Choses lues, choses vues (23) : Écoute voir : Hong Sangsoo, Etienne Robial, Marcel Proust et Jan Baetens, Jean-Michel Espitallier

© Virginie Vincienne

1.

Commençons cette fois par un film. Juste sous vos yeux, 26e long métrage du prolifique Hong Sangsoo, sort en salles ce 21 septembre. Je ne l’ai vu à ce jour qu’une seule fois – ce qui est insuffisant à mon sens pour en parler avec précision –, mais il me suffit de clore les paupières, de me concentrer quelques secondes, de m’abandonner à une brève rêverie, pour que, non seulement des images, mais aussi des sons, reviennent, avec une clarté étonnante. Ainsi, de jour en jour, se renforce le sentiment d’avoir été en présence d’un objet cinématographique d’une grâce – d’un mélange de légèreté et de gravité – peu commune.

Ne révélons pas ce qui fait la force de cette histoire en apparence très simple. Contentons-nous de reprendre, juste pour information, le bref résumé proposé par Capricci : “Sankok, une actrice disparue des écrans depuis des années, rencontre un célèbre réalisateur qui lui propose de jouer dans son prochain film. Malgré son désir de revenir sur le devant de la scène, le grave secret qu’elle renferme la rend hésitante…”. Soulignons au passage ces quatre mots : disparue / revenir / secret / hésitante. Avant même d’avoir vu le film, on se trouve en terrain familier – probablement trop pour qui confond principe de variation et répétition. Pourtant ce principe, accordé avec la nécessité des retrouvailles, est moteur de la quasi-totalité des grandes œuvres. Bien entendu, on ne réduira pas Juste sous vos yeux à cette longue scène de rencontre entre une actrice un peu “âgée” disparue des radars et un “célèbre” réalisateur, certes époustouflante, tant les dialogues, plutôt fins, sont servis par ces deux grands acteurs que sont Lee Hyeyoung (une première chez Hong Sangsoo) et Kwon Haehyo (dont c’est la huitième collaboration avec le cinéaste depuis In Another Country, en 2012). Il s’y passe heureusement bien d’autres choses, impossibles à rapporter, sinon par le dessin. Comment rendre compte en effet d’une petite tache de couleur vive semblant se détacher d’une surface où s’opère simultanément une forme d’effacement : de la persistance d’un rouge, ou de l’excessive saturation d’un vert, quand le soleil agit comme une gomme ?

Hong Sangsoo © Capricci

Écoutons Hong Sangsoo (New York, mai 2022 – propos reproduits dans le livret proposé par Capricci) : “Pour un film, j’ai besoin de deux choses : des lieux et des acteurs. Plutôt que d’avoir un script et de trouver des acteurs qui y correspondent, je commence par trouver des lieux et acteurs et tout part de là. Lorsqu’on trouve l’acteur principal, les idées viennent intuitivement. […] Quand j’ai rencontré pour ce film Lee Hyeyoung [grande star dans les années 80 dont le père était un “célèbre réalisateur”], elle était vraiment très frêle, comme si elle sortait de l’hôpital. Elle m’a rappelé ma sœur qui est maintenant décédée. Cette rencontre m’a vraiment fait penser à plein de choses de ma propre vie. […] La première fois que je rencontre quelqu’un, c’est une personne et non un acteur que je rencontre. Qu’ils aient une grande carrière ou non, je m’en fiche.” Affaire de regard, et d’écoute : à chaque nouveau projet, les problèmes se posent de la même manière ; et pourtant, il est impossible de se répéter, car les personnages, comme les acteurs qui les incarnent, changent, non de façon spectaculaire (bien au contraire), mais sensible : ils évoluent, au contact de nouveaux corps, de nouvelles personnalités. Tout se joue à partir de petites, mais sensibles, différences : “Je crois que même si j’essayais de répliquer quelque chose, ce ne serait jamais vraiment identique. Dans un sens, nous nous répétons constamment donc ce n’est pas quelque chose qui m’inquiète car, malgré tout, j’ai l’impression de fait quelque chose de nouveau au moment où je le fais.”

