Bolaño, aujourd’hui, est à la mode. Quand on aime un auteur, on ne peut que se réjouir et être en même temps agacé de ce genre de phénomène.
Lorsqu’on aime vraiment un objet d’art, même confidentiel, secret, chuchoté, on veut le partager – au moins à une, deux, trois voire quatre personnes, à ceux que nous aimons, à ceux dont nous pensons qu’ils pourront apprécier, car c’est la définition même de l’art : un partage. Mais être à la mode ou dans l’air du temps, c’est tout autre chose que du partage. Certes, elle participe du rayonnement du texte mais elle le transforme aussi en objet pop, et l’art trop souvent se dérobe derrière l’image réduite de l’art : sa miniature, tellement plus facile à saisir que la réalité complexe, mouvante, conflictuelle, de l’art. La mode diffuse et élit, mais elle forme aussi un brouhaha autour du texte, un bruit de fond qui l’englobe et le masque, produisant en même temps un grand nombre de contresens et d’imprécisions. Le positionnement est complexe pour qui aime vraiment les textes, pour qui entretient avec la littérature un rapport presque amoureux et sacré : c’est une offense que le texte soit oublié ; c’est également une offense que la réalité déroutante du texte, son élan, son désir, ce qui fait qu’il est de l’art, vivant, profond, remuant, soient réduits à une mention dans un discours social, un nom lancé au détour d’une conversation.
Détectives sauvages, le premier grand roman à avoir placé Bolaño dans le paysage mondial de la littérature, reparaît aux éditions de l’Olivier dans le tome V des Œuvres Complètes. Il est difficile de parler de ce roman, déjà parce qu’on peut aimer un texte et ne pas avoir envie d’en parler. Non parce que ce serait éventer son mystère, mais en réponse au sentiment que ce n’est pas nécessaire du fait de son aura. A-t-il seulement besoin qu’on parle de lui pour exister ? La réponse est non. Les Détectives sauvages est un livre connu et reconnu dans notre contemporanéité. Mais le fait que Bolaño soit à la mode, sa grande lisibilité narrative et le plaisir qui en découle ne doivent pas faire oublier que le sens des Détectives sauvages ne se donne pas facilement.
Nous lisons d’abord le journal d’un jeune homme, Juan Garcia Madero, et ses tribulations à Mexico. « J’ai été cordialement invité à faire partie du réalisme viscéral. Évidemment, j’ai accepté ». La première phrase de la première partie, « Mexicains perdus à Mexico (1975) », s’attache aux premiers pas en poésie de Juan Garcia Madero, sous le patronage lointain, compliqué, amical, de deux fondateurs réalviscéralistes, Arturo Belano et Ulises Lima. On parle donc certes poésie, mais il s’agit surtout de lire comment vivent des jeunes gens dans le Mexico des années 70, de rencontrer une faune humaine savoureuse, pétulante, rebelle, incroyablement vivante, d’épouser un temps leurs aspirations, leurs désirs, leurs failles. Cependant, à mesure que les amitiés et les affections se précisent, une menace apparaît en la personne d’un mac désireux de remettre la main sur l’une de ses putains qui a trouvé refuge auprès de nos trois protagonistes. Et voilà nos héros partis sur la route avec la prostituée tentant d’échapper au long couteau de son proxénète.
Commence alors la seconde partie, « Les Détectives sauvages (1976-1996) », apparent hiatus qui ne constitue pas la suite du récit entamé, mais qui est en fait une succession de témoignages antérieurs et postérieurs d’individus ayant connu Arturo Belano et Ulises Lima et offrant des portraits obliques des deux enfants terribles du réalisme viscéral et de leur cheminement aventureux hors du Mexique vers l’Europe. Cette partie, la plus longue du roman, accumule une centaine de témoignages d’une cinquantaine de personnages différents, et couvre vingt années, de 1976 à 1996. Enfin, la dernière partie du roman, « les Déserts de Sonora (1976) » reprend l’intrigue de la première partie là où elle s’était arrêtée : Garcia Madero, Belano, Lima et Lupe la prostituée fuient le mac tout se mettant en quête d’une mythique poétesse disparue.
