Constellation d’automne (1) : Josef et Anni Albers, Étienne Robial, James Bishop

© Alix Rosset

1.

C’est la meilleure nouvelle de la rentrée : une exposition “Anni et Josef Albers, l’art et la vie” se tient dans les salles du musée d’Art moderne de Paris jusqu’au 9 janvier 2022. L’ayant visitée dès son ouverture, j’ai pu constater sa réussite à tous points de vue, de l’accrochage au catalogue réalisé en collaboration avec The Josef and Anni Albers Foundation – un ouvrage de grande qualité, tant pour le choix des reproductions que pour les textes et la chronologie, redonnant au couple Albers la place qu’il mérite dans l’histoire de l’art du vingtième siècle : une des premières.

Josef, né en Allemagne, dans la Ruhr, en 1888, et Anni, née en 1899 à Berlin, se rencontrent en 1922 au Bauhaus à Weimar. Leur travail sera associé pendant une dizaine d’années à ce prodigieux lieu d’apprentissage qui déménagera plusieurs fois, d’abord à Dessau, puis à Berlin. En 1933, sous la pression des nazis, les membres du Bauhaus prennent la décision de dissoudre l’école. Le couple, recruté pour enseigner au Black Mountain College en Caroline du Nord – une école expérimentale dont le travail sera aussi marquant que celui du Bauhaus –, s’installe aux États-Unis où ils rencontreront la fine fleur des avant-gardes américaines, d’Elaine et Willem de Kooning à John Cage, de Charles Olson à Robert Motherwell, de Merce Cunningham à Robert Creeley. Ils seront, leur vie entière, non seulement de grands artistes, mais aussi des professeurs très impliqués – ces deux activités étant pour eux liées de manière quasi organique. Josef dira que “ce qui a rendu le Bauhaus célèbre, c’est sa méthode d’enseignement, consistant à prendre les jeunes gens à bras-le-corps pour les libérer.” Il en sera de même au Black Mountain College, puis à Yale, après la fermeture du College en 1957 : “Au départ, l’approche doit être ludique, échapper à toute exigence d’utilité, privilégier le plaisir des couleurs, des formes, des contrastes entre surfaces et des harmonies – valoriser la sensualité tactile. Cette délectation première et toujours essentielle de la dimension physique des matières requiert une technique rudimentaire et doit être entretenue lorsque la technique se complexifie, écrit Anni.”

Catalogue A. et J. Albers © Paris Musées. Photo Alix Rosset

Josef Albers : “Des idées passent de la matière à nous-mêmes, et nous avons beau nous prendre pour des créateurs, nous dialoguons avec notre médium. Plus la complicité avec ce médium est subtile, plus nos actes seront inventifs.” Ayant été dans sa jeunesse instituteur, il en a gardé un goût prononcé pour la pédagogie, et même une véritable passion. Le couple n’aura de cesse de transmettre, non des acquis – un savoir-faire officiel –, mais l’esprit de recherche, associant le sens des matériaux et l’idée de travail collectif. Nombre de jeunes artistes, comme Robert Rauschenberg, leur seront reconnaissants, et ils auront une grande influence sur le travail d’Agnes Martin, de Robert Ryman et des “minimalistes” comme Sol LeWitt, Frank Stella ou Donald Judd – pour citer d’autres personnalités que leurs élèves –, ce dernier ayant affirmé avoir “toujours admiré les peintures d’Albers ; je n’ai jamais employé le mot « chatoyant » pour un autre que lui. […] Cette clarté, c’est la crédibilité à l’état pur.”