Hong Sangsoo, Juste sous vos yeux © Capricci

Alterner, d’un film à l’autre, noir et blanc et couleur. Ne cesser d’expérimenter, réduisant volontairement l’équipe de tournage (Hong Sangsoo est quasiment à tous les postes aujourd’hui ; il se charge de tout – contrôle tout – préservant cependant un esprit ouvert à diverses formes de non-contrôle). Prendre distance avec les canons du cinéma traditionnel, afin d’accorder l’art et la vie, sans pour autant se faire piéger par “la réalité” : “La réalité c’est juste un mot. On partage la définition d’un concept de la réalité. Mais “la réalité”, personne ne sait ce que c’est. […] Donc je ne [m’en] soucie pas trop.” Se montrer sensible à la météo, saisir l’occasion d’une pluie soudaine, de la neige qui commence à tomber entre deux prises, ou de la violence d’un soleil de plomb. Montrer la nourriture, le plus souvent associée à l’alcool (comment imaginer un de ses films – qui font pourtant vœu de pauvreté, ou plutôt de sobriété – dépourvu d’une scène où les protagonistes se mettent à lâcher des mots imprudents au fur et à mesure qu’ils s’alcoolisent). Nous conduire, à travers une attention soutenue aux objets quotidiens – aux signes de la ville comme à ceux de la nature –, dans des zones non cartographiées du “monde réel” : “J’essaie de rester ouvert et je reçois toujours quelque chose. C’est ce que j’appelle le processus de « ce qui m’est donné ».”

Je n’ajouterai qu’une simple indication : c’est l’irruption sidérante du rire qui nous touche à vif ; celui de l’ancienne actrice, frêle, mais encore énergique (Lee Hyeyoung, née en 1962, approche la soixantaine au moment du tournage ; elle est de la même génération que le cinéaste, né en 1960). Quand le “célèbre réalisateur” (Kwon Haehyo, né en 1965) qui semblait, au moment de leur rencontre bien arrosée, travaillé par le désir de faire l’amour avec “son” actrice (prétexte du film à venir), prend définitivement congé d’elle, au petit matin du lendemain, par un message verbal excluant toute possibilité de “communion charnelle” (le film n’aura pas lieu), elle éclate de rire – trouvant une forme de jouissance libératrice à réécouter en boucle ce message. Ce rire débordant de vie est lié de manière indissociable à la mort – à sa conjuration comme à son acceptation. J’en ai déjà trop dit. Fermons donc cette première séquence en reprenant une dernière fois le mot “grâce” qui s’applique si justement à ce 26e long métrage de Hong Sangsoo (qui en a depuis bouclé deux autres, La Romancière et Walk Up).

Hong Sangsoo, Juste sous vos yeux © Capricci

(En aparté : au moment où je relis ces lignes – mardi 13 septembre, il est 10h15 –, j’apprends la mort de Jean-Luc Godard. Mon premier réflexe est : ne rien rajouter, garder le silence. Mais très vite, un mot ne cesse de me hanter : “montage”. Dans les émissions de radio que j’écoute par pur réflexe (avec hélas le même son de cloche partout – je ne parle que des programmes en direct dans les premières heures qui ont suivi cette annonce), ou dans les “posts”, articles et commentaires qui défilent sur mon écran, ce mot, je ne l’entends pas, je ne le lis pas – ou si peu. Il faut pourtant (apprendre à) monter. À l’origine de ce qui est devenu pour moi une véritable obsession – une pratique, une nécessité première, une passion –, la découverte éblouie du cinéma de Godard, l’année de mes dix-sept ans : Pierrot le fou au ciné-club du lycée. Puis progressivement tous les autres, à quelques rares exceptions, une fois, deux fois, trois fois, X fois pour certains, me conduisant à emprunter autant que possible et en tous sens les pistes ouvertes par Godard : en arrière, en avant – toujours au présent. Fin de l’aparté)

2.

