Plaire, aimer et courir vite: Christophe Honoré et la formule la plus accomplie du « chagrin heureux »

Plaire, aimer et courir vite © Arte

À l’occasion de la Journée mondiale de lutte contre le sida, Arte diffuse Plaire, aimer et courir vite de Christophe Honoré, en ouverture d’une soirée spéciale, mercredi 1er décembre 2021, à 20h55. Vous retrouverez ici la critique du film par Johan Faerber, publiée lors de la sortie du film en salles.

« Il faut tenir, et courir, s’élancer d’une enceinte à l’autre. Papillonner, flirter, continuer la discipline de légèreté. Tenter d’obtenir ce sentiment impur, inachevé et possible du chagrin heureux », confie sans transiger Christophe Honoré, dans l’une des plus belles scènes de Ton Père où, à la manière d’un cristal d’énamoration et de douleur apaisante, le cinéaste raconte, au début des années 1990, sa première vision à Beaubourg d’un spectacle de Dominique Bagouet. Sans doute ces quelques mots qui portent le doux souvenir du jeune Rennais d’alors qui venait comme une ombre tremblante à la capitale voir le spectacle d’un homme bientôt mort du sida pourraient-ils se tenir comme l’exergue confiant et la devise poétique même du splendide Plaire, aimer et courir vite, le plus beau film d’Honoré sorti hier sur les écrans.

Car, sans doute, à la manière d’un prolongement ou plutôt, à courir, d’une poursuite de Ton père, s’agit-il pour Honoré d’offrir avec ce nouvel opus la formule la plus accomplie de ce « chagrin heureux », de tenir, dans l’écran, cette folle oxymore qui ne cessera d’enchanter, de déchirer, de condamner puis d’aimer, même depuis la mort, l’impossible destin conjoint d’Arthur et Jacques. De fait, comme si le film débutait depuis le souvenir diffracté du spectacle de Bagouet, Plaire, aimer et courir vite livre donc, semblablement à l’horizon des années 90, l’histoire d’amour naissante et bientôt finissante du jeune étudiant Rennais, Arthur (magnifique Vincent Lacoste, décidément toujours parfait) et de l’écrivain parisien Jacques (remarquable Pierre Deladonchamps, à l’épaisseur tragique sèche). Entre Rennes et Paris, veillé par un Denis Podalydès admirable, rarement aussi bien dirigé, les deux hommes, aux quelques 15 ans d’écart, vont vivre une histoire qui ne se conjugue pas au même temps : jeté dans l’ivresse de l’avenir, le temps d’Arthur est l’antithèse exacte du temps de Jacques qui, par le sida, s’éloigne progressivement de tout présent, prend peur du présent et finit par s’effacer jusqu’à disparaître.

« La Guerre à trois n’aura pas lieu »

Cependant, comme au-delà de cette histoire d’amour remarquable de charme et de pudeur, Honoré offre surtout un film qui sait être le mémento mori aimant d’une époque et d’un destin par où chaque personnage est toujours un peu plus que lui-même. Car Jacques n’est pas Jacques. Jacques n’a pas le seul à avoir le sida à l’écran. Jacques est, chez Honoré, tous les écrivains qui meurent avec lui. Jacques est Hervé Guibert dans La Pudeur ou l’impudeur. Jacques est Guibert de L’Ami qui ne m’a pas sauvé la vie attendant ses résultats au service des maladies infectieuses et tropicales. Jacques est Guibert écrivant son Journal. Il est, comme lui, traversé du cytomégalovirus. Jacques confie son Mausolée des amants à son ami qui ne lui sauve pas la vie, insulte semblablement son Jérôme Lindon. Mais Jacques n’est pas que Guibert. Jacques meurt comme une ombre, hors de son œuvre et sans elle comme Jean-Luc Lagarce. Il est Lagarce au pied de la fin du monde, pour venir et se tenir comme le messager de la mort. Il est Lagarce et son aussi bien Journal qu’il confie. Il est l’homme de toutes les morts du sida. Il est chaque cri retenti et non entendu. Il est aussi bien Bernard-Marie Koltès qui disparaît dans la tempête atomique du soleil final de Zucco. Il est Cyril Collard qui s’enfonce dans les nuits fauves et dans l’épaisse obscurité des jours déclinants.