Catalogue A. et J. Albers © Paris Musées

Si certains travaux, comme les Hommages au carré de Josef Albers, sont bien connus (il faut cependant regarder ces peintures eyes wide open, ne pas se contenter de reproductions, pour se rendre compte de ce qu’il entendait par “pouvoir magique” de la couleur), beaucoup d’autres n’étaient accessibles jusque-là qu’à de rares amateurs éclairés. Si le travail d’Anni Albers était relativement reconnu – le  couple ayant toujours montré une solidarité sans faille sous le signe de l’égalité –, on est enfin régalés avec cette exposition de toutes les expériences qu’elle a menées, non seulement son travail sur le tissage (sa formation au Bauhaus) qui est prodigieux d’invention, mais aussi ses bijoux (“notre envie de faire des bijoux à partir d’articles de quincaillerie nous est d’abord venue – dit-elle – du trésor de Monte Alban, des bijoux les plus précieux de l’ancien Mexique”) et ses gouaches, dessins et sérigraphies tardifs qui ouvrent, en écho aux tissages des dernières années, un espace de méditation qui ne renie en rien l’exigence de fantaisie. “Je voulais quelque chose à conquérir. Mais les circonstances m’ont liée aux fils et ce sont eux qui m’ont conquise. J’ai appris à les écouter, à parler leur langue. J’ai appris à les manipuler. Et à force de les écouter m’est venu peu à peu le désir de m’évader de leur territoire, ce qui m’a conduite vers un autre médium, les arts graphiques. Là, les fils n’avaient plus trois dimensions ; sur le papier n’apparaissaient que leurs sosies, dessinés ou imprimés (Anni Albers, 25 février 1982).”

Catalogue A. et J. Albers © Paris Musées

Il y a quelques mois, j’avais rendu compte ici même de l’établissement de la version française de Poèmes et dessins de Josef Albers aux éditions Unes, traduits par le peintre et poète Pierre Mabille et le poète et photographe Andrew Seguin – livre contenant, selon Nicholas Fox Weber (directeur de The Josef and Anni Albers Foundation), “une grande partie de ce que l’artiste aimait : une quiétude et un regard plein de modestie, le mélange du visuel et du verbal.” Sans vouloir tout recenser, il importe de noter que les travaux du couple Albers touchent aussi, et à chaque fois avec une grande réussite, à la typographie, au design, à la photographie, à l’art du vitrail – ces pratiques solidaires, complémentaires, présentant toujours un caractère expérimental, au sens où le définissait leur ami John Cage dans Silence : “Le mot « expérimental » est adéquat, pourvu qu’il soit compris non pas comme décrivant un acte qu’il faudra juger ultérieurement en terme de succès ou d’échec, mais simplement comme un acte dont le résultat est inconnu.”

Josef Albers meurt le 25 mars 1976. Anni lui survivra dix-huit ans. On peut lire dans la chronologie du catalogue : “Anni meurt à Orange (CT) le 9 mai, jour anniversaire de son mariage avec Josef. Est enterrée à ses côtés, sous des pierres tombales très sobres.” Il est temps de faire nous-même preuve de sobriété dans le commentaire, mais non sans avoir rappelé que cette exposition impeccablement sous-titrée L’art et la vie se tient au musée d’Art moderne de Paris jusqu’au 9 janvier de l’an 2022 et qu’il serait dommage, pour qui se trouve en mesure de se déplacer sur les lieux, de passer à côté, même s’il est possible de se rattraper avec le passionnant catalogue, mais en comprenant bien que rien ne pourra remplacer l’expérience directe du regard sur les œuvres de ce couple d’artistes qui s’était donné comme “formule programmatique” (ou “mantra”) : “penser avec les yeux”.

Image 5. Catalogue A. et J. Albers © Paris Musées. Photo Alix Rosset

2.

Comme un bonheur n’arrive jamais seul, voici que les jeunes éditions magnani (du nom de leur créateur, Julien Magnani) viennent de réaliser un livre incontournable, aussi volumineux – près de 400 pages imprimées en quadri – que beau (tiré sur papier Munken print cream 115g), rassemblant la quasi-totalité du travail d’Étienne Robial de 1965 à 2021 (car il est plus probable que notre graphiste, né en 1945, ne s’arrêtera pas là). Son titre : étienne + robial, alphabets + tracés + logotypes.