La fabrique d’Etienne Robial, publié par les Éditions B42, est un montage d’entretiens radiophoniques avec le susnommé, menés par Antoine Guillot pour À voix nue sur France Culture en 2018. Ces échanges sont très bien retranscrits, c’est-à-dire revus et corrigés afin de passer sans désagrément de l’audible au lisible – il convient de le noter, car ce n’est pas toujours le cas. Avant et après chaque entretien (il y en a cinq au total), on trouve des suites plus ou moins séquentielles d’images en écho – l’ensemble étant composé avec une grande rigueur graphique, ce qui n’est guère étonnant, vu la personnalité de l’invité.

Ce n’est pas la première fois que nous nous intéressons à Étienne Robial – la dernière, c’était au moment de la parution (à l’automne 2021) du livre étienne + robial, alphabets + tracés + logotypes aux éditions magnani : livre incontournable, aussi volumineux – près de 400 pages imprimées en quadri – que beau (tiré sur papier Munken print cream 115g), rassemblant la quasi-totalité du travail d’Étienne Robial de 1965 à 2021. Il ne manquait pas grand-chose à cette somme : juste côté “image” des photographies, d’archives, ou prises pour l’occasion dans sa maison ou dans son atelier de production ; et côté “voix” (donc côté texte) des entretiens d’une certaine ampleur (la voix de Robial étant déjà présente dans l’édition “magnani”). En ce sens, cette fabrique d’Etienne Robial, plus modeste (format 14,2/22,8 cm, 112 pages dont 57 – soit près de la moitié de la pagination – d’images), permet d’approfondir le “sujet ER”, sans pour autant refermer le dossier.

Le premier entretien commence par une évocation de la maison d’Etienne Robial – dans le XVe arrondissement de Paris, à la limite du XIVe – dessinée et construite en 1927 par Marcel Zielinski, architecte moderniste (contrairement aux auditeurs de radio, nous pouvons en apprécier, page 6, la façade). Il est question ensuite des collections, assez nombreuses, et autant que possible complètes, qu’elle abrite : “Ce sont la recherche et les découvertes qui en découlent qui m’intéressent. Je collectionne par exemple les objets en verre moulé, comme les carreaux d’architecte qu’on utilisait comme cendriers, dessous de verre ou carafes dans les années 1950. Ce n’est que beaucoup plus tard que je me suis aperçu que les créateurs du Bauhaus – dont je collectionne tous les livres –, comme Wilhelm Wagenfield par exemple, ont commencé par faire des cafetières ou des lampes en verre moulé avant de créer spécifiquement toutes sortes d’objets utilitaires comme des cendriers, des salières, poivrières, tasses, théières et bien d’autres encore” (entre les deux premiers entretiens, en contrepoint, quelques photographies de ces collections, ainsi que “d’autres encore” : livres de la Série noire ; ou conçus par Pierre Faucheux, Robert Massin…). On ne va pas tout lister. Nous n’en sommes qu’à l’introduction du premier entretien intitulé Dominos et cocottes en papier. Question suivante : “Même si vous nous recevez à Paris, je sais que vous n’êtes pas parisien” (Antoine Guillot). On peut maintenant évoquer rapidement l’enfance (“Je suis ce qu’on appelle un enfant du baby-boom, né en plein 1945 [à Rouen]”), puis en venir aux révoltes de jeunesse stimulées par l’esprit de mai 1968 (avant, pendant, après) : apprentissage concret de la vie et d’un artisanat (plus ou moins) furieux. Robial aura travaillé pour L’Enragé, journal édité par Jean-Jacques Pauvert (rendu fameux grâce aux couvertures de Siné, puis de Willem, et bien d’autres), avant de faire des pochettes de disque pour Barclay ou de rejoindre la presse Filippachi : savoir faire le grand écart est tout un art, et à cette époque, il y avait probablement autant de plaisir, et de problèmes à résoudre, à composer la maquette de Mademoiselle âge tendre (et autres titres mythiques de cette presse aujourd’hui oubliée), qu’à reprendre la librairie Futuropolis. En 1974, le “30/40” Calvo est le premier titre des éditions du même nom animées avec Florence Cestac (il y en aura environ 450 autres sur une vingtaine d’années – lire à ce sujet La véritable histoire de Futuropolis de Florence Cestac – Dargaud, 2007) : de la belle ouvrage où formes et contenus sont indissociables.

