Mathieu Belezi : une épopée de larmes et de sang (Attaquer la terre et le soleil)

Mathieu Belezi, Attaquer la terre et le soleil © éditions Le Tripode

À première vue c’est un texte d’un seul jet, le plus souvent sans majuscule ni point, qui s’offre à nous tambour battant de la première à la dernière page. Sous cette forme élégiaque, rythmée comme une prière, le propos alterne les points de vue civil et militaire pour évoquer la sinistre Conquête de l’Algérie par la République française, une période historique qui s’étend de 1830 à 1847. Mais aucune date n’est citée ici, car les personnages sont nos seuls repères.

Ce roman n’est pas ce qu’on peut en penser de prime abord. Du chant naturaliste dénonçant une colonisation des plus violentes, il se déplace à mesure que l’on se familiarise avec les protagonistes. Il devient une chambre noire, enregistrant l’horreur des morts du choléra et les massacres des villages autochtones. Chemin faisant, la narration se fait hésitante (« dois-je raconter ce qui ne devrait pas l’être ? / ne vaut-il pas mieux que je me taise ? ») et l’image de la chambre obscure, d’un certain cinéma même, s’impose véritablement : on pense ainsi aux Moissons du ciel de Terrence Malick et à la funeste Porte du Paradis de Michael Cimino.

Les travaux agricoles, pour les colons survivants, constituent une tâche harassante. À peine soulagés par l’auberge qui prospère telle un saloon africain, ils sont soutenus par les discours galvanisateurs des soldats, le capitaine Raymond Landron en tête, qui pratique la razzia pour prélever l’impôt («Courons au carnage / Vive le pillage» chante la troupe), use du viol comme arme de guerre en parlant de «tisonner quelques garces» et, à l’occasion, propose de définitives sentences sur son mandat colonial vis-à-vis des populations allogènes qu’il nomme mauricauds de l’oued ou moukères du fondouk : « Nous ne voulons que vous élever jusqu’à nous, que vous faire entrer dans notre monde à tout point de vue meilleur que le vôtre ! ».

La langue de Mathieu Belezi a ceci de marquant qu’elle nous installe d’emblée dans une prose singulière, épique et grave à la fois. On navigue dans ses mots comme dans une mer agitée, un orage permanent sous un soleil de plomb. Entre le trajet inaugural sur la frégate Labrador, du port de Marseille au golfe de Bône, jusqu’à un hypothétique retour à bord du vapeur Sinaï, Belezi nous embarque dans une épopée de larmes et de sang, à peine tamisée par la beauté du lieu et la perspective d’une vie nouvelle.

Face à cette introspection du verbe on pense tout de suite à Faulkner et plus particulièrement à celui de Lumière d’août, tant ici les adresses se font scansion, depuis le « sainte et sainte mère de Dieu » de la néo-algérienne Séraphine Jouhaud jusqu’au « Nous ne sommes pas des anges » des soldats chauffés à blanc. Et puis, dans cet imaginaire échevelé du dix-neuvième siècle français, Belezi a le talent de tout faire basculer le temps d’une scène suspendue. Alors, durant la noce de Rosette et Fernand, le Zola de La Terre devient soudain l’Alain-Fournier du Grand Meaulnes.

Il est des romans dont l’évidence coule de source, Attaquer la terre et le soleil arrache la sienne des tréfonds de l’âme humaine mais n’en demeure pas moins nécessaire. L’urgence qu’il faut mettre à le lire n’a d’égale, sans doute, que celle qu’aura eue Mathieu Belezi à l’écrire.

Mathieu Belezi, Attaquer la terre et le soleil, Le Tripode, septembre 2022, 160 p., 17 €