Mais Jacques est aussi et surtout Serge Daney, non pas tant depuis sa mort semblablement donnée par le sida mais depuis sa vision du cinéma français, selon laquelle le cinéma français regarderait plus du côté de la littérature que du côté du cinéma. De ce reproche comme feutré dans la bouche de Daney, Honoré en fait le fil inouï de son personnage de Jacques et de sa romance avec le jeune Arthur. Car Plaire, aimer et courir vite ne se contente pas de mettre en scène un écrivain et un jeune homme qui entend devenir réalisateur : si leur amour, par la mort, se manque et est manqué, Honoré ne cesse de réaliser – littéralement et dans tous les sens dirait Arthur (Rimbaud) – leurs noces à l’écran. Jamais sans doute un film n’avait à ce point accompli le livre, jamais le livre n’avait-il trouvé des qualités proprement cinématographiques à l’écran tant Honoré explore ici, comme rarement, la puissance d’impureté propre à sa poétique même : comme si, écho à Jean Genet et à l’affiche du Querelle de Fassbinder qui orne le salon de Jacques, « salir la beauté » se donnait comme sa loi la plus fondatrice, celle qui, comme il le disait dans Ton Père à propos de Bagouet, entend exposer l’œuvre du « sentiment de l’impur ».

En ce sens, l’impur qui se donne chez Honoré comme cette traversée de la page dans l’écran et de l’écran dans la page, à la manière du cru et du cuit qu’affectionnait Daney, illumine de part en part Plaire, aimer et courir vite comme s’il s’agissait d’un film écrit depuis ceux qu’Honoré désigne lui-même comme ses idoles, à savoir notamment Lagarce, Guibert, Demy, Koltès, Collard. Comme si ces écrivains devenaient une matière fictionnelle – comme si le film sortait d’un livre qui n’a jamais été écrit, d’un hyper-livre dont le film serait la réalisation et la projection ultime. Comme si l’univers était celui de la littérature, un monde venu de l’écriture que, littéralement encore, le cinéma n’avait pas vu ou n’avait pas montré à temps. À ce titre, le déploiement fictionnel et actantiel ne se donne pas uniquement, cette fois chez Honoré, comme un substrat cinéphilique mais cette fois comme un substrat intertextuel : ici, l’image n’est pas l’image d’une image mais une image échappée et heureuse d’un intertexte. Honoré le sait qui fait quitter la salle de cinéma à ses personnages pendant qu’ils se sont installés pour assister à La Leçon de piano de Jane Campion : Arthur ne veut pas rester dans la salle, le film ne lui plaît pas. Il en a assez de « ce livre d’images », glisse-t-il. C’est à rebours même de cette idée du livre d’image et contre toute image du livre même que se dessine le peuple intertextuel d’Honoré qui passe du livre à l’image pour que l’image ne demeure pas une image mais qu’elle connaisse son grand Après : la scène, la matière du vivant, le bougé et le tremblé où la cinéma sera brisure du vivant.

« C’est un livre d’images »

C’est depuis cette défaisance de l’image, de son statisme, de son académisme, depuis l’impureté revendiquée d’un livre qui devient film, qu’Honoré avait déjà expérimenté avec les très beaux Métamorphoses et Malheurs de Sophie mais par le biais de l’adaptation, que le cinéaste va donner à voir la littérature, va la métamorphoser décidément. Car l’impur chez Honoré est une science du déplacement, de la métamorphose. L’impur est ce qui court vite, ce qui fait sortir l’image d’elle-même mais aussi bien le livre de lui-même pour qu’il accède à la conversation, au plaisir de l’échange, à la grande tendresse de la poésie. C’est la superbe conversation téléphonique, inespérée et bientôt aimante entre Arthur et Jacques qui explique, depuis la poésie, comment le vivant, même au seuil de mourir, relance sans cesse le livre et le film. Qu’est-ce qu’un Whitman ? C’est une pute ? Un mec qui couche avec tous les mecs au nom de la fraternité d’un peuple à venir ? Quel est l’homme inattendu et pourtant espéré d’Auden ? Quel est le type d’Isherwood ? Autant de questions sur une possible typologie des pédés qui, entre pronomination et antonomase, retrouve cette cité de paroles qu’évoquait il y a peu encore Stéphane Bouquet à propos de la poésie et à laquelle Honoré fait accéder au filmique.

Car, par une puissance d’évocation aussi rare qu’inouïe, Honoré propose ici de faire ce que Godard offre dans JLG/JLG en filmant sa bibliothèque. Mais la scène ici n’est pas à Rolle. La scène est puissamment impure : elle est entre Rennes et Paris, à la fois à Rennes et à Paris. Contrairement à Godard, quand Honoré filme sa bibliothèque, cette pile de livres où se mêlent les titres de Guibert dont L’Image fantôme, Honoré filme ce qui se passe derrière sa bibliothèque – quand les livres accèdent à la scène, quand ils trouvent, ce qu’Honoré nommait à propos de Bagouet, « la danse d’après ». Plaire, aimer et courir vite surgit alors comme un cinéma de l’Après tant Honoré filme après la bibliothèque, à l’image sans doute de cette très belle scène même de Ton Père où le narrateur plaçait tous les livres de ses idoles, tous ses livres qui avaient fait de lui un lecteur homosexuel, dans une valise avant de vouloir s’en débarrasser. Honoré filme cette valise qui n’est pas tant une valise qu’une salle obscure où les ombres des mourants ne cessent de se déployer et de s’échanger.

