Valérie Gérard : Le chaos et l’Empire, not a love song (Les formes du chaos. Sur l’art politique de Virginia Woolf)

Virginia Woolf (DR)

Un essai remarquable de Valérie Gérard, Les formes du chaos, nous rappelle que Virginia Woolf fut non seulement un des grands écrivains métaphysiques anglais du XXe siècle, l’équivalent féminin en prose de T.S. Eliot (la conversion de celui-ci au christianisme rendant plus tangible cette interprétation), mais également une auteure politique et sociale, consciente des aliénations de son temps. Prise dans l’étau des deux catastrophes majeures que furent 1914-1918 et 1939, elle n’a cessé d’explorer de nouvelles formes pour les confronter au chaos des guerres, à l’arrogance de l’Empire, à la toute-puissance du patriarcat.

À la suite du règne de Victoria, l’Angleterre édouardienne de Woolf est un écosystème à l’intérieur duquel les hommes se contemplent dans le miroir d’un conservatisme inébranlable, quasi pathologique. Le génie et l’audace de la romancière est d’avoir réussi à fissurer ce système à travers ses essais (Une chambre à soi), ses pensées (Journal, Instants de vie), ses romans expérimentaux (Flush, Orlando, Les Vagues). Une chambre à soi  exprime la nécessaire et vitale autonomie des femmes (économique, artistique, intellectuelle), quand les œuvres de fiction démontent les structures traditionnelles du roman pour s’affranchir de la tyrannie de l’intrigue, selon Jacques Rancière (dans Le fil perdu). Toute son œuvre sera une tentative de surmonter le paradoxe de l’aliénation sociale et de la sensibilité diffuse. Novateur et passionnant, l’essai de Valérie Gérard débute par une analyse de Mrs Dalloway et pose la question sexuelle comme sol d’un possible investissement politique du monde, le politique étant ici indissociable du sensible et du sensuel.

Mrs Dalloway met en écho différentes consciences, montage qui sera porté à son point d’incandescence dans Les vagues, mais c’est à partir de ce roman que prend corps cette double polarité (le sensible et le politique). L’analyse de Rancière portait sur la dimension plus spécifiquement littéraire en se concentrant sur La Promenade au phare (refusée la veille et autorisée le lendemain), expliquant la modernité du projet woolfien par l’explosion (implosion ?) des schémas narratifs traditionnels : en effet, si le but du roman (de la fiction) consiste à construire des événements qui arrivent à des personnages, à un moment donné, les faits et l’histoire (ce qui arrive …) sont parasités par la submersion du sensible qui délie et disperse les formes convenues de la narration. Dès lors, intrigue, dramaturgie et dénouement sont absorbés par l’emprise du temps sur les êtres qui englobe les soucis du jour et les tracas domestiques (dîner familial, père autoritaire, amis rassemblés).

Rancière démontre comment la tyrannie paternelle (du côté de l’intrigue, de la structure), s’oppose à la démocratie de la grande vie impersonnelle, du temps qui agit seul sur les choses, produit des événements sans être mesuré par les scansions d’aucun projet humain. Cette impersonnalité constitue un enjeu majeur de la modernité romanesque (annonçant peut-être les Tropismes de Nathalie Sarraute et le Nouveau Roman). La vie impersonnelle, c’est tout ce qui échappe à l’événement, ce qui déborde des significations attendues : l’insignifiance du vent sur les gonds rouillés, les pièces vidées de leurs occupants, le plâtre qui tombe, le néant de l’absence (après la mort de Prue Ramsay) qui s’oppose au bruit des présences.

Valérie Gérard prolonge cette analyse en la déplaçant vers le politique et montre comment les personnages les plus fragiles, envahis par leur subjectivité, ne peuvent s’adapter à la raison sociale d’une société normée, frigide, conservatrice, qu’elle décrit sous le terme générique de PROCESSION.

Dans toute sa splendeur, l’homme de la tradition anglaise (l’homme, pas la femme) est en perpétuelle représentation, à un point qui dépasse le stéréotype. On peut alors le considérer en touriste (s’amuser du garde rouge et noir de Buckingham au casque poilu), mais derrière cette vision playmobil d’une Angleterre de carte postale, c’est une civilisation arrogante qui s’impose, ici par la bouche de Septimus : C’est la volonté de normer et d’enfermer la vie qui fabrique les crimes… quand l’accumulation primitive des propriétés privées crée le vol… Avant la civilisation, avant la loi, il n’y a pas de crime… Mais Septimus se suicide. Dont acte.

