« Tout cela les avait fait pleurer, tous les deux, lui et sa fidèle Magdalena, quand le docteur Müthel leur avait dit que Gottfried Heinrich était simple d’esprit, qu’il grandirait comme les autres enfants, mais qu’ils ne pouvaient pas lui demander le moindre effort mental, parce qu’il n’avait pas de pensée. Malgré cela, un jour, l’espoir les envahit, comme l’éclat d’une lumière pure. Ils avaient pu constater que le médecin s’était grandement trompé : Gottfried pensait. Mais de toute évidence sa pensée était dans son cœur et pas dans sa tête. C’était un jour froid et chargé de neige ; un jour où il revenait particulièrement fatigué de la Tomasschule, avec une forte envie d’envoyer à la balançoire le Comité des Incapables au grand complet. Alors qu’il traversait le court espace qui le séparait de chez lui, il entendit un étrange bégaiement au clavecin et il découvrit Gottfried, à peine âgé de sept ans, assis et imitant son attitude, penché sur le clavier, les yeux perdus, jouant une version pas très claire du Contrapunctus VIII, que lui-même avait souvent répété au cours des derniers jours. L’enfant était entièrement plongé dans les sons, transpirant, tellement transporté qu’il ne s’était même pas aperçu de la présence de son père. Personne n’avait enseigné à Gottfried l’art du clavier, parce qu’on n’enseigne rien à un enfant qui n’a pas de pensée. Son père, debout, silencieux, la perruque à la main, bouche bée, découvrait que son cher Gottfried avait une pensée, de la mémoire et de la volonté, parce que s’il était capable de reproduire quelque chose d’aussi difficile c’est qu’il pensait, se souvenait et persévérait, loué soit le Seigneur. Et le maître se demanda dans quelle école il le conduirait, dès le lendemain. Mais après quelques tentatives, l’échec retentissant les conduisit à la conclusion que Gottfried n’avait de pensée, de mémoire et de volonté que pour la musique ; pour tout le reste, il était encore ce que le docteur Müthel leur avait dit : un idiot. Et il le resterait toute sa vie. Mais à partir du jour du Contrapunctus, Gottfried eut l’autorisation expresse de son père de jouer du clavecin, comme tous ses frères et sœurs. Les plus âgés respectueusement, les plus jeunes avec une certaine peur, ils écoutaient souvent, en silence, ses improvisations échevelées, qui pouvaient durer très longtemps et arrachaient des larmes à Magdalena, qui priait intérieurement et disait mon pauvre petit, qui n’a pas de pensée, sauf pour cette étrange musique. »
Jaume Cabré, « Le rêve de Gottfried Heinrich » in Voyage d’hiver (2000), traduit du catalan (Espagne) par Edmond Raillard, Actes Sud Babel, 2020, pages 133-135.
