Dans La mère de toutes les questions, Rebecca Solnit propose une « Brève histoire du silence », introduite par une citation d’Audre Lorde : « ce que j’ai le plus regretté, c’étaient les silences… et il y a tant de silences à briser ». Certains sont dits d’or, d’autres sont des « océans » de non-dits et refoulés, des archipels d’invisibilisation et d’inexistence… Ce sont ceux que brise l’ensemble de l’œuvre de l’intellectuelle américaine, comme dans son dernier livre, Souvenirs de mon inexistence qui vient de paraître dans une traduction de Céline Leroy aux éditions de l’Olivier, livre d’un refus de ces étouffements et systèmes d’oppression si efficaces qu’on ne les perçoit pas ou plus. Rebecca Solnit puise dans sa propre existence pour en démonter les mécanismes, chez elle l’autobiographie est une arme de guerre.

En ouverture de Souvenirs de mon inexistence, la photographie d’un petit bureau dont Rebecca Solnit racontera l’histoire, un bureau comme le centre depuis lequel des réflexions rayonnent, un bureau et ses tiroirs comme une forme de recueil-souvenir — ce que suggère le mot recollection du titre original. Ce bureau est aussi la trace formelle d’une présence au monde alors même que la femme qui le possède, face à son miroir, a le sentiment de se retirer du monde, d’être « à la fois celle qui s’évaporait et l’être désincarné qui la regardait de loin » tout en n’étant « ni l’une ni l’autre ». Ce bureau lui a été offert alors que Rebecca Solnit venait d’emménager dans son premier appartement, à 19 ans, et qu’elle faisait justement l’expérience du fait qu’ »être une jeune femme, c’est affronter différentes formes d’annihilation ».
Son livre sera donc non seulement le récit d’une vie mais celui d’une libération, d’une émancipation et d’une adéquation à soi — alors qu’il commence, justement, face à un miroir. L’image en rappelle une autre : dans un magasin de chaussures, Rebecca a alors 11 ans, elle voit son reflet diffracté par les différents miroirs d’un magasin de chaussures, « on pouvait voir une image d’une image d’une image de soi ». « Ce n’était pas moi que je tentais d’apercevoir, mais ce qui se trouvait après, au-delà ». Ce sera exactement le principe de ce livre, qui ne parle de soi que pour voir « après, au-delà ». Aller au plus intime, non en tant que dévoilement impudique mais comme la quête d’une vérité intérieure alors que la société donne aux femmes une image toute faite, et à laquelle il est dangereux de ne pas se conformer. Écrire sur soi, c’est s’adresser aux autres pour délivrer (au sens le plus fort du verbe) son expérience, non comme leçon mais partage : « j’aimerais éviter aux jeunes femmes des générations futures certains de ces vieux obstacles, notamment en nommant lesdits obstacles par le biais de l’écriture ».
Alors Rebecca Solnit raconte : le premier appartement dans un quartier noir et déshérité de San Francisco, la femme qui a grandi là, qui a « changé », comme le quartier lui-même, avec ses habitants noirs peu à peu poussés dehors. « Il existe tant de façons d’obliger les gens à disparaître, de les déraciner, de les effacer et de leur dire que cette histoire n’est pas la leur et qu’ils n’ont pas leur place ici. Ils sont comme des strates géologiques ». L’écriture de Rebecca Solnit est prise dans un double mouvement : découvrir ces strates, donc fouiller vers le bas pour dévoiler ce qui a été invisibilisé, et, parce qu’elle refuse ces « présences fantômes », remonter pour porter ces couches désormais invisibles à la surface et à la lumière. Pour raconter ce que l’on cache, tait et tue. Le mouvement est le même pour se dire : qu’il s’agisse de strates géologiques et occupations des sols ou de couches de et en soi, il s’agit toujours de trouver des mots pour exprimer ce qui est enfoui et ce qui doit émerger, soit « la texture de ces temps ». « Le changement est la mesure du temps. J’ai appris que pour s’en apercevoir, il fallait être plus lente que lui ». Tel sera donc son « travail d’écrivaine », « restaurer le passé perdu et oublié de lieux de l’Ouest américain » et parmi ces lieux, ceux de l’écriture, ceux de sa propre vie.