Etienne Robial (dont je me fais un devoir de taper le nom sur le clavier sans capitale accentuée), certains (dont je suis) l’ont connu d’abord en tant que libraire, puis surtout éditeur : Futuropolis, de 1972/73 au début des années 1990, c’est essentiellement lui, avec au plus près sa compagne Florence Cestac, ainsi que divers compagnons de route qui auront peu à peu bâti un catalogue inimitable, un sans-faute d’une classe inouïe, tant pour les contenus proposés que pour les formes inventées ou réinventées au jour le jour qui sidèrent encore aujourd’hui par leur rigueur non dénuée de fantaisie (c’est ainsi que le lien avec les Albers se fait de lui-même, heureux hasard qui nous permet de les associer dans cette petite constellation). Signalons que Florence Cestac a publié chez Dargaud en 2007 La véritable histoire de Futuropolis, une bande dessinée qui retrace, avec autant d’humour que d’émotion retenue, ce parcours unique. Philippe Ghielmetti, dit Dugenou, qui, très jeune, a travaillé – appris son métier – à Futuro, avant de devenir lui-même graphiste indépendant, a écrit dans la revue neuvième art (en 2007) : “Je suis toujours dans ces années-là parce que ce que j’ai vécu à cette époque avec ses gens-là m’a façonné à jamais. Une certaine façon de travailler, de s’habiller, de penser, d’être, de parler, de frimer et finalement de vivre.” Art total ! Ou : l’art et la vie, mode d’emploi. Jean-Christophe Menu témoigne à son tour (id., 2007) : “Graphiquement, l’influence de Futuropolis sur moi a été énorme […] À Futuro, chaque bout de papier, chaque carton d’invitation, le papier à lettres font partie de « l’œuvre éditoriale », participent de sa cohérence et doivent aussi bien faits qu’un bouquin.” Cestac, Ghielmetti et Menu sont parmi des 27 préfaciers de ce livre publié par magnani. Il y a un côté “famille” dans cette affaire – une famille qui se serait composée, dissoute, puis recomposée au hasard des rencontres, entre des personnes qui, étant là au bon moment (celui de la poursuite de la création au quotidien), ont su se reconnaître frères et sœurs, cousins, amis…

© Etienne Robial / éditions magnani

Dans l’introduction de son livre, Étienne Robial écrit : “Quand on m’interroge sur ce que je fais, quel est mon métier, de quoi je vis, je deviens perplexe. Je bafouille, je ne sais pas vraiment. Je m’en sors par une galipette.” Il confirme qu’après avoir suivi l’enseignement de plusieurs écoles d’art (dont Vevey en Suisse – une référence) avant de devenir lui-même professeur, et après avoir travaillé pour la “presse dans le vent (Mademoiselle âge tendre, Lui, etc.)” après 1968, tout s’est accéléré une fois repris Futuropolis, librairie, lieu d’édition, donc de rencontres, qu’il dote aussitôt d’un superbe logo. Ce n’est pas un hasard Jean-Pierre Dionnet lui confie très vite la maquette de Métal Hurlant – il en fera bien d’autres, dont (A SUIVRE) pour Casterman –, ou si Chris Marker l’invite “à réaliser le générique de son film Le Fond de l’air est rouge”, ou encore si Pierre Lescure “l’entraîne aux Enfants du Rock, puis à CANAL +”. On ne fera pas la liste, impressionnante, des travaux graphiques de Robial que le grand public (y compris les supporters du PSG !) connait bien, même si le nom de leur auteur peut lui échapper. Le livre est là pour nous le rappeler, comme une petite fabrique d’effets madeleine pour qui a vécu ces quarante/cinquante dernières années.

Ce sur quoi il faut insister, une fois encore, c’est la force de la mise en page de ce livre : de son montage ; de l’art et la manière de nous faire passer d’un logo à une couverture de livre ou d’une pochette de disque, d’un alphabet à un autre, de manière à la fois chronologique et indépendante de toute chronologie, et où rigueur rime avec liberté : comme on respire ! Je peux témoigner avoir acheté des livres ou des disques uniquement pour le travail d’Etienne Robial, indépendamment de leur contenu, même si, le plus souvent souvent, les deux fonctionnent de pair (songeons aux vinyles free Jazz de Sun Records – Bobby Few, Frank Wright, Alan Silva – fleurons de toute bonne discothèque ; ou à certains livres publiés par les éditions Verticales, comme ceux d’Arno Bertina dont les dos sonnent juste dans notre bibliothèque).