On connaît la suite : Canal + et le reste – les livres, les pochettes de disques, l’habillage télévisuel, la signalisation, les logos, les marques, etc. Antoine Guillot présente très justement Etienne Robial en inconnu célèbre : “Vos créations sont largement plus connues que votre nom. Vous êtes un des grands créateurs de l’ombre, de ceux qui façonnent depuis près de cinquante ans [plus d’un demi-siècle aujourd’hui] le paysage graphique et le monde de signes dans lequel nous vivons.”

La fabrique d’Etienne Robial © B42, photo Yannick Labrousse

Continuons à avancer (tout en prenant congé pour ne pas déborder les limites que nous nous sommes imposées) en procédant par montage : “Je suis convaincu que la créativité arrive beaucoup plus vite et de manière plus spontanée avec un papier et un crayon, ainsi qu’avec l’équivalent du fameux « pomme Z », qui s’appelle une gomme. Évidemment, en ce qui me concerne, j’utilise uniquement la Staedtler 526-50, cette gomme bleue et blanche que les graphistes connaissent bien. Pour moi, un coup de gomme revient à se remettre en question, c’est un trait d’humilité. Mais cela permet aussi d’aller très vite dans son travail.” / “Je considère qu’en France nous sommes dans un pays graphiquement sinistré, contrairement aux pays luthériens, comme l’Allemagne, les Pays-Bas ou la Suisse, où c’est un véritable plaisir de se promener dans les rues, ou même sur les autoroutes.” Robial a étudié à l’École des et arts et métiers de Vevey où il a “appris ce qu’était la rigueur”. Dans ces entretiens, il tient à rendre hommage à Max Bill, “LE monument qui a tout déterminé, tout défini […], dans le domaine des arts graphiques et visuels.”

Humilité, reconnaissance, appétit de transmission, au programme. Inutile d’en rajouter, n’est-ce pas ? Il faut aller y voir de plus près : se procurer cet ouvrage, le lire, le regarder, écouter une voix, de manière active.

La fabrique d’Etienne Robial © B42, photo Yannick Labrousse

3.

Illustrer Proust, sous-titré Histoire d’un défi, est un livre de Jan Baetens aux Impressions Nouvelles qui étudie les relations conflictuelles entre l’écriture de l’auteur de la Recherche (considérant avec attention l’ensemble des livres imprimés depuis Les Plaisirs et les jours en 1896) et le concept d’illustration : soit ce dont elle n’a nul besoin. “La phrase est simple, elle fait mantra : « On n’illustre pas Proust »” écrit Jan Baetens en incipit de son essai. On ira presque jusqu’à parler d’interdit : “Illustrer un auteur comme Proust est à la fois naïf et présomptueux, et les seules illustrations qui vaillent sont celles, dit-on, qui se refusent justement de l’être.” Et pourtant… D’innombrables images associées à l’œuvre de Proust ont été mises sur le marché, à un tel point que ce livre ne pourra en montrer que quelques-unes. Des couvertures des éditions de poche aux éditions pour bibliophiles, dessins, aquarelles, gravures, photographies, sans oublier les adaptations filmées ou en bande dessinée, il y a à boire et à manger. Baetens relève que “fondamentalement, l’illustration est quelque chose qui vient après, dans les deux sens du terme. On écrit d’abord un texte, puis on décide – et le deuxième « on » n’est pas forcément identique au premier – d’ajouter un volet iconographique. Temporellement, il y a écart (dans le cas inverse, il y a ekphrasis : description, et pourquoi pas illustration verbale d’un objet visuel). […] En second lieu, l’illustration occupe aussi une place secondaire dans la hiérarchie des parties de l’œuvre. Elle est censée être au service du texte, que sa présence a pour mission de rendre plus attrayant (en le « modernisant » par exemple), d’éclairer […], de faire vendre […] ou encore de rendre plus lisible […] Aussi l’illustration est-elle, en dépit de ses fonctions variées, radicalement dispensable.”

