrivé de pénétrer l’enceinte du Théâtre du Rond-Point, non pour aller voir un spectacle, mais pour monter sur scène dans le cadre des Poétiques de France Culture en 1998. J’étais aux platines, devant mixer mes musiques “en direct”, pendant que Jacques Roubaud lisait ses poèmes (Jacques Labarrière improvisant de brèves ponctuations au piano entre les séquences). C’est un beau souvenir qui ne me laisse aujourd’hui qu’un seul regret : celui de ne pas avoir bénéficié d’un dessin de Trapier – ce dernier n’ayant pas encore été coopté.

Rond-Point, p.243 © Stéphane Trapier / La Table ronde

Découvrant (ou redécouvrant) ces images étonnement parlantes (racontant quelque chose qui va avoir lieu, égrenant quelques noms aux consonnances amicales, et aussi d’inconnus donnant envie d’en savoir plus à leur sujet), je suis saisi par cette continuité qui finit par composer une sorte de bande dessinée très ouverte : libre comme l’air qu’il s’agit de faire entrer dans les salles. Dans sa préface, François Morel écrit : “Les images de Stéphane Trapier n’illustrent pas. Elles interrogent. Elles prolongent. Elles divaguent. Elles affichent des secrets. Elles proclament des murmures. Elles placardent des secrets. Elles n’expliquent rien. Elles ne rassurent pas.” De son côté, Jean-Michel Ribes fait de notre dessinateur et graphiste un cousin français de Glen Baxter, le maître anglais du nonsense, ce qui n’est pas un mince honneur. Dans un entretien mené par Alexandre Devaux, Stéphane Trapier rappelle que Roland Topor a dit que “faire du théâtre [était] le seul moyen de ne pas s’y ennuyer”, avant d’ajouter que, pour sa part, “ le seul moyen de ne pas s’ennuyer dans la vie, c’est de la réinventer pour en faire un théâtre.” Il conclut cet entretien en affirmant qu’il n’est pas nostalgique, mais mélancolique. “L’anachronisme offre un effet comique que j’apprécie beaucoup. Cela me permet d’évoquer des choses qui sont dans l’air du temps, en évitant les redondances et en maintenant une distance humoristique, donc critique.”

Du même Stéphane Trapier, les éditions Matière nous offrent quasi-simultanément Les Saucisses de l’archiduchesse, premier épisode de La Vie de mon père, une bande dessinée (découpée en cases, mais, à une exception près, sans bulle – la narration étant disséminée sous forme de “récitatifs” en haut ou bas de case) qui donne envie d’en découvrir au plus vite la suite. Ce père, on l’avait découvert dans Fluide Glacial en 2014, dans les épisodes de Giscard et ses amis. Ces Saucisses de l’archiduchesse sont aussi drôles et surprenantes que du Charlie Schlingo (auteur en 1985 des Saucisses de l’exploit) : “D’où venons-nous ? Où allons-nous ? Le bonheur a beau être simple comme un coup de fil, quand sonne le téléphone, il n’y a jamais personne pour répondre à cette question.” Bien entendu, le dessin est impeccable : cet humour dit “absurde”, “décalé”, voire “subversif”, ne pouvant donner sa pleine puissance qu’en accordant le froid et le chaud, le réglé et le déréglé, l’esquissé et le tiré au cordeau. “Déjà culte” diront certains que l’on ne cherchera pas à contredire.

3.

Bon pour… Dessins de famille, publié chez CFC-Éditions à Bruxelles, est un petit livre inattendu d’André Franquin, composé de dessins adressés à la femme et à la fille de l’artiste pour se faire pardonner de n’avoir pu trouver le temps “de courir les magasins à la recherche d’hypothétiques cadeaux.” Donc des “bons”, comme autant de reconnaissances de dette, à l’occasion d’une fête ou d’un anniversaire. Une histoire de famille qui aurait pu ne jamais sortir de ce cadre ; mais voilà, Franquin n’est pas n’importe qui, et nombreux sont ses admirateurs prêts à tout pour prendre connaissance du moindre inédit. Curieusement, ce recueil à la fois modeste et bien fait ne semble pas destiné à un vaste public – comme si cette sortie de la sphère privée ne devait pas trop envahir l’espace commun (juste propager discrètement une rumeur : si vous êtes de celles et de ceux qui pensez que rien de la main d’André Franquin n’est négligeable – et vous avez bien raison – offrez-vous ce livre tant qu’il en reste). L’héritière de l’inventeur de Gaston et du Marsupilami a ses raisons, sans doute en grande partie sentimentales, mais pas seulement : elle pose clairement l’hypothèse que “couvrant une période allant du début des années 1950 aux années 1990, chaque dessin permet aux lecteurs d’assister à l’évolution graphique d’André Franquin, d’apprécier son travail au pinceau, à la plume, au Rotring, au crayon et au stylo, de constater son sens des couleurs (et ce malgré ses dénégations !), sa formidable adaptabilité aux styles des différentes époques ainsi qu’une liberté de création qui n’apparaît pas nécessairement dans ses bandes dessinées”. On peut aussi en profiter pour la remercier pour son combat contre l’absurde reprise de Gaston Lagaffe lancée par les éditions Dupuis [ne blâmons pas le pauvre dessinateur qui a hérité de cette tâche impossible] dont le premier avatar devait tomber dans les supermarchés cet automne.