Mais sans doute ce que projette là encore littéralement Plaire, aimer et courir vite, relève-t-il plus précisément d’une nouvelle métamorphose de l’impur, par où l’impureté du livre et de l’image regarde cette fois du côté de la métaphore – entendue au sens de déplacement, de glissement d’un corps à l’autre, d’une image affectuelle et projective. Plaire, aimer et courir vite est ainsi le film d’un rendez-vous retrouvé, un rendez-vous enfin rendu possible entre un homme, un plein créateur et ses idoles disparues trop tôt, emportées par la maladie – comme si Honoré opérait depuis un cinéma de catabase, descendait comme on remonte dans le temps pour trouver l’heureux et impossible dialogue avec les morts. Comme si Arthur était un personnage projectif, non un double mais une métaphore d’Honoré à entendre de manière proustienne, à savoir comme un écho et comme un outil dans la recherche du Temps perdu de ces années 1990 – comme Marcel est la métaphore de Proust dans le Temps. Car, chez Honoré, la mort n’est jamais la matière d’une mélancolie qui emporte le créateur : la mort est le dynamisme le plus affirmé du geste créateur, la réouverture la plus folle de tous les possibles narratifs et filmiques : reprendre au lieu même d’un dialogue qui n’a pas eu le temps d’avoir lieu.

À ce même titre, si Arthur figure le possible d’une rencontre alors brisée par la mort, Jacques est-il lui aussi la métaphore de l’idole même, comme le cénotaphe d’un destin décidément brisé de mort, portant le nom de Tondelli comme en hommage à Pier Paolo Tondelli mort lui aussi du sida. Et l’idole est chez Honoré l’homme du soin, l’homme de la dignité, l’homme de la précaution amoureuse. Comme tous les livres aimés, Plaire, aimer et courir vite est un film qui, à son tour, embrasse à chaque fin de scène : c’est un film du soin, de la bienveillance affirmée où la mort ne devient qu’une étreinte parmi d’autres, où la mort ne fait pas mourir mais fait désapparaître les uns aux autres – comme si le cinéma et la littérature étaient la promesse à accomplir de leur possible revenue, leur romanesque.

On l’aura compris : il faut absolument aller voir Plaire, aimer et courir vite qui s’impose comme l’une des plus grandes réussites de son auteur et l’affirmation rare d’une œuvre passionnante, celle qui, précisément, ne cesse de se métamorphoser, qui fait exister un film depuis la littérature, après elle. Comme si, puisque Ton Père s’achevait sur le récit du début du tournage à Rennes de Plaire, aimer et courir vite, il s’agissait ici à la vérité d’une trilogie impure, polymorphique – ou, pour parler comme Benjamin, d’un continuum de formes du livre au cinéma avant de s’ouvrir à la scène de théâtre avec une prochaine pièce intitulée précisément Les Idoles et convoquant les figures disparues de Koltès, Lagarce, Daney, Guibert, Demy et Collard. Une trilogie qui fore comme un triptyque à rebours, d’aujourd’hui jusqu’à nous pourrait-on dire : dans une remontée du temps où chaque œuvre est la stase énamourée d’un moment, d’une scène primitive où l’autoportrait d’Honoré se dit par diffractions, dans un verre cathédrale proustien – par glissements, projections, suggestions.

Jacques et Arthur

Et peut-être faudrait-il achever ainsi : Honoré affirme que sa filmographie, et peut-être ce film plus qu’aucun autre, pourrait inventer une manière, celle d’« un cinéma à la première personne », un cinéma qui, par projection, par scènes et par des personnages comme autant de doubles, dirait le moi le plus intime de son auteur, comme une autobiographie qui aurait trouvé son film. Mais peut-être devant l’évidente réussite et l’intime splendeur de Plaire, aimer et courir vite faudrait-il prolonger cette heureuse formule du « cinéma à la première personne ». Peut-être, en effet, ne s’agit-il pas tant pour Honoré d’offrir, en peignant avec une rare grâce les années 90, un cinéma de la première personne non pas tant du singulier que du pluriel : son « je » se donne à chacun comme un « nous » qui monte aux lèvres et autorise à dire, traversant à notre tour le cimetière des noms de Koltès, Guibert et Truffaut : nos idoles.

Plaire, aimer et courir vite. Film de Christophe Honoré (France, 2018, 2h07mn) – Scénario : Christophe Honoré – Avec : Vincent Lacoste, Pierre Deladonchamps, Denis Podalydès, Tristan Farge, Adèle Wismes, Thomas Gonzalez, Clément Métayer – Coproduction : ARTE France Cinéma, Les Films Pelléas
Prix Louis-Delluc 2018 – Sélection officielle, Cannes 2018 – Swann d’or ex-æquo du meilleur acteur (Vincent Lacoste, Pierre Deladonchamps), Cabourg 2018