Flaubert s’est toujours montré “inflexible quant aux illustrations (« Jamais, moi vivant, on ne m’illustrera » / « M’offrirait-on cent-mille francs, je te jure qu’il n’en paraîtra pas une »)”. Emmanuel Bove s’est montré moins rigide, même si tout aussi rétif à l’idée que l’on dépose des images en contrepoint ses écrits (comme d’autres refusent que l’on dépose de la musique sur leurs vers). Il finira par être ravi par la découverte des illustrations de Roger Ben Sussan pour sa nouvelle Un Père et sa Fille : “Ma surprise fut complète. Elles sont ce que j’eusse voulu pour moi-même pour mon livre. Elles le complètent si parfaitement que lorsque, dernièrement, Un Père et sa Fille a reparu dans une édition courante, privé de ses illustrations, j’ai eu le sentiment que ma nouvelle était amoindrie.” Jan Baetens remarque très justement que Proust est « un auteur profondément visuel et la Recherche, une entreprise où l’image occupe une position centrale, notamment par les innombrables références à des œuvres d’art, réelles ou imaginaires.” Mais comment les représenter ? Et surtout : à quoi bon ? Il est vrai – cet essai consacre un long chapitre à ce sujet – que le premier livre de Proust, Les Plaisirs et les jours, était “richement illustré” (et pas seulement visuellement : quatre pièces pour piano de Reynaldo Hahn y sont “reproduites en pleine page”). C’est Madeleine Lemaire, “peintre spécialisée dans les scènes de genre, les natures mortes et les fleurs, mais aussi grande salonnière” qui s’était chargée des illustrations, très appréciées par Anatole France : “Heureux livre [… qui] ira par la ville tout orné, tout parfumé des fleurs dont Madeleine Lemaire l’a jonché de cette main divine qui répand les roses avec leur rosée.” Nous sommes à la toute fin du dix-neuvième siècle et ce piètre résultat graphique, ces images fanées, nous donnent hâte de passer au siècle suivant. Nombre d’illustrations que ce livre nous fait découvrir sont ennuyeuses et peu inventives : elles contribuent, dans leur ensemble, à ancrer le monde de Proust dans cette mondanité, charmante et superficielle, dans laquelle certains lecteurs pressés le réduisent. On peut néanmoins, pour des raisons plus ou moins avouables, être sensibles à certaines. Ayant pour ma part découvert La Recherche du temps perdu dans l’édition en trois volumes illustrés par Kees Van Dongen en 1947 chez Gallimard – ma mère l’avait reçue en cadeau pour ses vingt ans, je l’ai récupérée plus tard, à peu près au même âge –, j’y suis attaché et, malgré mes réticences pour ce genre d’images, je suis sensible à leur charme (et j’apprécie aussi la fabrication de ces trois volumes, leur reliure : beau travail qui force le respect). Mais je dois avouer que je n’ai vraiment lu avec attention le texte de Proust que dans des éditions où on ne trouve imprimé que des caractères typographiques.