Voilà le grand roman qu’il nous est donné de lire, un récit à la forme éclatée (une constante chez Bolaño, que l’on retrouvera aussi d’une autre manière dans 2666), une dispersion romanesque évidemment liée au projet – et à son piège. Chez Bolaño, disciple de Borges, le labyrinthe prend une autre forme que les savantes constructions architecturales des nouvelles de l’Argentin. C’est un labyrinthe des voix, tout d’abord, une multiplication des énonciateurs et des sources qui portent le récit. Qui sont donc ces détectives sauvages ? Ce sont à la fois Belano et Lima, lancés dans la quête d’une poétesse mythique, mais c’est également ce concert de voix multiples qui rapportent un moment de la vie des deux poètes. Le récit prend la forme d’une enquête, dont on ne saura qui l’a commandée, pas plus qu’on ne saura qui recueille les témoignages rapportés. Et tout le roman se situe, de fait, sur cette ligne de fuite.
Débutant sous la forme rassurante et habituelle d’un journal, Les Détectives sauvages est un récit de formation auquel se greffe une intrigue amoureuse liée au thriller avant de se déployer en un kaléidoscope éclaté de témoignages, et de se muer en constellation : une myriade de points fragmentés que relie une trajectoire dynamique. Mais à rebours de l’avancée qu’avait permise la seconde partie, la troisième partie sonne comme un retour à l’origine : il nous faut tenter de résoudre l’énigme pour trouver le sens du récit même si l’on peut lire et aimer Les Détectives Sauvages sans se poser la question de son étrange forme macroscopique.
Comment comprendre cette structure ? Puisque que la fiction a ce pouvoir immense sur le discours d’être une image plutôt qu’un message, les scènes peuvent s’interpréter mais aussi réfuter toute interprétation par leur équivocité, leur complexité, leur sens qui se dérobe. Mais il nous faut néanmoins tenter d’appréhender, le travail particulier de Bolaño sur la structure des Détectives sauvages. Comment comprendre cette mise en rail classique, puis ce jeu kaléidoscopique, enfin ce retour en arrière ? Peut-être est-elle liée à une volonté de dérober, et de garder pour la fin, la scène fondamentale. 1975 voit Garcia Madero se lier avec Belano et Lima ; 1976 s’attache uniquement à Belano et Lima et épouse leur destin sur vingt ans, via les témoignages indirects de ceux qui les ont connus. Sans que l’intrigue première ait été résolue (cette résolution n’interviendra que dans la dernière partie), nous suivons la destinée des deux poètes sans savoir encore ce qui a décidé de cette vie même ; sans savoir quelle action, quelle impulsion initiale les a guidés et polarisés. Quelque chose s’est passé mais nous ne le saurons qu’à l’aune d’un final qui mélange révélation ontologique et mort symbolique. Et cette scène fondamentale ne sera pas donnée dans une continuité chronologique mais dans une rupture qui la repousse à la fin du récit. Elle décale le pourquoi et s’attarde sur le comment, elle refuse l’explicitation au profit de la monstration et propose à son lecteur d’entrer dans la grille herméneutique de la résolution du mystère.
Par ailleurs, ce qui nous est donné à lire, et fait la force extrême du roman, c’est sa jeunesse. Pas seulement parce que Bolaño met en scène la jeunesse, mais par l’énergie et la fougue communicatives qui se dégagent du récit : c’est un ton libre, une manière déliée de raconter, une volonté d’être vrai, de tout peindre, sexe, erreurs, violences, regrets, espoirs. S’il y a une dimension générationnelle dans Les Détectives sauvages, un lien essentiel au contexte culturel latino-américain, Bolaño va à l’universel et dépeint une jeunesse poétique et l’aspiration de jeunes hommes et femmes à l’écriture, à l’art (le succès du roman vient en partie de là), et il réveille en ses lecteurs cette fibre insurrectionnelle liée aux premières conceptions de l’art, à l’idée de la révolution, de poésie. Pour Bolaño, poète ne désigne pas le choix d’une forme mais le fait d’aspirer à l’écriture. Et les poètes se reconnaissent, se flairent, s’apparient, devinant par des fragrances infinitésimales ce qui fait qu’un compère ou qu’une consœur en est.
