1.
Résumé de la situation (avril 2021–janvier 2022) : au printemps dernier, Fayard a publié un essai du philosophe Dominique Lestel intitulé Machines insurrectionnelles – Une théorie post-biologique du vivant. De ce “théoricien reconnu du domaine émergent de l’éthologie philosophique” ayant déjà publié de nombreux ouvrages (dont Nous sommes les autres animaux, aux mêmes éditions), ce livre pourtant intrigant nous aurait probablement échappé, s’il n’avait été doté d’une couverture – ainsi que de 277 dessins originaux – de Killoffer, un auteur dont il ne faut rien négliger car, même s’il est passé par les arts appliqués, il est tout sauf un illustrateur appliqué : bien plutôt un réinventeur infatigable de lui-même, sujet plus qu’humain et animal en devenir (je relis mes notes, prises au moment de la recension de cet essai qui traitait des robots, pensés comme des « machines insurrectionnelles » : une intelligence artificielle avec un corps particulier, ni animal, ni végétal, qui déstabilise l’Évolution et déconcerte les hommes qui doivent constamment négocier avec elles). Étonné par cette imbrication inattendue entre réflexion philosophique et “bande dessinée muette”, j’avais demandé à Killoffer quelques éclaircissements sur la manière dont cette rencontre s’était passée. Il m’avait répondu : “À ma connaissance, c’est une première – je veux dire que le texte et les dessins soient conçus simultanément et apparaissent ensemble pour la première fois dans le cadre d’un livre de philosophie.” Il était clair cependant que, loin de fournir un vague supplément au texte, cette suite de dessins de forme carrée (pas loin d’un par page, même si on ne remarque aucune régularité – et c’est tant mieux) pouvait prétendre à une certaine autonomie, à condition bien entendu de trouver un nouvel agencement, via un gaufrier de six cases par exemple, sur autant de pages que nécessaire, et surtout sans ajouter le moindre mot (sans fournir d’explication). C’était un vœu de lecteur ayant gardé en mémoire les grands livres de Killoffer publiés à L’association, comme 676 apparitions de Killoffer, Quand faut y aller (notamment pour l’histoire intitulée Einmal ist Keinmal) ou encore Killoffer, tel qu’en lui-même, enfin, qui se passent de mots, sans pour autant éviter le récit. Travail que l’on dira autobiographique : mystérieux, intime, parfois grand-guignolesque, et toujours d’une grande puissance graphique – mais pas seulement.
Trois saisons plus tard, ce vœu est réalisé. Killoffer en chair et en fer que Casterman publie le 26 janvier est le titre donné à l’album reprenant cette suite de 277 dessins (plus 1 ! On n’obtient plus un nombre premier, mais le double d’un autre : 139) devenus cases de bande dessinée muette (même si l’on trouve quelques rares dérogations à cette règle plutôt bien respectée) sur 56 pages à l’italienne, reliées sous couverture argentée pouvant faire office de miroir où se projeter à côté de l’auteur et de son “colloc mécanique”. Mais, même si avoir lu l’essai de Dominique Lestel n’est pas nécessaire pour appréhender le travail de Killloffer, le philosophe, loin d’être éliminé de cette affaire, s’y trouve bien présent, ne serait-ce que parce qu’il en signe la postface dans laquelle il raconte cette aventure, qui est bien celle d’une collaboration : “plus d’un de mes collègues – écrit-il – a dû trouver un peu incongru un tel partenariat et en même temps en ressentir une certaine jalousie”. Après avoir noté que “Killoffer avait « parasité » le livre avec ses dessins”, il reconnait aussitôt qu’il s’agit là “d’une appréciation positive” / “parce que le parasitisme est une des formes les plus dynamiques du vivant”, avant d’ajouter que “Killoffer n’a donc pas « illustré » le livre, il en a proposé la clef de lecture” / “texte et graphisme [s’illustrant] mutuellement avec bonheur”.