Illustrer Proust, Couvertures de Pierre Faucheux © Les Impressions nouvelles

Dans Illustrer Proust, Histoire d’un défi, l’assez riche iconographie nous fait certes découvrir ce que nous allons rapidement oublier (les gravures peu convaincantes de Pierre Laprade, les illustrations de Philippe Jullian, etc.), mais aussi quelques images mémorables pour les amateurs et du texte proustien et de dessin. Par exemple, cette page de Synthèses littéraires et extra-littéraires (1923) où Gus Bofa, formidable dessinateur, évoque Proust en horloger œuvrant à remonter un réveil (ou autre pièce d’horlogerie) – À la recherche du temps perdu étant l’enseigne de son échoppe. C’est un peu à côté de la plaque, mais le dessin est très beau, et de même sa mise en couleurs. Quant aux couvertures des éditions de poche, Jan Baetens a raison de souligner que certains remarquables graphistes, comme Pierre Faucheux (surtout), ou Massin (on retrouve des noms déjà cités par Etienne Robial), en ont conçues de fort réussies. Celles pour “Folio” qui reprennent des aquarelles de Van Dongen, m’apparaissent, pour les raisons déjà évoquées un peu plus haut, plutôt sympathiques. Mais, dans l’ensemble, ça ne colle pas : il y en a même de remarquablement vilaines. De plus récentes, pour “Folio classique”, intègrent titre, nom de l’auteur et autres signes typographiques, dans de belles compositions plastiques de Pierre Alechinsky ; mais, de ce dernier, on préférera l’édition, certes de grand format sur beau papier – donc assez chère – d’Un amour de Swann, qu’il a orné, plutôt qu’illustré. Alechinsky précise : “Illustrer n’ajoute rien à la compréhension d’un texte. Je n’ai donc pas illustré Un amour de Swann, je me suis permis de décorer les marges. Orner. Cependant mon crayon a commis des infractions, quelques allusions d’une couleur sanguine : l’éclisse d’un violon, la courbe d’une robe, d’un dos, d’une chevelure, la canne théâtrale de Charlus”. Tout effectuant un solide travail de rassemblement qui lui permet de poser nombre de questions essentielles (sans pour autant chercher à clore le dossier en apportant des réponses définitives), Jan Baetens évite de nous perdre inutilement en recensant un par un les essais d’adaptation de la Recherche, presque toujours catastrophiques, s’attardant de préférence sur ceux qui inventent quelque chose de singulier : épreuves fantômes d’une collaboration posthume. Par exemple les dessins de Yan Nascimbene, en contrepoint heureux d’Un amour de Swann pour Futuropolis / Gallimard (dans la fameuse collection ou Tardi a illustré Céline, et Edmond Baudoin, Le Clézio). Ou les deux adaptations cinématographiques qui demeurent visibles : celle de Chantal Akerman (La Captive) et celle de Raoul Ruiz (Le Temps retrouvé). Le chantier reste ouvert. Il est temps de laisser cette petite lecture en suspens, non sans avoir donné le dernier mot à Jan Baetens : “Plus on affirme qu’on n’illustre pas Proust, plus on suggère que les images produites peuvent bénéficier d’une autonomie certaine. Tout en gravitant autour de l’œuvre de Proust, elles se mettent à vivre leur vie en marge d’elle.” C’est, une fois encore, tout le mal qu’on peut leur souhaiter.

Proust avec Alechinsky & Van Dongen, Gallimard, 2013 & 1947 Photo © Virginie Vincienne

4.

Parmi les auteurs qui donnent régulièrement de leurs nouvelles, Jean-Michel Espitallier est un des plus singuliers, en ce sens qu’il réussit à chaque fois à nous surprendre, même si on retrouve à tous les coups ses obsessions, ses hantises, son savoir-faire de drummer-poet – ou plutôt son sens de la forme, son habileté à compter sans en avoir l’air. Du rock, du punk, de la pop et du reste, son tout dernier opus (vingt-cinquième à ce jour, si j’en crois la liste “du même auteur”), est publié directement en poche, pour la quatrième fois semble-t-il, dans la collection “agora” chez Pocket – De la célébrité, sorti en 2012 chez 10/18, ayant été repris quatre ans plus tard dans cette même collection “agora” où l’on trouve aussi Pièces détachées et Caisse à outils.