© Etienne Robial / éditions magnani

alphabets + tracés + logotypes est une mine : un impeccable et exhaustif rassemblement où rien n’est à jeter, présenté et commenté par son auteur qui a le don de transmettre ce qui l’a animé et continue de l’animer. Il faut l’entendre défendre le Futura, son caractère typographique préféré, où raconter comment lui est venu l’idée d’un alphabet à partir d’étiquettes de la marque de conserves Lenzbourg, créée à la fin du XIXe siècle – ces étiquettes l’ayant fasciné au point de l’inciter à en faire collection, avant, dit-il, d’en “récupérer chaque lettre, de les nettoyer et de recomposer mon propre alphabet Lenzbourg avec des lettres aléatoires.” En contrepoint, page 235 de son livre, Robial reproduit un collage de Kurt Schwitters intégrant un extrait de “l’image à l’origine de mon obsession pour les alphabets dessinés des confitures Lenzbourg.” L’alchimie est si forte qu’il nous est impossible de décider, découvrant tel logo ou telle image, de ce qui a été repris, transformé ou non, et de ce qui a été inventé, tant le résultat est clairement signé. Impossible de se tromper sur le nom de qui a eu le dernier mot (ou plutôt qui a apposé le dernier signe – le bon à tirer). Quand une marque, pour laquelle il a établi une charte graphique et décliné à partir d’elle nombre d’applications concrètes, se met à vouloir brutalement tourner la page, ou simplement suivre l’air du temps, même pollué, parce qu’un nouveau patron désirant affirmer son autorité se doit de rayer d’un trait ce qui a précédé son arrivée, on n’a plus que les yeux pour pleurer – et ce livre est là pour que l’on se remémore ces merveilles pour les yeux que furent les habillages d’antenne de CANAL +, de la sept, de M6 et j’en passe. En voilà un que la télévision n’a pas détruit ; jamais, de toute l’histoire du petit écran, la vulgarité n’aura été autant balayée : la ménagère de moins de cinquante ans, l’obsédé du foot, l’amateur de gaudrioles, sont-ils conscients que, mine de rien, des résonances du Bauhaus sont ainsi entrées dans leur vie, de manière subliminale, via le corps, ce formidable récepteur de sensations ? (On ne pourra en dire autant côté son, mais c’est une autre histoire).

© Etienne Robial / éditions magnani

Il est amusant de constater que la dernière image du livre, juste avant l’“index des marques”, est celle de la couverture de La Véritable histoire du soldat inconnu de Tardi, publié au format 30/40 par Futuropolis en 1974, avec en grand le nom de l’auteur : 5 lettres sur trente centimètres. “La bande dessinée d’auteur est née” dit Robial, adepte d’une “politique des auteurs” probablement hérité des Cahiers du cinéma (notons au passage qu’il a aussi été directeur artistique du CNC, Centre National de la Cinématographie de 1996 à 2016). Les amateurs possédaient déjà Robialopolis, manifeste graphique d’une maison d’édition (Futuropolis 1987), et les quelques volumes édités par CANAL + relatifs à l’identité graphique de la chaîne, ainsi que le petit livre publié par Pyramyd en 2004, étienne robial ON OFF, dans leur collection “design&designer” (incluant un CD-Rom). Mais aujourd’hui, il faut reconnaître que ce nouvel ouvrage des éditions magnani frise la perfection, les surclasse, au point de pouvoir déjà être considéré comme indépassable : un must absolu que tout passionné d’image, de graphisme, et tout simplement d’art, appliqué ou non, se doit d’acquérir à tout prix (celui proposé par l’éditeur étant raisonnable, vu le soin apporté à sa réalisation).

“Plus le créateur est rigoureux sur les règles, plus il est libre pour le grand large” écrit Pierre Lescure dans sa préface. Et il ajoute : “avec Robial, rien n’est secondaire.” Donnons le dernier mot à une autre préfacière de ce livre, la graphiste Fanette Mellier-Vauchez : “Robial a été l’un des seuls à accomplir le tour de force d’inscrire une qualité visuelle dans nos vies quotidiennes, grâce aux canaux populaires que sont la télévision ou la bande dessinée. […] Il a été un généreux précurseur, en faisant fi de la frontière entre graphisme culturel et commercial, en se positionnant comme graphiste et éditeur, trente ans avant tout le monde ! il a ainsi donné, à sa manière unique, ses lettres de noblesse à ce que notre ami commun, Pierre Bernard, a qualifié de « Graphisme d’Utilité Publique ».” Rien à ajouter. Sinon, peut-être un grand “merci” personnel à celui qui a, plus que tout autre, contribué à nous décrasser le regard.