Dessinateur en veine de métamorphose, dont le trait est le plus souvent reconnaissable d’emblée, mais qui ne s’interdit pas quelques dérives stylistiques (parfois volontairement mimétiques, du côté de Mœbius), Killoffer se montre particulièrement à l’aise dans cette affaire de lien homme/machine – et en tout cas de manière plus sereine que quand il traite des relations complexes entre les humains (notamment entre les hommes et les femmes). Killoffer en chair (le double du dessinateur) et Killoffer en fer (son robot domestique qui le “double” d’une certaine manière) développent dans un premier temps quelque chose de l’ordre de l’amitié (de manière parfois sentimentale car dans la chair, il y a le cœur : “malheur à qui s’attache, car les machines meurent aussi”), avant que dans un second temps le robot ne “décède” et soit remplacé par un autre, fort différent car programmé à ne pas ménager son colocataire humain trop humain pétri d’addictions. Mais les choses ne s’avéreront pas si simples : l’homme des apparitions et des métamorphoses, qui ne craint jamais de s’auto-humilier, n’a pas dit son dernier mot. Il est tentant de se plonger dans ces pages noires et blanches, généreusement encrées, en état d’amnésie totale du projet d’origine, et d’imaginer une fiction mélancolique, donc lucide, sur la condition humaine en ces temps de dépendance aux machines et aux écrans (où les dialogues se font le plus souvent à distance, sans réel contact de chair à chair) – cette dépendance s’étant encore renforcée depuis l’irruption d’un certain coronavirus. L’homme est solitaire – comme le robot ? Et les deux trinquent, dans tous les sens du terme, de solitude à solitude, dans un mix de régénérescence (de rajeunissement) et de décrépitude (comme la chair s’affaiblit, le métal s’altère). Alors le dernier mot – figuré par le trait et non par le langage verbal – de ces 46 pages (+2) muettes est : Champagne ! Happy end pour Killoffer en chair et en fer, le premier “indispensable” de cette rentrée d’hiver (privée de retrouvailles entre aficionados – le festival d’Angoulême ayant été reporté à la toute fin de l’hiver).

2.
D’une bande dessinée muette à l’autre, du noir et blanc le plus contrasté à une débauche de tons imprimée en “quatre couleurs Pantone”, mais toujours sans le moindre mot calligraphié, pas même la signature de l’auteur… Le Gull Yettin de Joe Kessler – un jeune auteur britannique qui est aussi directeur artistique de The Breakdown Press – paraît ce 21 janvier 2022 à L’Association. Il s’agit de son deuxième livre publié par cette maison d’édition dont Killoffer a été un des sept cofondateurs – le premier, Lucarne, ayant reçu le prix Révélation du Festival d’Angoulême en 2020.
Comment parler d’une bande dessinée à la fois irracontable et, pourvu qu’on prête attention à ce qu’elle nous donne à lire, à sentir, à toucher du regard (mais pas seulement), d’une évidence assez crue, ou disons plutôt : aussi limpide que peut l’être une scène de rêve, si l’on évite de céder aux interprétations toute faites et qu’on laisse son imagination dériver, y compris à contre-courant de la marche (de la navigation) de l’auteur, non pour apporter tel ou tel contresens, mais pour remonter la rivière comme un saumon, histoire de mieux se frotter à ce qui s’y dit sans avoir besoin de mots ? S’il convient de se laisser prendre par le jeu graphique afin de faire monter la jouissance procurée par l’invention colorée (via feutres, crayons, aquarelle, ordinateur, etc.), ce ne sera qu’en tournant les pages, les unes après les autres, que l’on saisira concrètement l’étrangeté du propos : cette narration énigmatique procédant souvent par allusion, où s’agite quelque chose comme du non-dit graphique (mais qui, heureusement, ne repose pas sur du pur hédonisme esthétique).

