C’est une des grandes expositions de l’année : de l’anonymat le plus total jusqu’à la sacralisation par le milieu de l’art mondial, le travail de la photographe américaine Vivian Maier (1926-2009) est visible au Musée du Luxembourg à Paris jusqu’au 16 janvier 2022.

© Estate of Vivian Maier, Courtesy of Maloof Collection and Howard Greenberg Gallery, NY

Vous connaissez peut-être déjà le tracé de cette histoire. Une gouvernante cultivée, d’origine française, qui a gardé des enfants durant quarante ans et a passé le plus libre de son temps à prendre des photos. Découverte de milliers de clichés en 2007 par des chineurs et un agent immobilier, emballement d’une grande galerie américaine, hésitation des experts, analyse sur analyse au milieu de jalousies spéculatives, l’évidence d’un talent qui s’impose, les prix montent, la voilà entrant en grande pompe dans la short list des génies de l’histoire de la photographie. En 2013, le documentaire A la recherche de Vivian Maier signé John Maloof (l’agent immobilier en question) et Charlie Siskel disait déjà quelque chose du destin de cette femme, grâce notamment aux témoignages des enfants dont elle s’était occupée. Son humeur changeante, son obsession pour la photographie, son inquiétante étrangeté toute artistique : une approche de Maier qui n’épuisait cependant pas l’énigme de son être. Il ne restait qu’à voir in situ, à juger sur pièce.

© Estate of Vivian Maier, Courtesy of Maloof Collection and Howard Greenberg Gallery, NY

Dès l’entrée dans le musée, il faut ainsi traverser l’élégance froide et calculée du dispositif de l’exposition. Essayer de cheminer par l’intérieur vers une Maier qui se tient droite, fière dans toute son interrogation, nous regardant en retour à travers le temps. Ses autoportraits sont foudroyants, trou saisissant dans lequel on veut plonger mais qui, on le sait déjà, creusera la profondeur d’un dédale mystérieux. Ouvrons grand nos yeux. Ces vintage réflexions du visage de la nounou parfaitement cadrés dans une devanture de magasin ou sur un miroir rond, comment ne pas les observer avec émotion ? Parce que le temps d’écrire ou de lire une ligne de cette page, des dizaines de milliers de photos ne sont-elles pas en train d’être postées en ligne sur les réseaux ? Diluées dans des filtres, glissant sous l’océan Atlantique à l’intérieur de tubes et de gaines lubrifiées chimiquement et électriquement, elles se cristallisent finalement sur des écrans à l’autre bout du monde. Mais les photographies du visage de Maier résistent et tiennent. Elles sont, commotionnant le flux de la réticulation moderne. La photographe est ainsi comprise dans la photo alors que les êtres s’absentent – à très grande échelle et inexorablement – d’Instagram par exemple.

© Estate of Vivian Maier, Courtesy of Maloof Collection and Howard Greenberg Gallery, NY
Brute et salutaire constatation physique devant ces photographies. Voici des personnages dont la bruyante dispute dans une rue de Chicago se fige pour l’éternité. Toutes ces jambes aussi et ces chaussures – obsédants détails pour elle – qui dévoilent discrètement une classe sociale, ici de luxueux talons et là les cuirs usés des travailleurs. Ces riches New-Yorkais justement, surpris en contre-plongée par le Rolleiflex, pourquoi affectent-ils dans un réflexe une posture de dédain ? C’est qu’ils se croyaient seuls. Mais Maier était là ! Des enfants enfin, dans tous les sens – autonomes et libres, souriants ou sales – prodigieusement vivants. Chef-d’œuvre ascétique, une vitrine dédoublée dans un reflet nocturne et accolée à la rue enneigée. Un peu plus loin, un store illuminé, d’une fulgurante simplicité. Les clichés de la nanny-photographe débordent des cadres trop parfaits des tirages récents qui semblent sur le champ prêts à infuser les ventes et le marché.

Reste la tristesse de savoir qu’elle n’ait pas été reconnue de son vivant quand on s’approche du mur pour voir de près un des petits tirages colorés réalisés de sa main. Une amie me dit : « Tu ne penses pas qu’elle aurait pu montrer son travail ? Je crois qu’elle était un peu folle au final. Tu as beau avoir du talent, si tu ne sors pas de ta cachette un tant soit peu, le temps s’enroule sur toi comme un boa… il t’étouffe. » Elle a probablement raison : Basquiat n’a-t-il pas poussé – à New-York lui aussi – la porte d’un restaurant pour aller donner une carte postale graffiti à un Warhol qui n’avait rien demandé ? Je préfère penser que Maier tenait à son secret, qu’elle en était bouleversée et qu’il la devançait. C’est toujours le cas.
Vivian Maier. Musée du Luxembourg, 19 rue de Vaugirard 75006 Paris
Du 15 septembre 2021 au 16 janvier 2022.
Ouvert du lundi au dimanche de 10h30 à 19h, nocturne le lundi jusqu’à 22h.