Si l’un des sujets du livre est résolument cette « jeunesse poétique », l’aspiration à l’écriture des jeunes gens, les deux vrais héros du roman sont bien Arturo Belano et Ulises Lima. Tandis que la première partie, trompeuse et rusée, se focalise sur Garcia Madero pour mieux l’abandonner pendant six cents pages, Les Détectives sauvages s’amuse à dépeindre par la fiction les aspirations et les errances poétiques de l’auteur lui-même. Car Belano est bien évidemment le double de Bolaño, Lima le double de Santoagio. Et le « réalisme viscéral » n’est qu’une manière de transposer l’infra-réalisme, mouvement littéraire que Bolaño et ses camarades ont développé en leurs jeunes années. C’est l’enfance de l’art qui nous est donnée doublement à lire : l’enfance-adolescence de jeunes poètes en devenir, mais également la maestria d’un récit particulièrement stimulant, labile, vivifiant.
À ce titre, relire aujourd’hui Les Détectives sauvages permet de le confronter avec L’Esprit de la science-fiction, en quelque sorte une première tentative pour écrire Les Détectives : même peinture de la jeunesse, même type d’errance, même aspiration à la littérature, et même forme éclatée. Et c’est là aussi que l’on perçoit toute la différence entre les deux récits : si Les Détectives sauvages est une espèce de machine de guerre implacablement séductrice, mélangeant humour, aventure, sexe, littérature, violence et quête, il existe dans L’Esprit de la science-fiction une forme de friabilité, de tendresse, d’imprécision sincère et touchante absente des Détectives sauvages. L’insouciance et la folie de la jeunesse se sont diluées dans la maturité de l’écrivain : la constellation calibrée des Détectives face à la nébuleuse gazeuse de L’Esprit de la science-fiction.
L’inventivité de Bolaño est peut-être moins dans l’hétérogénéité des formes que dans sa manière de faire vivre les personnages, de refuser le type et le stéréotype pour donner une profonde individualité, une vie réelle, à des êtres de papier. Bolaño, s’il embrasse des grands thèmes comme l’adolescence, l’art, le mal, n’a définitivement rien d’un écrivain grand public. A bien des égards, c’est un érudit, autrement dit un obsessionnel et un maniaque, névrotique de ses propres passions à l’instar de tous les grands artistes. Et Les Détectives sauvages le montre à plusieurs reprises : c’est un livre obsédé par la littérature, mélangeant la mythologie rimbaldienne à celle de la beat generation. Il ne célèbre pas la réussite d’une quête poétique mais bien son échec. Bolaño le dit lui-même : Les Détectives sauvages est dans l’articulation du bonheur et de la défaite d’une génération (« derrota generacional y también la felicidad de una generación »).
Belano et Lima n’écrivent pas, Garcia Madero disparaît. Est-ce alors l’échec de l’entreprise poétique et littéraire ? Pas forcément puisque la littérature est d’abord pour Bolaño une rébellion et un combat. Le grand modèle inavoué des Détectives sauvages est Sur la route. Bolaño reprend à Kerouac l’errance et l’aspiration poétique des personnages. Il reprend peut-être aussi la structure dynamique et narrative de Sur la route. Car le vrai héros de Sur la route n’est pas son narrateur, Sal Paradise/Jack Kerouac, mais bien Dean Moriarty/Neal Cassady, aspirant lui aussi à faire de l’art. Mais la grandeur du personnage, transformé par la fiction et par l’énergie de Kerouac, n’est pas à la hauteur des textes publiés ensuite sous son nom. Le vrai créateur n’est pas celui qui vit comme un poète mais celui assume le labeur du poète. Bolaño complexifie l’équation en divisant le personnage de Dean Moriarty en deux instances dont l’une est son double, manière pour lui d’être des deux côtés : du côté des ratés et des artistes, des vivants et des morts. À la manière d’un Flaubert dans L’Éducation sentimentale, il partage la défaite de sa génération et la subsume par la réussite de sa propre entreprise : il est double, mort-vivant, il est l’artiste raté qui a réussi.
Roberto Bolaño, Les Détectives sauvages, traduit de l’espagnol (Chili) par Robert Amutio, Œuvres complètes V, éditions de l’Olivier, novembre 2021, 768 p., 26 €