Partons du titre : Le Gull Yettin. On suppose que c’est le nom de cet être étrange qui entre en relation avec un gamin, ce qui nous est confirmé à la toute fin du parcours, sur la page réservée à l’achevé d’imprimer : “Le Gull Yettin est un cryptide, un être ancien et tourmenté, à la fois goéland, arbre et humain” : le genre de créature qui ne peut apparaître que dans les parages de l’enfance, comme dirait Henri Michaux (comme les “Contures” de Matt Konture et bien d’autres créations hybrides, souvent hommes-oiseaux). Le gamin, petit (on l’imagine entré depuis peu à l’école primaire), est souvent en compagnie d’une femme (sa mère, vraisemblablement). Ce trio est confronté à des explosions, des déchaînements aquatiques, avec çà et là des moments de calme, voire de grand calme, où le narrateur/enfant tourmenté (comme le “cryptide”) se repose, confronté à sa mémoire (on pense immédiatement, probablement de manière inconsciente, que ce périple dans cet océan de couleurs vient du plus lointain de la mémoire de l’adulte qui le retranscrit).
Deux pages quasiment en noir et blanc (mais avec un peu – très peu – de rouge pour figurer le sang) viennent perturber cette suite de variations violemment colorées où précision du dessin et recherche de matières cohabitent sans chercher particulièrement de stabilité plastique (la sensation de cohérence ne pouvant être établie qu’après lecture de l’ensemble). Comme toujours, le mieux est d’en reprendre une nouvelle fois la lecture, pas nécessairement pour éprouver de nouvelles significations, mais pour relancer la traversée, retrouver de l’empathie, de la solidarité, faire surgir une forme d’enchantement, liée à l’expression de la tendresse dans des scènes souvent cruelles.

Joe Kessler (interrogé dans la “lettre électronique de L’Association” de janvier 2022) : “– Ce livre ne contient aucun mot, était-ce intentionnel ? – Oui. Je suis devenu un barbant puritain. L’idée, c’est qu’enlever les mots de l’histoire fait ressortir le contenu émotionnel et narratif des dessins ou alors son absence. Cela rend l’expérience de lecture moins familière, plus personnelle, plus directe. Les bandes dessinées sans mots sont sincères et vivantes tandis que les bandes dessinées bavardes sont statiques, soutenue par des échafaudages artificiels. […] En bande dessinée, la continuité visuelle est souvent surestimée. Les bandes dessinées réalisées avec uniformité et précision semblent souvent émotionnellement sans vie. Je voulais établir la composition et le rythme et permettre à la couleur, au trait et à l’impression laissée par le dessin de changer en même temps que l’expérience et la perception des personnages. Tout en restant facilement lisible. La couleur, c’est souvent l’émotion ainsi qu’un guide.”
3.
Depuis sa création aux Requins Marteaux, la collection “BD-CUL”, qui s’est ouverte en mai 2010 avec la publication de Comtesse d’Aude Picault, était déjà forte de vingt-sept volumes avant de passer aux Éditions Le Monte-en-l’air (associées à la fameuse librairie du vingtième arrondissement de Paris – une des mieux achalandées de la capitale), l’équipe à l’origine du concept restant aux manettes (il ne s’agit manifestement pas d’un hold-up, mais bien plutôt d’un changement amical dans la continuité).
Parus à une semaine d’intervalle, les numéros 28 et 29 sont deux bandes dessinées “de cul” que tout semble opposer, mais qui pourtant dialoguent étonnamment dans cette collection ouverte à toutes sortes de propositions et où le second degré est aussi présent (voire davantage) que le premier (sans négliger les suivants que nous ne savons pas nommer et encore moins hiérarchiser). Commençons par le 29, car il se raccorde mieux aux BD muettes dont nous venons de faire la recension, non parce qu’il se priverait lui-aussi du langage verbal, mais parce qu’il charrie un déluge, presque illisible, de texte (ce qui revient quasiment au même). Le VTT comme je l’aime est le titre de cette bande dessinée signée Ilan Manouach, un auteur assez singulier dont on connaît les détournements de grands classiques du “genre”, comme Katz, “édition pirate de Maus d’Art Spiegleman dans laquelle tous les personnages, et pas seulement les nazis, sont représentés avec des têtes de chat” ; ou Noirs, édition non moins pirate des Schtroumpfs noirs de Peyo entièrement imprimée à l’encre bleue, ce qui fait qu’il devient impossible de reconnaître au premier coup d’œil les bons et les mauvais schtroumpfs – en passant par un certain nombre d’autres provocations plus intelligentes les unes que les autres (Tintin au Congo traduit en lingala, dialecte officiel du Congo ; ou Blanco, reliure blanche de cahiers de papier blanc non imprimé) publiées à La 5e Couche. Manouach a par ailleurs conçu un “dispositif narratif tactile en bande dessinée à destination des lecteurs et des auteurs non ou mal-voyants (dénommé Shapereader)”. Auteur conceptuel comme on le voit (ce qui est rare en bande dessinée), il s’intéresse de près à toutes formes de transdisciplinarité, associant “artistes, chercheurs et informaticiens” et “étudie les répercussions politiques du processing art.”

