À l’occasion de la Journée mondiale de lutte contre le sida et du trentième anniversaire de la mort d’Hervé Guibert, Arte diffuse un documentaire inédit de David Teboul, portrait de l’écrivain depuis des photographies, planches contacts, films super-8 de son enfance et séquences puisées dans les quatorze heures de rushes de La pudeur ou l’impudeur.
« Ma nudité dans la vidéo est d’ordre pictural et documentaire pas exhibitionniste. » (Hervé Guibert, Le Mausolée des amants, Journal, 1976-1991, Folio, p. 530).

D’abord souligner la puissance de ce film, le bouleversement intime qu’il provoque. Guibert est devant nous, boxant face caméra, si fragile et si fort, condamné et luttant pour dire ce qu’est la maladie, montrer ce qu’elle inscrit sur son corps et dans ses pages, puisque tout est lié, que le sida a tout recomposé, des textes qui pourraient sembler prémonitoires tant la maladie a toujours été au centre de son œuvre aux plus contemporains du mal, À l’Ami qui ne m’a pas sauvé la vie, Le Protocole compassionnel ou La Pudeur et l’impudeur. L’intime est le sujet de tout le documentaire, ce que Guibert dévoile et expose, d’abord, ce qu’il révèle de notre rapport au corps malade, souffrant, agonisant ; ce que cette œuvre crée chez celles et ceux qui la lisent et qui ne peuvent rester dans une réception objectivée mais ressentent, expérimentent, souffrent.
Les premières minutes du documentaire le montrent magistralement, sans aucun métadiscours mais dans un mimétisme : David Teboul parle et raconte ses années sida, dans un « je me souviens » funèbre et crépusculaire. « Les morts sont partout chez ceux que j’aime ». Il a 14 ans en 1982, ce sont les années Reagan, la décennie du cow-boy hétéro-viril sur tous les écrans. Et en 85, Rock Hudson meurt, star hollywoodienne dont on apprend conjointement la mort du sida et l’homosexualité. Avant, il y avait eu Klaus Nomi, en 83 et Der Spiegel titrant « Aids. Tödliche Seuche. Die Rätselhafte Krankheit » (Sida. La peste mortelle. L’étrange maladie). En 84, Teboul a découvert l’œuvre de Foucault et appris sa mort. En 87, il va voir Dans la solitude des champs de coton de Koltès, dans une mise en scène de Patrice Chéreau. Koltès va mourir du sida. En 88, c’est Jean-Paul Aron, première personnalité française à raconter son sida (en une de l’Obs, puis dans un livre publié aux éditions Christian Bourgois). 89, Robert Mapplethorpe. Le sida est le tempo et la marche funèbre d’une génération qui parvient à l’âge adulte dans la conscience d’une menace, d’une autre génération qui s’éteint sous ses yeux impuissants — « Je suis né avec le sida » dit David Teboul. La chronologie est une nécrologie, en une litanie de dates qui rappelle bien sûr le chapitre 19 de À l’ami qui ne m’a pas sauvé la vie, « cette chronologie qui cerne et balise ». En 1990, David Teboul lit une critique du livre de Guibert dans Le Monde, il est profondément marqué par son titre, « Écrire contre la montre » puis par l’œuvre qu’il découvre. David Teboul dédie « ce film à la génération sida, à celle qui m’a sauvé la vie ».

C’est alors la voix de Nicolas Maury qui prend le relais, lisant les premières lignes, bouleversantes, inouïes de À l’ami qui ne m’a pas sauvé la vie, tissées de paradoxes qui imposent un destin. La voix est doublée d’images, Guibert « apparemment debout », amaigri, impuissant face à « cette maladie inexorable » sinon dans sa manière de la saisir, à bras le corps, de l’exposer, de nous mettre à jamais face à l’événement. Les images fixes, les films montrent aussi la tragique beauté des corps dans leur jeunesse fauchée, le buste de Thierry Jouno, qui mourra en 92, le réseau de ses veines, le dessin des muscles ; les moments heureux, nus, sur l’île d’Elbe, les sexes, les peaux.

Ce sont les cartes postales que Guibert aimait tant envoyer aux proches, l’amour de Thierry, de Christine, leur sublime histoire à trois, les photos des amis et amants, c’est l’amitié d’Hervelino avec Mathieu Lindon, Rome, puisque toujours l’Italie, comme la chante Christophe dans La pudeur ou l’impudeur. La juxtaposition de l’insouciance et de l’agonie prend à la gorge, les amis disparaissent (Foucault), le corps se déglingue, Guibert commente : « un corps de vieillard avait pris possession de mon corps d’homme de 35 ans ». Le vieillard est massé, opéré, soumis à des interventions médicales, que l’on sait désespérées. La maladie était alors énigme et condamnation. Guibert refuse le tabou et le silence, il expose, son corps, comme il le fit de ceux de Suzanne et Louise ou dès La Mort propagande et Vice. Le titre du documentaire, Guibert. La mort propagande, renvoie au premier livre publié par Guibert, comme une revie, un retour à l’origine absolue. De même, revenir à la puissance du travail de Guibert dans les années où le sida l’inspire et le consume — « Le sida aura été pour moi un paradigme dans mon projet de dévoilement de soi et de l’énoncé de l’indicible » (Le Protocole compassionnel) —, c’est aussi montrer combien son geste était juste, un travail artistique comme politique, l’un par l’autre.

Tout dans le film de David Teboul est mise à nu, tout procède de l’œuvre de Guibert (photographies, planches contact, rushes, films, livres) ou de ses archives (films super 8 de lui enfant, son intervention à Apostrophes pour À l’ami qui ne m’a pas sauvé la vie). Tout trouve sens dans et par le montage, faisant du film le laboratoire d’un laboratoire ou l’archive d’une archive, par la juxtaposition des images avec des choix de textes, de voix, de musiques (Christophe, comme dans La Pudeur ou l’impudeur, Françoise Hardy, Dalida, Jane Birkin). C’est aussi le choc de l’articulation de textes antérieurs avec les images de la fin, dans une concordance totale soulignant la prescience du texte, l’absolu d’un savoir et d’une connaissance qui précèdent l’expérience, la mettent en abyme par anticipation. C’est encore la puissance absolue de l’œuvre de Guibert, pas seulement écrivain du sida (même si cette dimension est essentielle) mais bien d’une humanité désirante et blessée, dont la seule liberté est de pouvoir représenter cette blessure. C’est ainsi que le projet si intime et si politique de Guibert rejoint l’histoire de l’art, André Kertész, Dieter Appelt, Duane Michals mais aussi et surtout Rembrandt.
Hervé Guibert, La mort propagande, documentaire de David Teboul (France, 2021, 1h04mn). Montage Caroline Letournay. Conseiller littéraire Thomas Clerc, Nicolas Maury voix de Guibert, Mathieu Amalric voix de Mathieu Lindon, Félix Moati voix de Philippe Mezescaze – Coproduction : ARTE France, What’s Up Film. Arte, 1er décembre 2021 à 23h05 et en replay sur Arte.tv jusqu’au 29 janvier 2022