Avant que le spectacle commence, le personnage existe déjà, mais à peine, esquissé au creux d’un roman de Joy Sorman. Dans Comme une bête, l’autrice raconte le parcours initiatique d’un apprenti boucher. Au début de l’apprentissage, mention est faite d’une classe de garçons parmi lesquels on compte une fille, une seule à oser envisager ce métier d’homme : salissant, dangereux, éprouvant, au cœur de la chair des bêtes et du paradoxe de nos désirs. Car « nous aimons les animaux et pourtant, nous les mangeons… ». Amour, nourriture, boucherie et sexisme — et si tout cela n’était qu’une affaire de corps, d’incarnation, de théâtre donc ?

De cette évocation demeurée bribe, Clémence Weill fait un texte mosaïque auquel Coraline Cauchi, metteuse en scène et interprète de cette performance, donne une forme spectaculaire et polyphonique : l’apprentie bouchère, baptisée Bleuenn, assume le sang de sa féminité comme celui produit par son métier. La chair, elle la malaxe, la questionne, la découpe, la saucissonne sous nos yeux, pendant presque deux heures d’une grande intensité. Sous le grill des projecteurs, le plateau du théâtre devient laboratoire pour expérimenter le corps à corps avec la barbaque, l’affutage des muscles comme des couteaux, la mutation de l’animal en gigot et de la femme en mammifère. Les chairs sont tendres, elles sont aussi tendues, toujours en mouvement pour donner à Bleuenn l’élégance de la torrera, la puissance de la performeuse, la précision de l’artisane, la cotte de maille de la guerrière. Jusqu’au masque de vache qu’elle arbore fièrement pour une ultime parade déhanchée, elle fait vibrer un féminin pluriel en constante métamorphose, irréductible à un seul de ses avatars.

Athlétiquement incarnée par Coraline Cauchi, co-autrice du texte et porteuse de ce projet, Bleuenn quitte l’anonymat du roman pour acquérir des formes, des outils, une histoire et même un compagnon. Elle s’adresse régulièrement à un deuxième artiste présent au plateau, musicien composant en direct les nappes sonores sur lesquelles elle pose ses gestes, ses mots, ses adresses. Le duo construit le récit d’un couple, associé, de la rencontre à la séparation, à une série de plats carnés, charnels et gouteux. C’est Bleuenn qui raconte, commente, interpelle tandis que le musicien impulse les vibrations, module les humeurs, dose les atmosphères à coups de synthés, pédales et autres instruments de son propre artisanat. Les langages du plateau foisonnent : textes et musique, mais aussi voix directe et voix enregistrées, dialogue de fiction et témoignages collectés auprès d’apprentis bouchers, interview de Joy Sorman ou récit d’un paysan parlant de son troupeau. La partition polyphonique permet au public d’avoir accès aux questionnements intimes du personnage, à ses doutes, ses incohérences et ses étonnements. On se demande avec elle pourquoi le sang d’une côtelette est moins sale que celui des règles ; pourquoi Eve, née d’une côtelette, a remplacé la fière Lilith auprès d’Adam ; pourquoi l’homme s’autoproclame au centre du règne animal ; pourquoi la vie nous laisse des bleus…
La multiplicité des sons, des voix, des tableaux crée une forme hybride et dynamique, très vivante et originale. La réussite du spectacle tient à la force du propos, volontiers interrogateur mais jamais accusateur et toujours organique, rythmé par la chute du bloc d’argile régulièrement lancé au sol comme une pulsation du cœur. La ligne fictionnelle, l’histoire d’un couple dans tous ses étals, sur fond de casseroles et d’amourettes, est truffée de renvois documentaires, de listes de vocabulaire, de recettes de cuisine, de souvenirs de comices agricoles et même de drolatiques lancers de dés pour répondre à des questions de trivial poursuit, dont le sexisme décomplexé, et parfaitement trivial, laisse sur le flanc. Les bras nous en tombent, et avec eux les couteaux, les sacs de sable et d’eau suspendus à des crochets de boucher sur ce ring blanc.
Intelligent, ce spectacle a le mérite de nous rendre moins bête sans nous abrutir, de nous nourrir sans être indigeste. Multipliant les références érudites et artistiques, il nous convie à une stimulante rumination sur les rapports entre les humains et les bêtes, les hommes et les femmes. Et vice- versa…
Bleue. Compagnie serres chaudes. Conception et interprétation Coraline Cauchi. Musique live Baptiste Dubreuil. Texte Clémence Weill.
Prochaine date : jeudi 30 mars 2023 / Le Nouveau Relax (52)