Le VTT comme je l’aime (rien n’interdit de lire VIT sur la couverture) a été réalisé en collaboration avec “une intelligence artificielle développée par OpenAI”, “capable de créer du contenu écrit à la structure de langage digne d’un texte rédigé par un humain. Le texte, une fois combiné à des images générées par un logiciel de dessin 3D produit des bandes dessinées pornographiques arides.” Autrement dit, la seule volonté qui a présidé à sa mise en œuvre est d’éviter toute expression d’un quelconque “soi”, en particulier celui du signataire. Sans relever du ready made, car il faut bien alimenter l’intelligence artificielle pour qu’il y ait à l’arrivée quelque chose plutôt que rien, cette suite de tableaux non vivants peut apparaître comme étant un objet trouvé, à la fois d’une rare évidence (rien à lui reprocher, puisque l’erreur est humaine) et d’une totale absurdité (d’un mimétisme peu troublant pour qui a un corps, mais néanmoins enrichissant pour qui désire porter une réflexion sur les nouvelles technologies). Point de robot en dialogue avec un être de chair comme chez Killoffer ; point de monde secret, onirique, sensoriel comme chez Kessler ; simplement une suite de rencontres virtuelles entre apparitions graphiques très contrôlées et mise en branle d’une narration mécanique usant d’un langage non cuit, plus froid que cru.

Entreprise certes aride, mais simultanément assez féconde, pouvant conduire à quelques planches assez surprenantes qu’il nous sera impossible de juger selon quelque critère que ce soit. Tout ce qu’on pourra en dire ne reflètera au fond que nos limites face à un tel processus créatif – ce dernier mot étant plus que jamais déconnecté de l’illusion romantique qui perdure malgré les coups de boutoir prodigués de Dada à Fluxus et aux minimalistes.
Le n° 28 de cette collection, Ginette de Florence Cestac, est aussi une surprise, même si, connaissant bien son travail, et ce depuis longtemps, on y retrouve clairement sa “patte” : personnages à gros nez, histoires tendres, mélancoliques et au fond assez optimistes (même si traversées de temps en temps par des épreuves assez rudes), animées par un humour plutôt déconnant qui peut conduire à un fou rire plus ou moins mâtiné de sentimentalisme (on est dans l’humain cette fois, et pas qu’un peu). Ginette est le nom d’une femme qui, toute sa vie, a fait commerce de son corps. Bien qu’ayant dépassé l’âge de la retraite, elle a gardé quatre bons clients, presque par empathie pour la gent masculine (“ça me fendait le cœur de les abandonner”) qui lui en aura pourtant fait voir de toutes les couleurs (quelques beaux portraits de pervers sexuels parfois dangereux, comme dans Belle de jour ; mais heureusement notre attachante héroïne qui a monté sa “petite affaire toute seule comme une grande” a rapidement trouvé son protecteur : un de ses premiers clients, le futur commissaire Léon Chinchard). Ce monde gouailleur et gentiment libertaire est travaillé comme il se doit par nombre de clichés, notamment langagiers (“Elle en a déroulé du câble, la Ginette ! Je m’en vais vous bonir tout ça, car je sens que ça vous intéresse”). Et le moindre personnage a la gueule de l’emploi (et le corps aussi), Florence Cestac, graphiste impeccable, as du pinceau mais sans chichi, n’ayant pas peur d’en rajouter (et pas seulement côté nez). Certains excès l’amusent, et elle n’hésite pas à flirter avec une certaine forme de vulgarité (celle qui reste – c’est là son secret – toujours “classe”), ce qui fait que cette histoire s’inscrit naturellement dans un “sous-genre populaire” de la BD (les pockets crapoteux de son enfance), sans jamais pour autant oublier qu’elle fut une des initiatrices du plus neuf, du plus avant-gardiste, de la “nouvelle bande dessinée” apparue après mai 1968, en vraie combattante qui a su, malgré le temps qui lui a apporté une certaine reconnaissance, le rester.