Les idées politiques abstraites sont produites affectivement et productrices d’affects, comme elles engendrent la haine et la terreur en ceux qu’elles ne parviennent pas à soumettre, à faire sombrer. Les blocages issus du désespoir et du tragique de l’existence ne pourront se résoudre qu’à travers un désir de désécriture qui correspond à un souci de prendre en compte ce qui n’est pas régi par la norme : Désécrire pour user autrement des formes, écrire une vie qui n’est pas dans le cadre colonial et policier de la vie pensable, racontable… Écrire Orlando pour échapper à l’emprise de l’Empire, comme on interrogerait la fluidité de genre (qui résonne étrangement avec les préoccupations actuelles). Comprendre que dans les visions de Septimus, la vie traverse et unit les êtres, les feuilles sont reliées par des milliers par des millions de fibres à son corps… la moindre existence porte en elle la trace de toutes les autres…

Septimus se suicide, donc. Ici, folie, là, raison. Sa mort révèle l’incompétence de l’institution psychiatrique à travers la figure du médecin (Bradshaw) qui incarne les idées de l’enfermement social et physique des gens dans leurs classes, pour les trier, les assujettir, les normaliser, ainsi que le fait un état, poursuit l’essayiste, en envoyant sa police semer le chaos dans une manifestation, ce que fait tout mode de composition du multiple qui ne produit que des rapports de décomposition, apportant le chaos dans les rapports entre les gens et de soi à soi.

Autre institution aliénante, le mariage : On était Mrs Dalloway ; même plus Clarissa, non, on était Mrs Richard Dalloway. La conjugalité fait perdre le sens de la vie charnelle et c’est bien la civilisation dans son ensemble, la PROCESSION, qui détruit les vies à travers la prétention impérialiste et le fanatisme religieux.

Personnellement, j’ai souvent considéré l’Angleterre à l’aune d’un folklore sympathique (jupe kilt du Prince Charles), sympathique mais paradoxal et schizophrène, légaliste ET excentrique : du chapeau mauve de la Reine à l’énergie juvénile des Beatles (hystérie des jeunes filles), de Shakespeare au Parlement (représentants perruqués et coincés), de Margaret Thatcher aux Sex Pistols, et de Ken Loach à Lady Diana (hystérie, encore), mélange de social et de royal, de répression et de rébellion. La PROCESSION s’est dégonflée dans ce qui reste aujourd’hui d’une monarchie délétère : la vulgarité de ses héritiers mâles (dérèglement hormonal d’Andrew, Harry comme influenceur vedette).

En Angleterre, ni plus ni moins qu’ailleurs, il est possible d’être optimiste ou mélancolique, généreux ou indifférent, là comme ailleurs, depuis deux ans et l’apparition du Covid, le care comme éthique de vie nous a rendus plus sensibles (aux soignants, applaudissements de 20h), aux voisins (clin d’œil bienveillant dans l’ascenseur), aux animaux en liberté. Le désastre généralisé aurait-il permis soudain une empathie collective et particulère ? Sommes-nous devenus des petits Septimus ?

Quand je m’adresse à mon chat, au boulanger, ou à la personne que j’aide à remplir sa feuille de sécurité sociale chez le photocopieur de la rue Marcadet, je suis en empathie : il y a lien, rapport, échange, la certitude que je ne suis pas une cellule étanche, la vie passe entre le monde et moi dans un mouvement de flux et reflux (chat, boulangerie, photocopies et métro Marcadet).

Contemporain de Woolf, Aby Warburg parlait aux papillons, admiré par Warburg, Nietzsche enlaçait un cheval en pleurant, et Woolf elle-même, environnée de phalènes, entendait des voix au plus fort de ses crises d’anxiété. Ainsi, nous ne sommes pas seuls, nous co-existons et faisons partie de la brume soulevée par les arbres. Les vagues nous rappellent qu’il n’y a rien de stable, rien de fixe, tout est ondulement.

Dans certaines œuvres poétiques contemporaines, j’ai perçu un lien avec cette vision fluide du désir, de l’empathie comme tentative de dépassement (sublimation, déplacement). Dans Un peuple, Stéphane Bouquet décrit une femme qui ne craint pas la solitude… elle pénètre/est pénétrée par la conversation interespèce des choses. Elle constate l’hyperinflation de son désir… c’est déjà une multitude. Vincent Broqua voit les relations comme des icebergs glissants, soumis, aux vents, à la rotation de la terre, au courant circumpolaire qui rompent en deux, puis en trois, puis plusieurs (Photocall, Projet d’atttendrissement).  Quant au concept blond de Cécile Mainardi (La blondeur), véritable lyrique amoureuse et matérialiste, il expose le désir comme une métamorphose à la fois fugace et permanente.

Valérie Gérard nous rappelle que la peintre Lily Brisco, à la fin de La promenade au phare, porte sur le monde un regard amoureux qui lui permet d’avoir une impression commune en assurant la cohésion de l’ensemble… son amour est un halo qui réunit les êtres et permet une plénitude. Elle obtiendra sa vision à l’instant même où celle-ci peut s’effondrer : Elle avait l’impression de baigner jusqu’aux lèvres dans une substance indéfinissable, de s’y mouvoir …Tant de vies s’y étaient répandues ; celles des Ramsay ; de leurs enfants ; à quoi venaient s’ajouter toutes sortes d’épaves… Elle était préservée de cette dilution. Elle déplacerait l’arbre un peu vers le centre.

Je préfèrerais être Lily plutôt que Septimus.

Valérie Gérard, Les formes du chaos. Sur l’art politique de Virginia Woolf, éditions MF, mars 2022, 224 p., 16 €