© Etienne Robial / éditions magnani

3.

Quelques mots, maintenant, sur le travail discret, mais passionnant, des éditions ER Publishing, créées en 2020 par Élodie Rahard, qui, entrée en 2003 à la galerie Jean Fournier, en a été, suite à la mort de son créateur en 2006, la directrice, avant de traverser l’Atlantique en 2013 pour vivre et travailler à New-York. “ER Publishing accueille en premier lieu une collection de livres intitulée TRANSATLANTIQUE qui rassemble des écrits d’artistes contemporains portant leur regard sur une figure majeure de l’histoire de l’art. Regard porté de l’autre côté de l’Atlantique. Chaque livre est dédié à un artiste Nord-Américain ou Européen dont l’œuvre s’est développée postérieurement à la première moitié du XXe siècle. Les contributions sont celles d’artistes vivants de l’autre côté de l’Atlantique. Ces artistes écrivent leur analyse, leur regard, racontent leur découverte, parlent de l’influence, réfléchissent sur l’œuvre de l’artiste mis en lumière. Ils ajoutent leurs perspectives précieuses et singulières à l’appareil critique existant.”

Après deux premiers volumes, parus à l’automne 2020 et au printemps 2021, consacrés à deux artistes européens – le français Martin Barré ; et Simon Hantaï, né en Hongrie, mais installé en France en septembre 1948 –, un troisième sort aujourd’hui, dédié cette fois à James Bishop, un peintre américain qui a vécu une grande partie de sa vie en France à partir de 1958. Transatlantique porte parfaitement son nom et Molly Warnock qui a rassemblé et préfacé les contributions de ces trois ouvrages a raison d’écrire que “Bishop a passé une grande partie de sa vie entre différentes cultures artistiques sans jamais s’identifier à aucune.” Pour les amateurs de ma génération (qui ont commencé à porter un regard sur l’art contemporain aux alentours du premier tiers des années 1970), Marcelin Pleynet a été le premier passeur de ce peintre assez secret dont on pouvait voir les œuvres de temps à autre accrochées, à partir de 1966, sur les murs de la galerie Jean Fournier à Paris (et aussi exposées à partir de 1976 à la Annemarie Verna Galerie à Zurich).

Molly Warnock : “Bishop était peu porté à parler de son travail et n’avait guère d’affinités avec le monde des marchands d’art. Bien qu’il soit aujourd’hui mieux connu en France et dans le monde germanophone qu’aux États-Unis, la diffusion de ses œuvres est toujours restée largement confidentielle.” Ce qui, je ne le cache pas, le rend très sympathique en ces temps de bavardage incessant où l’on joue à qui fait le plus de bruit gagne – mais quoi, finalement ? James Bishop, né en 1927, est mort cette année, le 16 février, mais les textes des huit artistes sont, bien au-delà d’un nécessaire hommage, en dialogue avec un homme et une œuvre toujours vivants.

James Bishop, Untitled, Annemarie and Gianfranco Verna Collection photo © Annemarie Verna Galerie

