Avec ce portrait intime du père de la psychanalyse diffusé lundi 6 avril sur Arte et profondément inspiré par sa prodigieuse correspondance, David Teboul réussit sereinement à relancer l’intérêt pour le géant penseur viennois, alors que celui-ci est de plus en plus remis en cause.
La voix de Mathieu Amalric débute fermement, comme on attaque une analyse.
“Je suis né le 6 mai 1856 à Freiberg en Moravie, une petite bourgade de l’actuelle Tchécoslovaquie. Mes parents étaient juifs, je suis également resté juif.” Nous avons à faire dans ce film à une confession, dans la plus grande fidélité à l’attachement freudien pour les histoires. Freud, illustre mais inconnu, sans cesse en recherche d’authenticité dans le récit, quel qu’il soit. Freud lecteur. La Bible de Philippson (son père l’initie dès 7 ans à cette édition israélite hébreu-allemand), les textes juifs et la Torah (partout autour de lui dès qu’il est installé à Vienne à 4 ans), les contes lointains de l’enfance. Mais aussi les romans familiaux, le sien et ceux des patients. Si au début de sa carrière Freud se détourne de la vision de Charcot à Paris, principalement basée sur l’observation et le regard, c’est bien qu’il pressent qu’une histoire est à raconter dans tous les coins de chaque âme qu’il croise. Teboul redouble parfaitement dans son film la fascination pour le récit multiforme du romanesque du cœur de l’œuvre freudienne.
Fenêtre lumineuse, arbres et feuilles, images de sentiers qui s’approfondissent. Le réalisateur illustre les illuminations décisives du viennois durant la fondation de la psychanalyse sur la voix off de Mathieu Amalric lisant une lettre de Freud à l’ami Wilhelm Fliess : “Maintenant écoute : pendant une nuit de labeur, les barrières se sont brusquement levées, les voiles sont tombés et j’ai pu tout pénétrer du regard depuis le détail des névroses jusqu’aux conditions de la conscience. Tout semblait s’emboîter. Tous les rouages s’ajustaient. On avait l’impression d’une machine qui allait bientôt fonctionner. Je ne me sens plus de joie.
Cordialement,
Ton Sigmund. “
Amalric donc puis Isabelle Huppert en Anna Freud, née en même temps que la psychanalyse, qui raconte ses rêves et son père adoré. Catherine Deneuve dévoile, elle, les mots de la princesse Marie Bonaparte, grande fondatrice et défenseuse du mouvement analytique. Images au ralenti, archives historiques, Teboul nous mène comme Freud sur la voie royale du rêve. Celle qui doit être défrichée, débroussaillée, pensée. Comme la première guerre mondiale, ce point capital que Freud tient absolument à nommer. 25 novembre 1914 :
“Chère Lou Andréas Salomé,
Je ne doute pas que l’humanité se remettra aussi de cette guerre-ci. Mais je sais avec certitude que moi et mes contemporains ne verrons plus le monde sous un jour heureux. Le plus triste c’est qu’il est tel que nous aurions dû représenter les hommes et leurs comportements d’après la psychanalyse. J’avais conclu dans le secret de mon âme que puisque la culture la plus haute de notre temps était entachée si affreusement d’hypocrisie, c’est que nous n’étions pas faits pour cette culture. Il ne nous reste plus qu’à nous retirer et le grand inconnu que cache le destin reprendra des expériences culturelles du même genre avec une nouvelle race. L’humanité semble vraiment morte.”
Aujourd’hui, qui pourrait dire que l’humanité est vivante ? Où en sommes-nous du malaise dans la civilisation ? Le film se révèle sombre, pessimiste, comme le tournant du 20e siècle, que Freud le lucide a inauguré. On suit les batailles à l’intérieur du mouvement, la défense de son œuvre, les préparatifs de la fuite de Vienne vers Londres en 1938 et une certitude s’impose au-delà de la biographie : l’alerte métaphysique constituée par l’œuvre freudienne résonne de plus belle en 2020. Ainsi, poser ce film au milieu d’une époque où l’enseignement, la pertinence et la pratique de la psychanalyse classique sont remis en cause par les “dirigeants” politiques et les commentateurs de tous bords, celle-là même où le scientisme et le positivisme imprègnent les existences comme une huile, cela tient de la bravoure.
« Sigmund Freud, un juif sans Dieu » de David Teboul, 2019, 1h37. Les films d’ici, coproduction WILDart Film , diffusion sur Arte lundi 6 avril à 22.35 & disponible en replay jusqu’au 4 juin.