M’étant offert à l’âge de 13 ans avec mon premier argent de poche The Piper at the Gates of Dawn (je continue à l’écouter sur ma platine vinyle, ne l’ayant jamais racheté en CD), je garde un souvenir ému de Syd Barrett, le rock et autres trucs du même Jean-Michel Espitallier (paru en 2009), qui me revient inévitablement quand je découvre la première phrase du premier chapitre de ce nouveau livre : “J’écoute du rock depuis plus de cinquante ans” (avec en contrepoint sonore deux chansons on ne peut plus célèbres, My Generation et Forever Young, qui passent en 45 tours, craquements compris, sur ma platine intérieure). Dans le petit monde du rock (du punk, de la pop, et du reste) où chacun semble partager un même “chez soi”, Espitallier détonne, en ce sens que s’il s’y trouve bien comme tout le monde “chez lui”, il y est aussi comme personne. Il sillonne en tous sens le domaine (musical, mais pas que) en recherchant la plus grande proximité avec ce qui peut produire des étincelles, tout en prenant à sa manière distance avec les choses : observant ce qui (se) passe aussi bien depuis les hauteurs qu’au centre de la foule en pleine communion collective. Traitant son “sujet” en exégète attentif tout en frayant du côté de l’intime, il donne à lire au bout du compte un essai autobiographique – une autobiographie de tout le monde hyper-personnalisée, semée de trous, mais non déguisée.

Continuons notre lecture. Le rock “a construit ma vie, ma sensibilité, mon imaginaire, mon rapport au monde…” On dévore ce poche d’une traite, comme on se plonge dans la magie du (des) concert(s) jusqu’à coupure de la lumière et du son. Du rock, du punk, de la pop et du reste est un livre érudit, voire “sérieux”, au sens de : compétent, bien informé, synthétique, faisant le tour de la question, ni en journaliste, ni en professeur – écrit (one more time) en poète-batteur (comme son aîné Clark Coolidge, vu en concert avec Thurston Moore – le premier déposant ses baguettes, et le second, sa guitare, après un set purement instrumental, pour passer à la lecture à voix plus ou moins nue de ses poèmes) qui sait ce que c’est que composer un livre et jouer avec la typographie et l’encrage. Les fondus de rock – bien plus redoutables que les fous de champignons – ne lui pardonneront probablement pas ce qu’ils relèveront comme manques. N’en étant pas, j’ai oublié de vérifier si je ce que j’ai retenu de cette affaire (qui dure depuis bien plus de cinquante ans) dont j’ai encore besoin aujourd’hui figure en bonne place dans les listes qui ponctuent ce livre. Ce que j’ai plutôt remarqué, c’est une relative absence de hiérarchisation entre les noms, de personnes ou de groupes, ou entre les époques, les sous-genres : tout est pris quasiment à égalité (comme parties prenantes d’un “art en expansion”). C’est l’histoire d’un viatique. C’est peut-être avant tout histoire(s) d’attitude(s), disait Alain Dister, qui gardait absolument tout dans ses archives, jusqu’au moindre bout de papier, en tant que traces tangibles d’un rapport au monde. Jean-Michel Espitallier s’ouvre à ce qui arrive, sans ménager son temps, son énergie, et le reste, à entretenir le souvenir de ce l’a attiré, traversé, rendu captif, comme si aucun tri ne devait être fait – mais c’est probablement une illusion. Cela me sidère – et me touche aussi – en ce sens que je me sens porté par un vent, peut-être pas “contraire”, mais dont le souffle est moins ample et généreux. Depuis disons mes vingt ans, sans forcément m’en rendre compte, et encore moins le programmer, j’efface de ma mémoire des musiques qui ont pourtant irradié mes jeunes années. Cela est probablement nécessaire pour faire de la place pour engranger du neuf, ou de l’ancien retrouvé ou resurgi de l’oubli, tout en préservant “en l’état” ce “continuum” en reprise inlassable qui continue de produire ses effets. Ce qui nous a procuré un temps du plaisir finit par nous laisser indifférent, et parfois même nous faire souffrir : il faut donc s’en débarrasser. Mais il est impossible de supprimer définitivement quoi que ce soit, comme de retenir tout ce qui parvient à nos oreilles, surtout si ça ne fait que passer, sans traverser le corps.