Bon pour… Dessins de famille © Franquin / CFC

Franquin, on le sait (il suffit de lire certaines de ses histoires pour s’en rendre compte), était un grand dépressif, rongé par l’inquiétude et le remord, probablement hanté par son propre vieillissement dans un monde chaque jour plus inhabitable. Sa prodigieuse bibliographie ne s’achève pas par hasard par les Idées Noires. Mais, s’il convient d’imprimer la légende (confirmée en ce qui me concerne par une rencontre avec lui au début des années 1980), on peut aussi mettre l’accent sur sa faculté, presque enfantine, de remettre en jeu, en moderne qui ne s’ignorait pas, le meilleur de l’air du temps. Ce pessimiste pouvait créer des associations fructueuses entre légèreté et exigence, naïveté et subversion, humour éruptif et bon enfant, goût pour la déconnade (comme dirait Topor) et sens de la réflexion sur ce qui serait susceptible d’améliorer le monde (comme certaines inventions de son double gaffeur). Ramonet – c’est le surnom que s’est donné Franquin pour ces “bons” – s’adresse à Ramonette, sa Valentine. Cela produit ces choses de peu dont nous sommes aujourd’hui témoins. Et s’il convient de ne pas trop se pâmer devant ces signes de pure affection, il serait parfaitement stupide de ne pas en apprécier les qualités graphiques (parfois virtuoses). En homme de radio du temps de l’analogique, je relève tout particulièrement ce dessin d’un magnétophone – du début des années 1950 – dont le fil du micro écrit en lettres attachées : “Bon anniversaire”. Douze de ces dessins avaient déjà été publiés dans le livre d’entretiens que Franquin avait accordés en 1985 à Numa Sadoul, donc du vivant de leur auteur. Il en restait donc une bonne cinquantaine à découvrir – ce qui nous vaut cette sympathique édition qui ne fera probablement pas de vagues, mais restera chère au cœur de celles et de ceux qui considèrent que QRN sur Bretzelburg est un inestimable trésor. (Notons pour finir que les dessins originaux de Franquin seront exposés à la Maison CFC, Place des Martyrs à Bruxelles, du 11 novembre au 31 décembre 2022).

4.

Peintures de Jacques de Loustal, publié par Les Cahiers Dessinés (avec une mise en pages de Frédéric Pajak), reprend l’essentiel (je n’ose dire la totalité, n’ayant aucune idée de ce qui aura été – ou non – écarté de ce rassemblement) de l’œuvre peinte de cet infatigable producteur d’images. Trois textes, signés François Landon, Jean-Luc Coatalem et Sébastien Lapaque, ponctuent ces quelques 150 pages reproduisant environ 120 peintures, organisées en six parties : Horizons ; Célébrations ; Curios ; Nocturnes ; Parcourir le monde ; Les îles. Landon note très justement que “si David Hockney et ses palmiers californiens l’interpellent, [Loustal] reste froid devant l’abstraction.” Même si la première peinture reproduite s’intitule Le chien de Matisse, ce qu’on remarque tout d’abord, c’est ce chien, bien plus “loustalien” que “matissien”. On pense souvent à des panneaux d’art populaire, comme on en trouve dans d’autres continents que l’Europe, où le “génie à l’œuvre” ne procède pas de choses apprises dans les académies. Le grand voyageur ne se promène jamais les yeux dans les poches (les nombreux carnets qu’il a publiés nous l’ont depuis longtemps confirmé). Ce qu’il invente, par volonté de style, s’accorde parfaitement à ce qu’il observe.