Ginette n’est pas pornographique en ce sens qu’il (elle) porte un regard critique sur le sujet traité. Ce n’est pas une bande dessinée adressée à ceux (et peut-être aussi à celles) qui ont besoin d’images très codées pour éveiller leur désir (et surtout pour se défouler). Là, ce sont surtout les zygomatiques qui se délient. N’oublions pas que l’idée originelle (et originale) des initiateurs du projet n’était pas “de faire faire de la BD porno, mais de faire explorer le domaine de la pornographie par des auteurs” (Frédéric Felder). Il est intéressant de noter que les ouvrages les plus réussis de cette collection “BD-CUL” sont notamment ceux qui ont été réalisées par des femmes. Souvenons-nous de Planplan Culcul d’Anouk Ricard, drôle, intelligent : pour moi le sommet de ce qui finira par composer un ensemble (une boîte) de jeux variés – les opus successifs de cette collection ayant en commun d’expérimenter une sorte de challenge, comme un exercice sous contrainte, aussi libre que subversif. Peut-être que l’auteur qui aura manqué le plus cruellement à l’appel de “BD-CUL” est Charlie Schlingo, grand ami de Florence Cestac (qui lui a génialement tiré le portrait). Mais on sait malheureusement pourquoi : il nous a quittés le 15 juin 2005, donc avant le lancement de ce concept par certains de ses amis avec qui il travaillait en loucedé dans Picsou Magazine, à la belle époque ou Pascal Pierrey était aux manettes.

Préfacé par un Philippe Druillet en verve, Ginette, qui se lit vite (ce n’est pas un défaut), peut être appréhendé, non comme une pure fiction, mais comme un documentaire rêvé. BD-CUL, de numéro en numéro, dresse un état des lieux, une visite guidée de l’atelier secret des dessinateurs et des dessinatrices ravi(e)s de saisir l’occasion de concrétiser, sans jamais se prendre au sérieux, ce qui navigue à vue, prenant volontiers la tangente, au plus vif de leur inconscient.
4.
Jason est un auteur de bande dessinée norvégien dont les œuvres paraissent en traduction française principalement chez Carabas et Atrabile. C’est chez cet éditeur genevois (Atrabile) que paraît Au-dessus de l’Odyssée, recueil d’une vingtaine d’histoires réalisées entre décembre 2020 et juin 2021, soit en pleine deuxième vague Covid. Bien que Jason ait déjà publié plus de vingt titres (dont une dizaine chez Atrabile) et malgré le fait que son dessin me soit depuis longtemps familier, celui-ci est le premier que je lis avec attention, tentant d’ausculter ce qui me parle, tout en ne faisant pas mine d’ignorer ce qui ne me dit trop rien. Curieusement, alors que je me faisais la réflexion que cet univers me semblait proche de celui de Lewis Trondheim (auteur français bien connu ayant pris pour pseudonyme le nom d’une ville norvégienne), je découvre que Jason le remercie à la toute dernière page de cet ouvrage en noir et blanc d’environ 250 pages, chacune présentant quatre cases d’égale dimension (à l’exception d’une histoire en bichromie, formellement assez différente ; d’une autre en trichromie ; de quelques dessins pleine page : sans oublier une vignette en page de titre pour chaque séquence).

Ce qui frappe l’ignorant que je suis ouvrant ce nouvel ouvrage (dont j’ignore s’il est fondamentalement différent des précédents – une certaine monotonie pouvant contribuer au charme de cet univers étrange et peu expressif), c’est l’accumulation de références, voire de citations, sans que l’on puisse pour autant parler d’érudition, ou même de lecture décalée d’une notable quantité de chefs d’œuvre. Non, ce que l’on comprend assez vite, c’est que ce qui intéresse Jason, ce serait plutôt d’inventer diverses formes d’hybridation. Par exemple : prélever quelques éléments attachés au monde de Kafka et les hybrider avec la série télévisuelle, Le Prisonnier. C’est assez curieux et ça marche assez bien. Jason nous dit que n’ayant “toujours pas lu le bouquin de Kafka qu’il a pourtant dans sa bibliothèque”, il “essaye un peu de deviner ce que raconte Le Château”, alors qu’en ce qui concerne Le Prisonnier, il en avait gardé le souvenir de quelques épisodes vus durant sa jeunesse, avant de s’en procurer l’intégrale : “C’est pas mal, très années 60.” Ce qui compte pour lui, ce n’est donc pas porter un regard, ou même d’adapter tel roman ou tel film (aussi bien Le Septième sceau d’Ingmar Bergman que les films de vampires lesbiens de Jess Franco qu’il n’a pas forcément vus), mais de retrouver dans ce fatras romanesque ou cinématographique son propre monde : ses obsessions, son goût pour le collage surréaliste, ou pour certaines contraintes.