De la peinture de Bishop, Pierre Buraglio écrit qu’il avait ressenti à leur rencontre, dans les années 1960, qu’elle “ouvrait une troisième voie” (les deux autres étant la peinture géométrique et l’expressionisme abstrait) : “Ces toiles (je dirais aujourd’hui ces tableaux) offraient à l’œil, à l’intellect, à la sensibilité, des surfaces vibrantes, organisées selon une géométrie sensuelle, silencieuse.” Richard Tuttle (natif du New Jersey en 1941, donc de la même génération que Buraglio, né à Charenton-le-Pont en 1939) écrit que “enfantin, juvénile – malgré son âge –, Jim a trouvé le moyen de maintenir sous pression un mystère à la fois opaque et transparent. Le mystère critique les limites dont il relève, une attitude à la fois courageuse et spéculative.” D’une autre génération, Paul Pagk (né en Angleterre en 1992, formé aux Beaux-Arts de Paris, et vivant et travaillant à New York depuis 1988) parle d’“espace de lumière” et de “langage du silence”, avant de noter avec justesse que “curieusement, les tableaux de Bishop traduisent des idées qui, à l’époque de leur réalisation, étaient très en vogue chez les structuralistes français – entre autres les idées de répétition et de différence. Là où une structure composée de carrés et de barres se répète d’un tableau à l’autre, la couleur érige un espace équivoque, et chaque abstraction est rendue identifiable par ses différences. Il me semble que cette approche de la peinture a été libératrice pour Bishop et qu’elle lui a permis d’associer l’universel et l’individuel. Malgré leur simplicité, ses structures picturales recèlent une forte charge émotionnelle, ce qui permet à la sensation de circuler le long du triangle peintre-peinture-spectateur.” Sharon Butler, artiste américaine et essayiste d’art née en 1959, relève “la riche austérité de James Bishop”, précisant que ses tableaux “ne sont pas faits pour être vus sur un écran. Ils s’adressent exclusivement à l’œil.” Il faut donc espérer une nouvelle rétrospective, comme celle qui s’était tenue au Jeu de Paume l’hiver 1994 (dont le très beau catalogue est aujourd’hui probablement introuvable).

James Bishop, Untitled, 1964, courtesy Galerie Jean Fournier

Impossible de citer tous les contributeurs, cela excèderait les limites de cette publication, mais il convient d’insister sur l’excellente idée qui a présidé à la naissance de cette collection : celle de donner la parole à (de faire entendre les voix d’) artistes “profondément marqués par cette œuvre aussi rare que décisive.” Et ce qui vient d’être dit au sujet du volume Bishop peut aussi s’appliquer aux deux premiers, tout aussi passionnants, au sujet desquels il faudrait quand même apporter quelques informations.

D’abord Martin Barré (1924 – 1993), “figure majeure de l’abstraction française de la seconde moitié du XXe siècle”, dont la véritable réception “de l’autre côté de l’Atlantique” n’a commencé qu’après l’arrivée du nouveau millénaire, occasionnant une sorte de dialogue post-mortem assez passionnant avec les artistes américains conviés à écrire pour ce volume, témoignant de leur rencontre concrète avec le travail de cet artiste “peu soucieux d’occuper la scène de l’actualité artistique” qui “a travaillé calmement, tableau après tableau, série après série, à façonner l’histoire de l’art.” Notons que la sortie de ce premier ouvrage de la collection TRANSATLANTIQUE a coïncidé avec une exposition de Martin Barré au Centre Pompidou qui a malheureusement souffert des mesures de confinement et d’accessibilité des musées en période de pandémie.

Enfin Simon Hantaï (1922 – 2008), dont Molly Warnock est une grande spécialiste (elle a notamment publié en 2012 chez Gallimard un livre important, Penser la peinture : Simon Hantaï, peu avant la grande rétrospective du peintre au Centre Pompidou) : un artiste familier des visiteurs de la galerie Jean Fournier, probablement le plus connu de ces trois artistes. À son sujet, Julie Ault (née à Boston en 1957) parle de silence actif ; et James Siena (artiste new-yorkais né lui aussi en 1957), de caché et d’audace du surgissement : “Hantaï exploite l’absence, la réduction, les caprices du hasard et la confiance – autant de modalités qui, loin de coexister pacifiquement, s’affrontent”, concluant sa contribution par ces mots : “En retranchant de la surface – en repliant l’espace puis en le rouvrant – il déverrouille ce qui bloque notre vision et nous permet de voir ce qui surgit : quelque chose d’à la fois inconnu et étrange qui, de façon miraculeuse et rassurante, demeure terriblement réel.”

Exposition Anni et Josef Albers, L’art et la vie, Musée d’art moderne de Paris, du 10 septembre 2021 au 9 janvier 2022. Catalogue, Paris Musées, 280 p., 42 €
Etienne Robial, alphabets + tracés + logotypes, éditions magnani, 392 p., 50 €
James Bishop, ER publishing, collection “Transatlantique”, 128 p., 20 €
Simon Hantaï, ER publishing, collection “Transatlantique”, 144 p., 20 €
Martin Barré, ER publishing, collection “Transatlantique”, 132 p., 18 €