Je suis sensible au goût de Jean-Michel Espitallier pour les listes, les one line definitions – ex : “Clown binaire ancien alcoolique pas anonyme (Ringo Starr”) –, les citations. J’aime son aptitude joueuse à sérier les problèmes (sans devenir pour autant un héritier de l’École de Vienne), à convoquer le meilleur, tout en cherchant à rattraper le pire (allant jusqu’à lui trouver des excuses au nom de cette extension désirée du genre-s), à se plier aux exigences de sa “passion à fleur de peau”, sans refuser d’exercer un “regard critique sur ce théâtre d’ombres et d’illusions”. Mais, de cette longue histoire, je retiens d’abord ce qui s’est dépouillé de ce qui n’est qu’enrobage, sucrerie, tape à l’oreille, prétention, lourdeur, bavardage, au profit du sec, du dégraissé, du plus minimaliste. Réécouter Chuck Berry ou Jerry Lee Lewis plutôt que certains pseudo-progressistes ampoulés ; continuer à suivre Neil Young, le plus sidérant sur la durée ; découvrir avec émotion Brian Wilson et Al Jardine interprétant Sloop John B. quarante ans après ; prendre des nouvelles de Shane McGowan ou de Robert Wyatt ; rompre sans état d’âme avec certains héros se fourvoyant dans un sentimentalisme affecté ; continuer à guetter le surgissement d’un nouveau Kurt Cobain, d’une nouvelle Patti Smith, ou de nouveaux Sex Pistols, Buzzcocks ou Sonic Youth (etc.) ; noter enfin que ces quelques lignes de commentaire ont été écrites en écoutant les quatre faces de The Mirror Man Sessions de Captain Beefheart & his Magic Band.

Jean-Michel Espitallier : “Depuis mon adolescence, je cherche dans la musique un sens à a vie, un sens au monde, j’y puise des stocks de fantaisie, de beauté, du rugueux ou de l’élégance, et voilà que quelque chose surgissait qui était de l’ordre d’une vérité supérieure évidente, aveuglante, non formulable avec la grammaire des phrases mais lumineusement claire avec la grammaire des sons. De l’ordre d’une réponse sans question. Qui me faisait coïncider avec moi-même.” Valéry avait raison : Le plus profond c’est la peau. Et les meilleurs essais, comme celui-ci, ne sont pas ceux qui s’affairent “sur”, mais qui frayent “avec” (vieille antienne) : qui se risquent à l’épreuve (la traversée) du miroir où se reflètent et se déposent matière d’un work in progress en forme d’autoportrait.

Hong Sangsoo, Juste sous vos yeux, en salles le 21 septembre 2022, distribution Capricci Films.
La Fabrique d’Etienne Robial, entretiens avec Antoine Guillot, Éditions B42, septembre 2022, 112 p., 20 €
Jan Baetens, Illustrer Proust, Les Impressions Nouvelles, septembre 2022, 224 p., 24 €
Jean-Michel Espitallier, Du rock, du punk, de la pop et du reste, Pocket, septembre 2022, 224 p., 9 €