Souvenirs de mon inexistence tisse le fil de vies réduites aux silences, celles des habitants noirs de son quartier — un quartier de faits divers qui ont souvent les femmes pour victimes —, de son amie Tina poignardée quinze fois par son ex-compagnon pour lui faire payer le fait d’avoir osé le quitter… Tina qui lui avait justement offert ce bureau, cet « objet fondateur ». Le livre pourrait donner l’impression de passer sans transition d’une idée à une autre, d’une histoire à un souvenir de lecture ou une anecdote, de fait il est un réseau, une pelote serrée dont le principe de composition apparaît très rapidement : au centre de tout, le refus et la liberté (indissociables) comme ethos d’une vie et principe d’écriture. Des moyens existent, il s’agit de s’ouvrir « à la vie et au pouvoir de raconter ces histoires, la mienne et celle des autres. Une forêt d’histoires et non quelques arbres éparpillés, l’écriture dessinant les chemins qui la traversaient ». L’image même de ces connexions, de ces intuitions qui relient et font entrer en correspondances, le symbole d’une manière de vivre, de penser et d’écrire, c’est la chevelure, figurant « embranchements et connexions ». Ils lient aussi les différents livres de Rebecca Solnit : découvrant ces « cheveux gardiens de mémoire », comment ne pas penser aux toiles de Paz de la Calzada qui rythment La Mère de toutes les questions ?

Pour raconter, rien ne doit être figé, tout dérive pour mieux former un ensemble sans les règles et corsets de la société bien-pensante. Tout dit, avec puissance et colère maîtrisée, « la violence exercée contre mon genre ». Des objets (les bureaux), des mots, des femmes (Plath, Sontag) sont le fil rouge d’« histoires jamais divulguées ». C’est bien pourquoi ce livre n’est pas une autobiographie au sens traditionnel du terme : « les mémoires les plus conventionnels font le récit d’obstacles surmontés, de triomphes éventuels, de problèmes personnels résolus grâce à la détermination et à l’apprentissage ». Ici il ne s’agit pas de construire une digue ou le monument d’une victoire au combat mais bien de narrer une prise de conscience et une expérience, partagées. « Le pire qui pouvait arriver à d’autres femmes pouvait vous arriver à vous aussi parce que vous étiez une femme. Si vous-même n’étiez pas tuée, quelque chose en vous l’était, votre liberté et votre confiance, votre sentiment d’être l’égale des autres ».
Les femmes ont trop longtemps été reléguées dans la position de « la conteuse d’un récit irrésolu ». La seule réponse est de « changer cette culture », d’analyser la manière dont ont été représentées la mort des femmes et les violences faites aux femmes dans l’art, de refuser le silence ou la vision strictement masculine. De raconter ce qu’elle-même a subi pour libérer la parole des autres, de dire comment cette violence l’a enfermée dans une forme de « non-existence » parce qu’on intériorise le silence et la non-écoute, qu’on comprend très vite qu’« exister, c’est être une cible ». Alors Solnit marche, parle et écrit, elle raconte comment elle a peu à peu trouvé sa voix, appris à l’imposer dans cette « conversation qu’est la culture », cette conversation dans laquelle on confisque ou coupe la parole aux femmes. Elle raconte comment elle a fini par réussir à occuper son corps, un corps jusque-là soumis à un regard permanent qui le jauge, l’évalue, l’assujettit. Contre ce corps mesuré et sexualisé, elle a voulu se construire un « corps de littérature », d’autrice et non de muse. « À son meilleur, la non-fiction raccommode le monde ou le met en pièces pour voir ce qui se cache sous les conventions ou les préjugés ». C’est ce à quoi s’emploie ce récit qui nous offre des outils pour procéder comme Rebecca Solnit l’a fait, en brassant féminisme, culture queer, droits humains et protection environnementale, sujets connexes, interconnectés, dépendants.
Si ce livre a pour titre Souvenirs de mon inexistence, c’est bien parce que cette non-existence à soi est du passé. Devenir soi c’est s’orienter dans ce labyrinthe existentiel comme littéraire, faire le choix du collage et du montage, de la « recontextualisation » et du mélange, quand « l’intime et le politique peuvent entrer en écho », que la prose et le récit parviennent à faire exploser les cadres, faire fi des genres, identitaires comme narratifs ou discursifs. Rebecca Solnit offre alors l’une des plus belles définitions qui soit de la littérature : « quand vous vous lancez dans l’écriture d’un texte, vous vous lancez aussi dans la création plus vaste d’un moi qui sera capable de réaliser l’œuvre qui vous attend ». Ce pourrait être, par extension, une approche de la lecture de ce livre qui crée celui ou celle qui sera capable de le recevoir.
Rebecca Solnit, Souvenirs de mon inexistence, traduit de l’anglais (USA) par Céline Leroy, éditions de l’Olivier, février 2022, 288 p., 22 €