Loustal, Quatorze nœuds sur l’Océan Indien © Loustal / les Cahiers dessinés

Dans ce même texte, François Landon reprend ces mots de Loustal : “J’enviais cette liberté dont jouissent les peintres et qui fait défaut aux illustrateurs comme aux dessinateurs de BD. Je voulais le champ libre de la représentation, et de l’interprétation. […] J’aimais trop le dessin pour chercher à raconter des histoires.” Toutes les peintures sont cependant titrées, histoire d’apporter quelques indications – de permettre au regardeur aventurier de ne pas trop s’égarer dans cette cartographie à la fois intime et ouverte au dehors : au calme avant la tempête, au plaisir de la contemplation de ce qui tient encore debout malgré le dérèglement en cours, et à une certaine sensualité (ou du moins une chaleur sensible, même au plus profond de la nuit). Sébastien Lapaque écrit vers la fin de sa contribution : “On ne sait pas toujours s’il a peint la terre avant l’apparition de l’espèce humaine ou après sa disparition. Mais l’angoisse, chez Jacques de Loustal, est toujours comique, ce qui lui permet de ne jamais être totalement angoissante.” On pourra préférer les représentations de paysages dénudés (à l’exception de quelques présences plus ou moins discrètes d’animaux : chiens, pingouins, oiseaux), mais il ne faut surtout pas négliger la représentation de personnages : odalisques ou reines de la nuit, autochtones ou voyageurs de commerce chapeautés, déplacés dans des hôtels plus ou moins louches (même si la tranquillité semble régner). Une mélancolie diffuse peut nous rendre proche de ce monde à la fois très lumineux et au bord de l’extinction, comme si nous partagions le sentiment d’être Lost in translation, même si Jean-Luc Coatalem témoigne que “[Loustal] “est un garçon qui, en toutes circonstances, garde son allure et son tempo.” Donnons le dernier mot à l’artiste voyageur : “Au nord de l’île de Saint-Domingue, sur une plage, j’avais dégotté une petite case ou peignait un type – la fameuse peinture haïtienne avec sa spontanéité, sa stylisation, ses couleurs… Lorsque je peins, je m’imagine bien dans cette petite case.” Question de case, en effet – et aussi d’en sortir.

Quelques mots pour finir au sujet d’un ouvrage publié à seulement 100 exemplaires : The New York Covers de Laurent Cilluffo dans la collection “One shot” de 476 (structure d’édition d’images imprimées). Imprimé en riso (technique d’impression en ton direct – la pression d’encre, variable, conférant à chaque impression un caractère unique) trois couleurs, et ne pesant que quelques grammes, c’est de la très belle ouvrage à prix plus que modique. Il y a bien davantage à regarder dans ces treize images (+ deux petits dessins en noir et blanc) que dans la quasi-totalité de la production courante en bande dessinées qui encombre les rayons des librairies (où, sauf exception, on ne le trouvera pas – passez par ce lien pour vous le procurer). On y trouvera de belles résonances graphiques au livre le plus récent de Laurent Cilluffo – The Neightbors, texte de Jeff Gomez, publié en avril 2022 à L’Association. Et c’est un plaisir que de conclure cette longue recension par quelque chose à voir, comme l’aurait dit Geneviève Asse, “à la pointe de l’œil” :

The New York Covers © Laurent Cilluffo (recadré par l’auteur)


Jacques Tardi, Le Bébé des Buttes-Chaumont, Casterman, octobre 2022, 64 pages, 14,50 €
Blutch, La mer à boire, Éditions 2024, novembre 2022, 72 pages, 28 €
Sophie Guerrive, Eden, Éditions 2024, octobre 2022, 88 pages, 23 €
Stéphane Trapier, Rond-Point, La Table ronde, novembre 2022, 384 pages, 36 €
Stéphane Trapier, Les saucisses de l’archiduchesse, Éditions Matière, octobre 2022, 48 pages, 12 €
André Franquin, Bon pour… Dessins de famille, CFC-Éditions, octobre 2022, 128 pages, 21€
Jacques de Loustal, Peintures, Les Cahiers dessinés, octobre 2022, 152 pages, 32 €
Laurent Cilluffo, The New York Covers, 476.FR, collection “One Shot” n°13, 16 pages, 12 €