Georges Perec apparaît plusieurs fois, petit bouc et cheveux blancs (comme chez Trondheim, les personnages passent par certains codes de la bande dessinée animalière, même si c’est un peu moins manifeste chez Jason), dans le rôle notamment d’un détective privé. “À la base, Bukowski devait être le détective, mais j’ai décidé de choisir Perec pour que l’enquête se passe en France dans les années 70. C’est assez marrant de dessiner des personnages avec des pattes d’éléphant.” Dans un autre chapitre d’Au-dessus de l’Odyssée, Jason propose sa propre version de Je me souviens. On ne dévoilera pas tout, mais on peut signaler les présences de Raskolnikov (Crime et châtiment à toute allure) ou de la belle borgne de Kill Bill de Tarantino qui revisite Ulysse de Joyce “raconté comme un film d’action américain un peu stupide”. Quelques “maîtres de l’absurde” sont aussi mis à contribution, l’idée étant, on l’aura compris, de produire des étincelles avec ces rencontres entre certaines œuvres très valorisées dans le panthéon littéraire et cinématographique et d’autres qui relèvent de la littérature de gare ou des séries B ou Z. Un pari réussi, avec un trait, comme déjà dit, aussi peu expressif que possible qui peut conduire à un sentiment de statisme, de répétition, qui en dérangera certains et en réjouira d’autres. Pour ma part, je garde encore un peu distance, car je n’en suis qu’au début et je n’ai aucune idée de comment cet univers s’inscrira (ou non) dans ma mémoire.

Un mot pour finir sur l’exposition de Catherine Marchadour, peintre née en 1946, qui vient de s’ouvrir, le jeudi 20 janvier, à la galerie Papiers d’Art, 30 rue Pastourelle, dans le Marais parisien (du mardi au samedi de 12h à 19h, jusqu’au samedi 12 février https://www.papiersdart.com/). C’est sa deuxième exposition personnelle dans cette galerie. Ces vingt dernières années, on devait se rendre à Genève, galerie Alexandre Mottier, pour découvrir son travail qui n’a cessé d’évoluer, de série en série – de toiles, de papiers –, l’artiste se montrant à part égale exploratrice de la couleur et dessinatrice pouvant s’aventurer tant du côté de l’abstraction la plus dépouillée que de la figuration la plus fouillée, ce qui n’est pas si courant en ces temps où il faut choisir son camp. Partant d’observations de la nature comme de rêveries cosmogoniques, éprouvant divers savoir-faire et modes de fabrication, comme le pliage et le marouflage (de toiles souples sur d’autres, tendues sur châssis), manifestant un goût pour la gravure et l’édition de livres d’artiste en collaboration avec des écrivains, Catherine Marchadour possède pleinement ce sens de l’accrochage – de la mise en espace de ses œuvres – qui justifie entre autres la visite de cette exposition dont le titre, Scruter et rêver, choisi par la galeriste Yuri Levy, exprime assez bien cette tension entre extrême acuité du regard et libre vagabondage de la main.

Scruter et rêver – en effet. Inlassablement : faire et défaire, se libérer du trop-plein, redonner de l’air, retendre l’espace, afin de relancer jusqu’à plus soif la pulsion de la peinture et du dessin. Une belle exposition qui opère une cohabitation harmonieuse entre le noir et blanc des encres sur papier et la couleur à l’acrylique sur toile, ou au pastel sur papier – l’ensemble explorant des formes aussi ouvertes que précises, aussi simples (en apparence) que complexes (en réalité) : aussi lumineuses qu’énigmatiques.
Killoffer, En chair et en fer, Casterman, janvier 2022, 56 p., 24 €
Joe Kessler, Le Gull Yettin, L’Association, janvier 2022, 216 p., 20 €
Ilan Manouach, Le VTT comme je l’aime, Éditions Le Monte-en-l’air, janvier 2022, 160 p., 14 €
Florence Cestac, Ginette, Éditions Le Monte-en-l’air, janvier 2022, 104 p., 12 €
Jason, Au-dessus l’odyssée, Atrabile, janvier 2022, 256 p., 24 €